XIII. AIMANTS
La sonnerie de son réveil fit sursauter Michaël qui grogna d'une voix ensommeillée en se retournant dans son lit. Il se leva quelques minutes plus tard, de mauvaise humeur, en ébouriffant ses cheveux blonds machinalement, l'esprit encore confus. Il descendit les marches de l'escalier qui menait au séjour en traînant les pieds. Dans la cuisine, il trouva un mot sur la table qui ne fit que confirmer ses craintes : Barbara lui rappelait sur ledit post-it qu'il avait rendez-vous avec sa psychologue à huit heures et demi, qu'il louperait les deux heures de cours de la matinée et que le lycée avait été prévenu.
Seul à la table de la cuisine – Barbara d'ores et déjà partie au travail et Baptiste dormant encore à cause de sa garde de nuit à l'hôpital –, il grignota une biscotte qui avait un goût amer, à moins que ce ne soit dû aux pensées qui avaient pris place dans sa tête. Michaël ne détestait pas vraiment aller chez Madame Déliat, c'était une femme bienveillante qui était sincèrement intéressée par son bien-être. Le fait est qu'en tant que psychologue, Madame Déliat savait lire entre les lignes avec une grande perspicacité. Elle était capable de dénicher ce que ressentait vraiment Michaël derrière ses colères intempestives ou sa passion pour le dessin et, tout autant cette qualité était formidable pour apprendre à guérir, autant elle faisait parfois resurgir des plaies que l'on pensait cicatrisées, bien cachées ; là dans le dos, ici derrière le bras, mais qui brûlaient encore très fort.
Un mois plus tôt, il avait vécu une rentrée pour le moins agitée et redoutait les conséquences que cette dernière avait engendré sur son esprit. Il avait revu beaucoup de mauvais souvenirs ; les lattes de son lit contre son dos, la cigarette fumante, le corps bleuissant de Maman. Il s'était battu, avait serré les poings, ressenti le besoin de faire du mal. Et, dans un clignement de paupières, il avait aussi entraperçu le fantôme de sa mère dans les yeux d'Aela.
Le bout de pain grillé qu'il tenait entre ses mains tomba par terre.
*
Après avoir salué la psychologue, Michaël s'installa à une des deux chaises trônant face au bureau de bois noir depuis lequel Madame Déliat travaillait. Dans un coin de la pièce traînait aussi un canapé qu'il avait autrefois utilisé, plus petit, lors de ses premières visites. Mais depuis quelques années, Michaël était suffisamment à l'aise pour entamer la discussion depuis un fauteuil directement en face de son interlocutrice. C'était Baptiste qui l'avait emmené ici car il connaissait bien Madame Déliat – elle officiait bénévolement à l'hôpital tous les samedis matins.
Hélène Déliat était une femme d'une cinquantaine d'année aux cheveux noirs bouclés. Ses yeux étaient d'un brun peu lumineux qui était cependant éclairé par l'étincelle de la passion que leur détentrice vouait envers son métier. Elle avait la peau foncée et se vêtait généralement de vêtements clairs qui sublimait sa carnation. Michaël avait toujours porté un profond respect à cette femme qui l'avait beaucoup aidé à traverser la mer chahutée de son adolescence. Elle n'avait été ni la boussole ni le bateau, seulement un phare consolateur et réconfortant qui lui rappelait qu'il n'était pas tout seul. Depuis qu'elle avait conclu qu'il n'avait aucun trouble psychique, elle jouait désormais un rôle de thérapeute mais gardait un œil vigilant sur l'évolution de la santé mentale de Michaël, encore fragile.
— Tout d'abord, j'espère que tu vas bien, Michaël. Tu es rentré en Première, en septembre, n'est-ce pas ? demanda d'abord Madame Déliat en ajustant une mèche de ses cheveux derrière son oreille.
Son regard pénétrant s'ancra dans les prunelles du jeune homme.
— Oui, répondit simplement Michaël, qui connaissait la méthode de sa psychologue : discuter, prendre des nouvelles, puis cibler les questions pour entrer dans le vif du sujet.
— Tu t'es fait des amis ?
— Pas vraiment. Je n'ai pas eu le temps.
— Pas eu le temps, ou pas eu envie ?
— Je n'ai pas vraiment réfléchi à la question. J'ai eu l'esprit assez occupé.
Il s'interrompit. Il y était déjà. En trois questions, Madame Déliat l'avait conduit si vite à relater les événements qui l'avaient touché en plein cœur qu'il en eut le vertige. C'était exactement la sensation qu'il avait prédit ce matin en lisant la note de Barbara : le sentiment que, avant de pouvoir pleinement apprendre à nager, la route était parsemée de petites noyades – on buvait de temps en temps la tasse, mais il était nécessaire de mettre la tête sous l'eau et se plonger dans sa fraîcheur pour ressortir grandi de l'expérience.
Le fameux éclat que Michaël connaissait si bien luit alors derrière les longs cils de la psychologue.
— Qu'entends-tu par là ?
Michaël eut du mal à déglutir. Il faisait confiance à Madame Déliat et avait envie d'échanger avec elle, de faire quelque chose de constructif de ses nuits agitées, mais l'idée de devoir répéter à voix haute ce que l'on ressassait silencieusement en boucle était parfois terrifiante.
— J'ai repensé à quelques souvenirs assez douloureux, à la rentrée, marmonna-t-il.
Il eut l'impression qu'on lui pinçait le cœur.
— Est-ce que tu es d'accord pour que l'on en parle ? interrogea Madame Déliat, qui guettait toujours les réactions de ses patients et savait quand il fallait demander leur consentement.
— Oui.
— D'accord. Est-ce que tu sais pourquoi tu as eu l'occasion de t'en souvenir ?
— Je ne sais pas... (Il murmurait.) Il y a eu cette fille, Aela.
Son prénom dans sa bouche avait un goût étrangement familier, ce qui l'irrita. Il l'avait répété un certain nombre de fois dans sa tête depuis la rentrée au gré de ses pérégrinations mentales.
— C'est une camarade de classe ? Que s'est-il passé ?
— Oui. Elle était tout le temps sur mon chemin.
Madame Déliat lui lança un regard interrogateur.
— Même quand j'étais seul, elle trouvait le moyen de signifier sa présence.
— Tu lui as parlé, à cette Aela ?
— Oui, une fois. Il y avait quelqu'un qui lui faisait du mal. Je me suis battu.
— C'était pour la défendre, elle, ou pour t'en prendre à la personne qui lui faisait du mal ?
Michaël savait que cette question avait pour but de déterminer si l'impulsion d'intervenir avait émergé d'un souvenir en lien avec sa mère ou son père. Il baissa les yeux, comme à chaque fois qu'il allait prononcer le mot « Maman » ou « mère ».
— Pour la défendre, elle était vraiment mal en point. Elle... Elle m'a parlé comme ma mère le faisait.
— Que t'as-t-elle dit ?
— Elle m'a appelé « Mika ». Elle était totalement inconsciente et m'a empêchée de la défendre. Je n'ai pas compris. (Il s'énerva.) J'en étais capable. Pourquoi m'a-t-elle écarté ? Je pouvais l'aider. J'étais suffisamment fort.
La psychologue esquissa un sourire attendri. Même à dix-sept ans, Michaël gardait de ce petit garçon courageux en lui, désireux de faire ses preuves.
— Michaël, peut-être qu'au contraire, elle savait parfaitement que tu pouvais la défendre. Peut-être que tu lui as fait peur, tout simplement. Ou peut-être qu'elle n'était pas réellement en danger, dit-elle d'une voix rassurante.
— Mais je devais l'aider. Elle en avait besoin. Elle avait l'air si... Elle... Elle ressemblait tellement à...
Michaël n'arrivait pas à terminer sa phrase, qui lui faisait trop peur. Il releva ses yeux embués de larmes vers Madame Déliat, s'empêchant de craquer. Elle lui fit un signe de tête interrogateur, demandant implicitement la permission de continuer. Michaël hocha du chef en guise de réponse et s'essuya les paupières du revers de la manche.
— Elle ressemblait à ta mère ? questionna doucement la psychologue.
— Elle avait les mêmes yeux. Le même regard.
— Qu'as-tu ressenti à ce moment-là ?
— J'étais très en colère. Très en colère qu'elle se permette d'agir comme ma mère, même si elle n'en avait aucune idée. Et... J'ai eu très mal. La revoir, comme ça... J'étais aussi en colère parce qu'elle ne prenait pas la situation au sérieux. Elle ne m'a pas écouté quand je lui ai dit d'aller à l'infirmerie. Elle a protégé son agresseur. Elle m'a parlé tellement comme ma mère...
Sa voix se brisa légèrement. Son front se creusa en des rides soucieuses. Il passa une main sur sa nuque, l'air gêné, perdu, interdit.
— Et un mois après, comment te sens-tu ?
— J'ai mal. J'ai mal parce que j'ai revu ma mère, mais pas dans un souvenir, ni dans un rêve, mais dans la réalité. Comme si mes cauchemars m'avaient rattrapé. Elle m'a fait peur. Personne n'avait réussi à me faire aussi mal jusqu'à présent depuis... depuis...
— Je vois. Peut-être que tu devrais lui parler à nouveau ? Tenter d'apprivoiser cette personne à ta manière ? Je peux t'assurer que cette jeune femme n'a rien de ta mère, elle ne peut pas te blesser. Elle ne connaît rien de ton histoire, elle ne le fait pas sciemment. Mais je comprends. D'accord, Michaël ? Je comprends. (Elle marqua une courte pause.) Tu peux aussi choisir de l'éviter un peu, le temps d'apprendre à composer avec ces souvenirs ayant refaits surface. Tu t'en sens capable ?
Il hocha faiblement la tête, encore une fois se haïssant de plus belle de n'être qu'un raté que même les personnes en détresse écartaient, que même les souvenirs effrayaient. Il pensait avoir grandi. Il avait bientôt dix-huit ans, il était bientôt un adulte. Et pourtant, il avait suffit d'un regard pour remettre en question toutes ses certitudes, et le transformer de nouveau en enfant.
*
Il gravit les escaliers du lycée au moment même où la sonnerie annonçant la récréation du matin retentissait. Pensif, essayant de noyer ses soucis dans le brouhaha des élèves qui se ruaient dehors, il atteint le couloir menant à sa classe avec morosité, encore troublé par sa discussion avec sa psychologue. Elle lui avait donné des astuces pour essayer de se débarrasser de ses sentiments troublés, des conseils, des encouragements. Mais tout ce que voulait Michaël, pour le moment, c'était tout simplement de ne plus croiser le regard d'Aela.
Il n'était plus qu'à quelques pas de sa classe quand on le bouscula. Lorsqu'il se retourna pour voir qui lui était rentré dedans, il frémit d'abord avant que la colère ne monte comme de la lave en fusion dans ses veines. C'était elle.
Aela se tenait devant lui, ses longs cheveux clairs cachés sous son sweat-shirt – elle ne portait pas de capuche mais avait enfoui ses cheveux dans son dos sous le vêtement –, ses yeux chimériques semblaient surpris et n'arboraient pas de maquillage.
— Pardon, lança-t-elle avec prudence.
Cette attitude défensive lui donnait l'air d'une petite fille. Elle semblait plus fragile et moins fière que la dernière fois qu'il l'avait vue d'aussi près, il y avait un mois de cela. Il y avait dans son regard quelque chose d'abîmé, et sa chevelure dissimulée trahissait son envie de se fondre dans la masse. L'élan protecteur qui s'emparait si souvent de lui se manifesta au fond de sa gorge, le besoin de savoir si elle allait bien, si l'autre garçon ne l'avait plus approchée.
Puis, se remémorant la discussion avec Madame Déliat, il fit taire son instinct, laissa son visage se figer avec sévérité, détacha ses yeux des siens et s'en alla brusquement. « Elle était tout le temps sur mon chemin », avait-il expliqué le matin même. Sa théorie venait encore une fois de se prouver.
D'une manière ou d'une autre, Aela semblait manipuler son cœur ; qu'elle soit près de lui ou ailleurs, elle trouvait toujours le moyen de se frayer dans les inquiétudes de Michaël depuis qu'il l'avait rencontrée et il ne le supportait plus. Il était temps de couper le lien : ce n'était pas en touchant sans cesse à une blessure qu'elle pouvait cicatriser.
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