XII. GRANDIR UN PEU
UN MOIS PLUS TARD
Aela dévisageait son propre reflet dans la glace de la salle de bain. Elle peinait à y distinguer une jeune femme de seize ans : en effet, ses yeux vert d'eau et ses grains de beauté éparses donnaient à son visage une candeur naturelle qu'elle appréciait de moins en moins. Il lui semblait que les filles de sa classe portaient déjà les prémices d'une maturité qui lui manquait ; au-delà de leur maquillage ou de leurs chaussures à talons, c'était comme si elles possédaient dans le regard quelque chose qui la fuyait.
Après s'être brossée les dents et aspergée d'eau de bleuet – dont l'odeur était assez désagréable, bien que l'élixir fut très sain pour la peau – Aela décida de ne pas passer du mascara sur ses cils, une habitude qu'elle avait définitivement prise il y a un mois de cela. En porter devenait difficilement supportable ; bien qu'elle chérissait le fait que ce dernier vieillisse ses traits, elle avait l'impression de n'être qu'une enfant se déguisant en femme, qu'une mascarade, qu'un mensonge.
Il y avait aussi les mots de Pierre qui résonnaient dans son esprit comme des éclats d'obus. Ils donnaient naissance à une sensation désagréable courant de son ventre à sa poitrine et qui s'appelait la honte. Aela baissa les yeux malgré elle, exhala longuement puis vint planter son regard fuyant dans le miroir avec fermeté.
— Tu n'es pas une traînée, tu n'es pas une traînée... C'était le mascara et le débardeur, pas toi. Les vêtements et le maquillage, pas Aela, pas moi, murmura-t-elle pour elle-même.
Elle passa une main désinvolte dans ses cheveux clairs et constata leur longueur. Bien qu'elle adorait sa crinière blonde, elle avait pertinemment conscience qu'elle avait aussi un rôle à jouer, et que si elle ne se reprenait pas en main de son propre chef, Papa allait de toute façon lui demander de se rendre chez le coiffeur. Son estomac se noua d'avance à l'idée de passer devant la cuisine pour sortir de chez elle et y croiser son père, comme chaque matin.
Elle quitta la salle de bain et se rendit dans sa chambre. Petite, elle comprenait encore les traces des scotchs qui avaient auparavant tenus des posters de danse classique sur les murs, la peinture rose fuchsia délavée de la porte qu'elle refermait dans son dos et les peluches sur son lit qu'elle ne pouvait se résigner à jeter. Même sa chambre gardait l'ombre de la petite fille qu'elle avait été et, bien que cela l'agaçait, elle ne savait pas quoi faire pour changer la donne.
Elle remua la tête pour chasser ses pensées de son esprit et jeta le gilet qu'elle portait par dessus son pyjama sur les peluches, pour les éclipser. Elle pivota en direction de son armoire et l'ouvrit machinalement. L'automne arrivant, il était plus facile de cacher son corps et éviter de faire des bêtises, ce qui la rassurait : elle n'avait qu'à enfiler un sweat-shirt gris, son pantalon noir préféré et sa veste en jean sans trop se poser de questions.
Après avoir vérifié qu'elle avait toutes ses affaires dans son sac à dos bleu foncé, elle fit irruption dans la pièce à vivre et vit son père buvant son café, assis à la table de la petite cuisine qui faisait face au salon. Il releva aussitôt la tête, ne laissant aucune expression se dessiner sur son visage.
Aela fit de son mieux pour paraître la plus normale possible et éviter toute confrontation aujourd'hui : elle voulait se dispenser d'être en retard une énième fois pour une broutille.
— Bonjour, Papa, lâcha-t-elle en attrapant rapidement un paquet de biscuits dans un placard.
— Bonjour, répondit-il avant de siroter une gorgée de sa boisson.
Il la scruta quelques secondes tandis qu'elle déchirait le plastique et grignotait un gâteau en se dirigeant vers la sortie de l'appartement.
— Une minute, l'interrompit-il finalement alors qu'elle passait ses clés dans la serrure.
Aela se figea, puis fit volte-face en grimaçant.
— Tu as réussi les exercices de maths dont tu m'as parlé hier ?
— Euh, plus ou moins. Je demanderai à la prof de m'expliquer quand on les corrigera, balbutia-t-elle – elle ne brillait pas forcément en mathématiques cette année et ne voulait pas s'attarder sur le sujet maintenant.
Il opina du chef en ajoutant :
— Pense à aller chez le coiffeur, tes cheveux commencent à se faire longs. Et garde ta veste dehors, même si tu as trop chaud, c'est important.
Aela soupira en imaginant malgré elle Pierre murmurer ensuite à son oreille : « Ne fais pas ta traînée ». Elle hocha la tête à son tour et quitta enfin l'immeuble pour aller en cours, ses baskets traînant sur l'asphalte gris de la rue : elle quittait une prison pour en rejoindre une autre.
*
Le cours de maths de la matinée fut plus long qu'à la normale. Aela ne comprenait pas ce qu'elle lisait sur le polycopié que la professeure leur avait distribué ; s'emmêlait dans les démonstrations que Laura, sa voisine de derrière, écrivait au tableau ; et ne saisissait pas l'intérêt des fonctions dérivées, des intervalles et des taux d'accroissement. Elle avait évidemment menti à son père avant de se rendre au lycée : elle n'avait pas du tout fait les exercices pour la simple et bonne raison que, dès qu'elle ouvrait un manuel de maths, les incongrus mélanges de chiffres et de lettres la bloquaient totalement. Elle aimait beaucoup les mathématiques mais devait se rendre à l'évidence : elle ne suivait plus du tout le rythme et appréhendait chaque contrôle la boule au ventre.
En plus de cette séance de torture mentale qui avait lieu deux heures tous les lundis matins, elle n'avait aujourd'hui aucune distraction : quand elle avait parlé à la professeure de ses difficultés au début de l'heure, cette dernière s'était fait un plaisir de décider de la suivre attentivement – elle la lâchait à peine des yeux, lui posait sans cesse des questions et passait fréquemment à sa table pour vérifier sa prise de notes. Aela était consciente que c'était le seul moyen de l'aider et que c'était très gentil de la part de Madame Fraun de s'impliquer de la sorte dans son apprentissage. Elle peinait juste à accrocher au cours dès huit heures du matin avec toutes les pensées qui volaient constamment dans sa tête et sa répulsion pour les dérivées.
Elle se risqua à jeter son regard aux alentours pour reposer ses yeux qui n'en pouvaient plus du charabia inscrit au tableau – une douteuse combinaison de x, de f' et de u+v – dans l'espoir de trouver quoique ce soit qui puisse la distraire ne serait-ce que quelques secondes. C'est là qu'elle réalisa que Michaël était absent pour la première fois depuis le début de l'année. Elle se demanda un bref instant s'il était malade avant d'être rappelée à l'ordre par Madame Fraun qui lui demandait de dériver la racine carrée de 25.
C'est en sortant dans le couloir lors de la récréation du matin qu'Aela bouscula Michaël – le corridor était bondé des élèves de toutes les classes de l'étage qui s'élançaient à toute vitesse vers l'escalier pour rejoindre la cour. Michaël, lui, progressait en sens inverse et se rendait à la classe qu'Aela quittait.
— Pardon, s'excusa-t-elle quand il se retourna pour la dévisager.
Elle ne s'attendait pas à un regard aussi noir de sa part ; après tout, ce n'était pas de sa faute si tout le monde se poussait pour sortir. Après l'avoir détaillée avec sévérité, il ne prit pas la peine de répondre et pénétra rapidement dans la salle 108. Bien qu'ils ne s'étaient plus vraiment reparlé depuis la rentrée, Aela eut du mal à comprendre le comportement du jeune homme aux sautes d'humeurs agaçantes plus que décevantes. Sa manière de l'avoir regardée la troubla : on aurait dit qu'il la voyait avec des prunelles nouvelles, emplies de dégoût ou de haine qu'elle ne saisit pas, bien loin de l'inquiétude et de l'intérêt qu'elles dégageaient un mois auparavant.
Elle enfouit sa frustration au plus profond d'elle-même et releva la tête, comme elle l'avait fait plus tôt devant la glace. Elle devait rester forte, c'était son seul devoir et son seul moyen de survivre entre sa chambre d'enfant et la cour des grands. Faire comme si de rien n'était, encaisser les coups, prendre ses responsabilités et sourire à Marine, à Aiden ou à Camille.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top