XI. LES DÉCHETS REMONTENT TOUJOURS À LA SURFACE

ANALEPSE

— Vous savez, dit Madame Jayet en plantant son regard dans le sien, une partie du corps enseignant est au courant de votre passé. Nous sommes là pour vous aider. Essayez de contourner cela pour vous accrocher au présent. Vous êtes un bon élève, j'ai foi en vous.

Michaël attendit que la professeure s'en aille sans essayer de répondre. Ses propos, qu'elle avait prononcés d'une voix tendre sans pour autant qu'il en ressentisse l'intérêt, résonnaient dans son esprit. Il les avait déjà entendus plusieurs fois au cours de sa scolarité : des enseignants, parfois sincères, avaient déjà tenté de percer son silence, d'entrer dans sa bulle et de le faire agir comme un élève normal. Pourtant, s'ils étaient vraiment conscients du bagage lourd qu'il portait sur ses épaules depuis des années, les professeurs auraient dû comprendre qu'il était tout sauf un individu classique. Ils auraient dû comprendre qu'il était incapable de s'accrocher au présent quand celui-ci n'avait aucune saveur, et qu'il le vivait par procuration en s'agrippant à Baptiste comme un noyé à une bouée de sauvetage.

Un bon élève, cependant, il en était vraiment un et le savait. L'habitude de se focaliser sur les études pour oublier la réalité, se fondre dans la masse et éviter de se faire gronder, avait laissé des marques indélébiles comme celles qu'il cachait dans son dos et qu'il osait à peine regarder dans un miroir. Michaël avait avant tout un amour profond pour le papier : à la différence d'un être humain lambda, il pouvait tout raconter aux feuilles sur lesquelles il griffonnait à longueur de journée sans qu'elles puissent le juger, ou le pousser à changer. Un feuillet vierge, ça absorbait tout sans poser de questions : les mots, les courbes et les souvenirs – le papier le traitait plus humainement que les êtres de chair et de sang qu'il côtoyait quotidiennement.

Il empoigna l'anse de son sac à dos noir et s'approcha de la porte quand il entendit résonner dans le couloir juste avant de sortir de la classe :

— Tu as peur de moi.

La voix qui avait prononcé ces paroles était celle d'un garçon visiblement satisfait. Michaël sentit l'adrénaline lui parcourir la poitrine comme une décharge électrique lorsqu'il entendit la réponse froide provenir de la bouche d'une fille :

— Va t'en.

Il passa alors sa tête dans l'embrasure de la porte pour jeter un œil au corridor adjacent. Michaël vit d'abord un gars qui semblait être de sa taille, aux cheveux marron foncé qu'il avait déjà aperçu s'échappant de ce couloir le matin même. A ses côtés, près du mur, il remarqua une fille blonde un peu plus petite que son interlocuteur dont le visage lui était étrangement familier – à moins qu'il ne s'agisse de l'expression qui se dessinait sur celui-ci : elle avait le regard terrifié des enfants qui ne veulent pas l'avouer.

Le type attrapa la main de l'adolescente avec vigueur et la plaqua contre la paroi du couloir avant d'approcher sa mâchoire de son visage ; l'apeurée tourna vivement la tête en fermant les yeux. Il effleura alors sa joue de ses lèvres et lui chuchota quelque chose à l'oreille. Michaël sentit son ventre se tordre en un sentiment inconnu lorsqu'il vit la fille se débattre inutilement dans le vide, comme un insecte pris dans une toile d'araignée.

Son cœur fut bloqué dans un étau en repensant à cette nuit dont il s'était souvenu pendant la matinée, cette soirée où l'ours avait rugit et les dés avaient été jetés. Même des années plus tard, il ressentait l'impulsion vengeresse qui le poussait à intervenir et à défendre, car son passé douloureux resurgissait partout sur son chemin, prenant tour à tour la forme d'un petit garçon harcelé ou bien celle d'une jeune femme agressée.

Réajustant la bretelle de son sac sur son épaule, il s'avança énergiquement vers les deux adolescents et, derrière le garçon qui ne l'avait pas vu, il intercepta le regard de la fille figée par la peur dont les yeux appelaient à l'aide – un regard qu'il connaissait et dans lequel il lut sa mère.

La colère gonfla alors sa carotide d'un sang chaud et noir à l'image de la haine qui tendait tous ses muscles. Il attrapa la nuque du jeune homme et poussa ce dernier loin de la jeune femme en détresse, n'attendant pas une seconde de plus pour lui envoyer un coup de poing ferme dans le menton, le faisant tituber avant de chuter inévitablement au sol.

— Arrête ! s'écria aussitôt l'adolescente qu'il essayait de défendre.

Il l'ignora derechef car son ennemi jetait déjà un coup de poing vers sa joue qu'il contourna in extremis avant d'attraper sa main au passage. Michaël préparait déjà sa poigne libre à aller s'encastrer avec violence dans le visage agaçant de l'adolescent qui lui faisait face quand la fille s'interposa entre eux en saisissant sa paume prête à riposter avec conviction.

Il refusa de la regarder tout de suite de peur de revoir les prunelles du spectre qui hantait ses jours tout autant que ses nuits.

— Michaël, calme-toi. C'est terminé, affirma-t-elle avec la même insistance qu'avait eu sa mère par le passé quand il avait tenté de la protéger et, comme auparavant, il eut du mal à comprendre pourquoi.

Il tenta d'ignorer l'invective de la blonde qui, visiblement, était trop remuée pour avoir l'esprit clair. Il ne savait même pas d'où elle connaissait son prénom.

Si Michaël n'avait pas sa deuxième main retenue par cette adolescente placée entre eux, il aurait apprécié réduire la confiance insupportable de son détestable adversaire à néant – quelle espèce de lâche fallait-il être pour s'attaquer à plus faible que soi ? Il grogna avec animosité quand ce dernier commença à l'insulter de fils de pute ; si son regard pouvait tuer, celui qu'il posait à présent sur le brun l'aurait exterminé.

Michaël fut cependant contraint de dévier son attention quand il sentit la fille poser une main sur son torse pour l'empêcher de s'approcher. Il baissa d'abord les yeux puis les releva d'un coup quand celle-ci prononça :

— Allez, Mika, regarde-moi.

Le « Mika » entre ses lèvres lui fit encore plus mal que ses yeux et les insultes de son méprisable assaillant. Il peinait à deviner qui elle était, elle qui avait les pupilles inquiètes, les réflexes et les mots de sa mère ; il craignit de revoir son fantôme devant lui alors il obéit à contrecœur en jetant un regard courroucé au brun derrière elle après qu'elle lui ait demandé de se calmer.

— Tu devrais aller à l'infirmerie, dit-elle à son agresseur.

C'en était trop.

— C'est toi qui devrait aller à l'infirmerie, éclata-t-il avec véhémence.

Michaël était prêt à exploser. Tout dans cette pièce devenait insupportable, surtout le regard foncé de l'adolescent en face de lui et encore plus cette jeune femme qui le confrontait à des souvenirs insoutenables.

— Pas besoin, je vais bien, répondit-elle.

Il aurait pu rire s'il en avait eu la force : elle était totalement inconsciente.

— Je ne te demande pas ton avis. Il t'a violentée plus fort que tu ne le penses, je l'ai vu. Tu ne te rends pas compte de ce qu'il aurait pu faire si...

Il ne parvint pas à finir sa phrase.

— T'es pas son père, fous-lui la paix, cracha le gars derrière elle.

— Tu devrais partir, maugréa-t-elle avant que Michaël ne puisse lui sauter dessus pour aller l'étrangler.

Ce dernier lança une nouvelle insulte semblant leur être destinée à tous les deux et s'en alla sans un regard pour eux par l'escalier B. La fille grappilla son sac à dos par terre et tenta de partir à son tour de l'autre côté. Il la stoppa en plaçant sa paume sur son chemin ; il devait s'assurer qu'elle n'était pas blessée.

— Tu es sûre que ça va ? s'enquit-il en essayant de masquer l'inquiétude désagréable qui devait se lire dans son regard.

— Oui.

— Je t'accompagne à l'infirmerie.

Il espérait pouvoir la raisonner.

— Ecoute, merci d'être intervenu, mais j'ai besoin de sortir d'ici sinon je vais vraiment finir par suffoquer, le coupa-t-elle sèchement.

Il ne bougea pas.

— Merci, réitéra-t-elle fermement avant de s'enfuir en courant.

Seul dans le couloir, Michaël eut une fâcheuse sensation de déjà-vu tandis que son cœur, meurtri par les souvenirs qui flottaient dans sa tête comme des détritus dans des eaux sales, battait péniblement dans ses tempes. En quittant à son tour le couloir, il se maudit de ne pas l'avoir prédit : il savait pourtant pertinemment que les déchets finissent toujours par remonter à la surface. 

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