X. STUPEUR ET TREMBLEMENTS

Aela était tétanisée par le choc, car voir Pierre effondré au sol après le coup de poing ferme que Michaël lui avait asséné dans le menton était surréaliste. La violence, dans les films, avait une facette artistique qui donnait envie de regarder et qui éveillait en soi une curiosité presque morbide. Mais cette agressivité-là, romanesque et esthétique, ne montrait pas l'affreuse vérité derrière chaque coup donné : l'animosité qui vivait à travers eux était laide, d'une laideur pâle, froide, bestiale et lourde qui abrutissait les sens. Ce n'était pas la première fois qu'Aela le remarquait, et maintenant témoin de la lutte de deux garçons plus imposants qu'elle, une sensation vertigineuse la saisit au creux du ventre, telle une envie de vomir.

— Arrête ! cria-t-elle à l'intention de Michaël qui se rapprochait dangereusement de Pierre se relevant, prêt à lancer un deuxième assaut.

Pierre envoya son poing en direction de son adversaire qu'il évita de justesse. Michaël attrapa alors sa main au vol d'un air menaçant. Impitoyable, son deuxième poing fermé avec force trahissait son envie imperturbable de réduire Pierre à néant, de frapper son visage jusqu'à ce que ses traits se mélangent en un camaïeu de chair révulsant.

Aela posa son sac à dos contre un mur et fit un bond en avant pour se placer entre les deux adolescents, saisissant la main vengeresse de Michaël pour l'empêcher d'attaquer Pierre à nouveau. Sa bonne conscience la rendait contrainte de défendre celui qui l'avait profondément blessée quelques minutes plus tôt de façon invisible et pourtant incisive, et elle détesta cela. Elle l'abhorra avec vigueur mais ce qu'elle exécrait encore plus était cette violence vulgaire qu'elle voulait voir disparaître. Il fallait que ce combat s'arrête, alors même si la peur que lui inspirait la véhémence de l'amertume de Michaël envers Pierre la faisait presque trembler, elle parvint à articuler :

— Michaël, calme-toi. C'est terminé.

Il avait des yeux agressifs rivés sur Pierre qui tentait de se détacher de son étreinte – il le tenait toujours d'une main vigoureuse derrière Aela. Il refusait de lâcher son ennemi, et la tension qui émanait de son corps tout entier dévoué à son antipathie était quasiment palpable, ce qui laissait Aela pantoise et angoissée. Elle n'avait jamais eu à gérer de grosses colères, et Michaël semblait furieux, inconscient même de son état ; sa main droite qu'elle maintenait vers le bas était tellement tendue dans sa paume qu'elle redoutait un retour de flammes. Elle devait agir vite avant que les deux garçons perdent patience, car Pierre s'agitait derrière elle en insultant Michaël qui, lui, avait le regard d'un individu prêt à en égorger un autre.

Sans réellement réfléchir aux conséquences, se demandant comment elle se comporterait dans cette situation si devant elle se trouvait un enfant et pas un adolescent costaud de plus d'un mètre quatre-vingt, elle plaça sa main libre contre le torse de Michaël. Il fallait qu'il réagisse.

— Allez, Mika, regarde-moi, souffla-t-elle d'une voix fragilisée par le stress.

Quand Michaël lui paya enfin attention, Aela se sentit trembler : ses yeux bleus étaient presque gris, et ils ressemblaient au ciel avant la tempête. Elle lu dans ses prunelles un courroux inquiétant, et plus dur que cela, une douleur atroce, profonde, latente. Aela eut du mal à détourner son regard du sien ; celui-ci était hypnotique et elle avait peur.

— Calme-toi, O.K. ? Ce n'est rien, murmura-t-elle, tant pour Michaël que pour elle-même.

Michaël lâcha le poignet de son adversaire avec un regard mauvais, alors Aela abandonna sa prise à son tour et s'écarta de lui. Elle se tourna vers Pierre, qui massait sa main endolorie, en inspectant du regard sa mâchoire rougie.

— Tu devrais aller à l'infirmerie, lui dit-elle non sans rancœur.

— C'est toi qui devrait aller à l'infirmerie, tonna une voix ferme dans son dos.

C'était la première fois qu'Aela entendait Michaël parler. Il avait un timbre moins grave et écorché que celui de Pierre, mais son ton possédait une autorité rare chez un garçon de seize ou dix-sept ans. Elle fit face à Michaël. Sa colère semblait calmée mais n'avait pas disparue ; il regardait toujours Pierre avec hostilité, se balançant sur ses pieds comme un lion en cage.

— Pas besoin, je vais bien, répondit-elle.

— Je ne te demande pas ton avis. Il t'a violentée plus fort que tu ne le penses, je l'ai vu. Tu ne te rends pas compte de ce qu'il aurait pu faire si... grogna-t-il en pointant un doigt accusateur vers l'autre garçon, sa phrase interrompue par sa rage.

— T'es pas son père, fous-lui la paix, intervint Pierre d'une voix qui rappelait la friction de deux silex et qui, à coup sûr, était tout à fait capable de raviver le feu de la violence, ce qui fit frémir Aela.

Elle regarda Pierre avec froideur en lançant :

— Tu devrais partir.

Ce dernier lâcha un juron qui semblait être à l'intention de ses deux interlocuteurs et disparut dans l'escalier B au fond du couloir, à l'opposée de celui qu'avait emprunté Madame Jayet une vingtaine de minutes auparavant. Aela ramassa son sac à dos qu'elle avait posé plus tôt au pied d'un mur du corridor et se dirigea vers l'autre sortie. Michaël l'arrêta d'une main.

— Tu es sûre que ça va ? lui demanda-t-il d'un air inquiet.

— Oui.

— Je t'accompagne à l'infirmerie, affirma-t-il en se plaçant devant elle.

— Ecoute, merci d'être intervenu, mais j'ai besoin de sortir d'ici sinon je vais vraiment finir par suffoquer, dit-elle avec agacement, en ayant de nouveau l'impression de moins en moins supportable d'être infantilisée.

L'irritation qui grimpait dans la poitrine d'Aela était grandissante ; elle avait du mal à la saisir, mais elle savait qu'après cette violence dont elle avait été tour à tour actrice et spectatrice, elle éprouvait la nécessité impérieuse de changer d'air pour oublier les mains de Pierre, son On a toujours su que tu étais une traînée et la terrifiante virilité de Michaël qui avait la force et l'autorité implacables d'un homme adulte.

Même si son intervention avait d'abord relevé du miracle pour Aela, elle réalisait après coup à quel point Michaël était effrayant et menaçant. Il la dominait d'une tête et demi au moins et la regardait avec insistance de ses yeux froids. Capable d'exploser à tout moment et troublée par la soudaine implication du jeune homme pourtant réputé pour son silence, elle expira un coup et releva ses yeux vers lui.

— Merci, répéta-t-elle avec une détermination qui scellait irrémédiablement le débat.

Elle contourna Michaël et s'échappa en courant dans les escaliers, n'ayant plus que pour seules envies sortir de l'enceinte du lycée, remplir ses poumons de l'air d'un endroit moins étouffant et enfin manger. Il fallait qu'elle s'en aille au plus vite, qu'un vent nouveau efface les paumes de Pierre sur sa peau, que la chamade de son cœur se taise.

A deux rues de l'établissement, s'empêchant de laisser la moindre pensée germer dans son esprit, elle envoya un message à Marine : « Désolée, je suis en retard, j'arrive, on mange ensemble au parc ? ». Cette dernière répondit : « Achète des bonbons pour te faire pardonner », suivit d'un smiley rieur, et Aela parvint à esquisser un sourire.

Seul son cœur trahissait cependant le choc de la matinée de son tumulte désordonné.

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