VII. ALEA JACTA EST

HUIT ANS PLUS TÔT

— Lâche-moi !

Sonore, Michaël entendit chaque parcelle du cri de sa mère cogner contre les murs du couloir, comme les coups que son père leur avait si souvent donné sous l'emprise de la colère mélangée à celle de l'alcool. Le rire rouillé de ce dernier se propagea à son tour jusque sous la porte de sa chambre et Michaël su que, peu importe les conséquences qui s'en suivraient, il devait sortir de son lit et descendre dans le salon pour vérifier que tout allait bien. Son cœur tressautait dans sa poitrine, alors qu'il défit craintivement les draps dans lesquels il avait eu la chance de s'enfouir, une poignée d'heures plus tôt.

Un silence pesant comme celui d'un deuil habitait son esprit, et son corps, à la limite de la passivité, semblait avoir été enclenché sur le mode automatique. Incapable de réfléchir à quoi que ce soit dès l'instant où il avait passé la porte de sa chambre, Michaël se savait cependant réveillé grâce à la peur, noire et acide, qui lui rongeait le fond de l'estomac telle un rat affamé. Du haut de ses neuf ans, et malgré cette angoisse cachée dans l'ombre de son mutisme, il sentait qu'il était de son devoir de descendre et d'intervenir. C'était une incroyable impulsion qui se manifestait alors pour la première fois, un élan vengeur tout autant téméraire qu'affolé, qui le poussait à progresser dans l'escalier, les supplications de sa mère en arrière-plan.

Arrivé au bout du couloir qui donnait sur la salle à manger prolongée par le salon, Michaël s'arrêta brusquement et se tapit dans l'ombre. La large pièce à vivre était plongée dans une faible pénombre que la lampe de l'entrée cassait de sa frêle lueur, tamisée et froide – bleuâtre, cette dernière peignait sur les corps qui se mouvaient sous ses yeux d'étranges ombres. Le spectacle qui se déroulait devant lui fit hoqueter l'enfant : les vêtements de sa mère étaient désordonnés, accentuant la chétivité de son corps, lequel était bloqué dans les bras massifs de son père qui l'étreignait avec une rare violence.

— Espèce de monstre, lâche-moi !

Maman avait la voix brisée de sanglots et de haine, la haine profonde et sombre des gens blessés.

— La ferme ! répondit son mari qui, avec ses mouvements brusques et sa voix rauque, avait perdu toute ressemblance avec un être humain.

Michaël avait l'habitude des grandes colères de son père ; celles qui, impétueuses, le liaient au mégot d'une cigarette ou dessinaient dans son dos de vastes hématomes. Cependant, l'enfant reconnaissait avec effroi qu'il n'avait encore jamais contemplé son père dans une telle fureur. Tout semblant d'humanité s'était évaporé de ses gestes brutaux et saccadés : l'homme qui se mouvait devant lui avec animosité lui était inconnu. C'était un ours, encore un ours, bien plus furieux que les fois précédentes.

Michaël s'appuya contre l'angle du mur avec la terrible impression qu'il allait vomir de peur. Ses membres tremblaient vigoureusement mais le choc était si soudain que les larmes ne coulaient pas encore sur ses joues. Lorsqu'il vit Maman se dégager de l'étau que formaient les bras de son mari, ce dernier empoigna vivement son cou pour la jeter avec force contre un mur du salon. Michaël fut étonné que sa mère n'éclate pas en morceaux comme un verre que l'on fait tomber sur du carrelage – il perdit cependant toute trace de contenance lorsqu'il la distingua lâcher le râle épuisé d'un animal que l'on a trop longtemps chassé ; il s'agissait là d'un appel à l'aide donné au monde, l'effort des quelques poignées d'oxygène qui lui étaient parvenues jusqu'à lors. Les mains de son père glissaient le long du corps rouge et transparent de sa mère, dont le visage était balayé par les larmes de l'abandon.

Le jeune garçon sortit subitement de l'ombre du couloir car, malgré l'inutilité de son acte, le besoin d'agir – cette innocente et ardente nécessité d'intervenir – s'était insinué dans chaque cellule de son petit corps, à son tour sous le joug d'amères larmes. Il devait protéger sa mère.

— Laisse Maman tranquille ! hurla-t-il de tout le souffle dont il était capable.

Son père lâcha le cou endolori de sa mère – qui s'effondra au sol en inspirant une grande bouffée de l'air moite qui volait dans la pièce – et se retourna lentement vers son fils. Le regard qu'il lui lança était bien plus que terrifiant que tout ce qu'il avait jamais connu : bestial, il s'apparentait à celui d'un taureau enragé s'apprêtant à charger. Une énergie presque surnaturelle s'était emparée de ses prunelles noires et son souffle était dur, bruyant, implacable. Michaël eu alors une peur monstre devant cet animal, il était à la limite de l'évanouissement – ses jambes s'entrechoquaient sous l'effet de la peur et le sel de ses larmes lui brouillait la vue. Il était dans l'incapacité absolue de bouger ne serait-ce que ses doigts.

— Mika, va dans ta chambre tout de suite ! s'époumona sa mère avec le regard le plus autoritaire qu'elle ne lui avait jamais donné.

Cette intervention l'ébranla : Michaël avait voulu l'aider et voilà qu'elle le chassait. Il n'eut cependant pas le loisir de réfléchir à la réaction de sa mère que son père s'avançait déjà dans sa direction. L'enfant fut alors saisit d'un violent vertige.

— S-S'il te plaît, papa... supplia Michaël en bégayant de terreur.

Le coup de poing que lui asséna son père s'encastra dans sa joue trempée par ses pleurs. Il s'écroula directement quelques centimètres plus loin et se cogna sèchement la nuque contre un pied de la table de la cuisine. Il put à peine essayer d'ouvrir les yeux qu'il sentit un nouveau choc traverser son abdomen – Papa venait de lui envoyer un coup de pied.

Michaël ne distinguait plus rien du tout. Son crâne était sur le point d'exploser sous le coup de cette douleur sourde et vive, et à part ce profond trou noir au centre de son corps qui semblait aspirer toute sensation, toute émotion et tout sentiment, il ne ressentait qu'un vide infini. Il y a de lourdes souffrances dont nous sommes capables de ressentir les ondes durant de nombreuses heures – celle qui habitait désormais Michaël était si puissante, si supérieure, et si intense que son esprit s'était détaché de son corps et n'éprouvait plus qu'une migraine explosive qui le coupait du monde extérieur. Immobile, il essayait tant bien que mal de nommer cette atroce douleur et de se souvenir de ce qu'il était ; mais ses pensées étaient éparpillées, détruites comme un miroir éclaté en mille morceaux ne brillant plus. Plus il s'acharnait à ouvrir les yeux, plus il sombrait.

— Eric ! hurla Maman d'une voix stridente de désespoir.
— Putain ! Mais qu'est-ce que vous avez foutu ! rugit l'homme plus fort que toutes les autres fois.

A ses pieds, l'enfant était inconscient et sa femme pleurait. La fureur qui l'avait saisie fut prise dans l'étau du désarroi – voir le corps de son fils figé sur le sol de la cuisine le décontenança, ses facultés de compréhension noyées dans la colère, la haine, et plus sombre que cela, l'animadversion.

— Merde, Michaël ! cria-t-il à nouveau en l'approchant de lui, distinguant à peine les maigres côtes de l'enfant se soulever au rythme de sa respiration fébrile.

Il releva soudain la tête en entendant sa femme se diriger vers l'entrée et empoigner le téléphone fixe, les joues couvertes de larmes, appliquant sur sa peau un fin voile salé.

— Qu'est-ce que tu fous ! mugit-il de son ténor d'ogre.

— J'appelle les secours.

Sa voix était marquée par sa résignation, et la peur qu'elle éprouvait envers cet homme qui se trouvait devant elle, ainsi que celle pour la vie de son fils, s'étaient estompées en arrière-plan. Ne restait plus qu'une âcre détermination coupable et épuisée.

— Rosa, putain, tu as pensé à ce qu'ils vont dire ? s'écria-t-il encore, se relevant en vitesse.

— Ils diront bien ce qu'ils pensent, répondit-elle, le visage à nouveau rongé par un torrent de larmes, tandis qu'à l'autre bout du fil, on entendit le murmure d'un « Allô ? ».

Elle ferma vigoureusement ses yeux de peur de subir des représailles, de s'écrouler sous la douleur qui lui parcourait les jambes ou de mourir de larmes, tant elle en avait fait couler. Cependant, comme rien ne vint, elle les rouvrit sans dire un mot et répondit à son interlocuteur, Michaël gisant au sol comme Lucifer épousant les courbes de la Terre ; ange déchu dont on avait coupé les ailes bien trop tôt.

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