V. ESPRIT-DE-SEL
Pierre était assis près de la fenêtre, accoudé au rebord, la chaise tanguant sur ses pieds. Griffonnant sur un bord de la table d'un air distrait, il laissait s'échapper ses pensées comme des ballons de baudruche remplis d'hélium s'approchant irrémédiablement du ciel mais menaçant à tout moment d'éclater. Il détestait les rentrées, leur goût ennuyeux, leur mois de septembre à l'éclat mélancolique qui mettait un terme à l'été sans pour autant que l'automne ait fait son entrée en scène. Il contracta sa mâchoire carrée un peu plus, laissant ses yeux chocolat se perdre au gré des visages qui composaient sa classe de Première. Il devait quand même avouer que l'année ne commençait pas si mal : il y avait des mecs sympas avec lui et les filles étaient plutôt jolies.
Pendant que le professeur déblatérait l'habituel discours de début d'année – la Première était une période cruciale qui commençait à sceller notre avenir, faites attention au fait que certaines universités regardent même les bulletins de cette année, n'oubliez pas de choisir une option comme l'Histoire des arts ou à vous inscrire à la Simulation des Nations Unies – il posa sa tête contre la paume de sa main gauche et essaya de suivre la discussion de ses voisins de droite : Yong, un jeune homme d'origine coréenne un peu prétentieux qu'il connaissait depuis la Seconde, et un autre type aux cheveux noirs et aux yeux sombres dont il avait perdu le nom, tant il était peu commun.
— Mec, tout à l'heure, juste avant la sonnerie, j'ai vu la pote de ta copine, tu sais, la blonde.
Pierre laissa se dessiner sur ses lèvres un sourire amusé. Il savait déjà où Yong voulait en venir – il était de notoriété publique qu'il passait le plus clair de ses pauses à draguer les filles aux cheveux clairs pour lesquelles il avait toujours eu un faible.
— Aela ? demanda le gars aux cheveux noirs.
— Ouais, c'est ça. Faut vraiment que je trouve un moyen d'avoir son numéro de téléphone, tu ne veux pas m'aider ?
Pierre laissa un élan de surprise graver les traits de son visage. Aela, il la connaissait depuis longtemps. En réalité, ils avaient été plutôt proches à l'école primaire, mais à partir du collège, ils s'étaient définitivement éloignés. De temps en temps, lorsqu'il la croisait dans les couloirs et le tramway, il regrettait ce temps-là : quand ils étaient dans la même classe, juste avant l'entrée au collège, qu'ils n'étaient plus tout à fait des enfants et qu'ils passaient leurs journées à se faire réprimander par la maîtresse parce qu'ils bavardaient trop ; qu'elle essayait de lui apprendre comment tenir sur la pointe des pieds le lendemain de ses cours de danse. Et maintenant, un mec comme Yong la voyait comme la jeune femme qu'elle devenait et la regardait avec des yeux que Pierre n'auraient jamais imaginé poser sur elle. Il prit soudainement conscience de la vitesse à laquelle le temps s'était écoulé. Il avait déjà seize ans. Dans presque deux ans, il serait officiellement considéré comme un adulte. Cette pensée le fit frémir, alors il décida de se concentrer de nouveau sur la conversation que les deux amis tenaient.
— Attends, tu veux sincèrement sortir avec elle, ou juste t'amuser un peu ?
— Aiden, t'es sérieux, là ? J'ai seize ans, je suis pas là pour trouver la femme de ma vie ! chuchota Yong un peu plus fort avec agacement.
Aiden. Le prénom était effectivement plutôt rare en France.
— Alors, désolé Yong, mais je ne préfère pas t'aider.
— Quoi ? Pourquoi ?
Aiden grimaça légèrement. Pierre posa sur lui un regard plutôt intense, dopé par la curiosité : entendre le prénom d'Aela avait éveillé son intérêt et la tournure que prenait la discussion ne rendait le sujet que plus captivant.
— Disons qu'elle n'a pas eu un passé facile dans le domaine, déclara-t-il d'un ton sérieux, comme si dire ces quelques mots lui coûtait beaucoup.
— Un chagrin d'amour ? Sérieusement ?
Son interlocuteur passa une main dans ses cheveux sombres, semblant sincèrement hésiter. Que cachait donc Aela ? Pierre avait toujours pensé la connaître par cœur, même malgré la distance qui s'était insinuée entre eux au fil des ans ; l'ayant connue enfant, il avait avec elle une sorte de lien étrange, une connexion qui disait Je t'ai vue quand les soucis ne pesaient pas sur tes épaules, et J'ai déjà entendu ta voix quand elle était plus claire que celle d'un séraphin.
— Non. Ma copine m'a dit que... Ecoute, tout ce que je peux te dire, c'est que... Disons que quand elle avait douze ans, quelqu'un l'a agressée. Sexuellement, j'entends. (Il fit la moue à nouveau, comme s'il regrettait d'avoir précisé cela.) S'il te plaît, ne joue pas au con avec elle, Marine me tuerait !
Pierre eut du mal à déglutir en entendant ces mots ; une sensation surréaliste parcourant son échine et faisant se redresser les poils de son dos l'envahissait. Il avait toujours été persuadé que tout ce qu'il y avait de pire – les cambriolages, les cancers, les viols – n'arrivait qu'à la télé, qu'aux informations, qu'aux autres. Que dans sa vie à lui, dans son cercle aussi, de telles choses ne pouvaient arriver, qu'il en était protégé par le seul fait d'être l'acteur principal de la pièce qu'il jouait, et non pas un figurant comme ce qu'autrui représentait et auquel le destin pouvait se montrer malencontreux sans impacter le cours de la vie du protagoniste qu'il était. Puis il songea au divorce de ses parents, et une aiguille sembla éperonner la surface de son cœur qui battait plus vite dans sa poitrine, son bouillonnement énervé frappant fort l'écueil de ses tempes. Une nouvelle chose le frappa alors à cet instant : il avait beau être le personnage principal de son propre film, ce simple fait ne le retenait pas de n'être qu'un second-rôle dans celui des autres.
Il baissa les yeux sur son bureau, sa colère toujours plus vive comme si le temps n'humidifiait pas la flamme jusqu'à l'éteindre mais qu'au contraire, il faisait souffler encore et encore un vent sonore sur les braises pour les raviver et le noyer sous cette tristesse dissimulée par le rouge de la rage, sous la culpabilité qui le tiraillait depuis qu'un beau matin d'avril, ses parents lui avaient annoncé qu'ils allaient divorcer, sans prévenir, sans crier gare, sans le préparer.
Il se souvint subitement de ce jour-ci. Il avait été totalement désorienté, parce que rien ne laissait penser un tel revirement de situation : d'habitude, les parents qui ne s'aimaient plus se disputaient beaucoup, ne dormaient plus dans la même chambre et refusaient même de se parler – c'est ce qu'il avait jusqu'alors appris dans les émissions que son père lui avait laissé regarder, de temps en temps, celles interdites aux moins de dix ans. Il se souvint de cette culpabilité acide qui l'avait assaillit et lui avait gâché des jours entiers – puisque, s'ils ne se détestaient pas alors qu'ils se quittaient, c'était certainement de sa faute à lui. Il avait cherché longtemps, pendant les longues heures que prêtait la nuit, quelles erreurs il avait pu commettre. Il avait fait quelques caprices, comme tout le monde, mais visiblement, les siens avaient lassé ses parents trop vite.
C'était ce jour-là qu'il avait compris qu'il n'était pas quelqu'un d'irremplaçable, mais plutôt un individu abandonnable. Si les gens qui l'avaient vu naître en étaient capables, qu'en serait-il des autres ? De ses amis ? Des filles qu'il aurait lui aussi voulu séduire aussi facilement que le faisait Yong, avec la si jolie forme de ses yeux et le teint de sa peau qui avait une couleur dorée tellement différente de la sienne, blanche et basique ? La seule personne qui ne l'ait jamais regardé avec des yeux de pitié après la séparation de ses géniteurs, qui ne l'ait jamais trahi alors qu'ils l'avaient délaissé après le divorce avant que la distance ne se creuse naturellement, celle avec laquelle il ne s'était jamais senti aussi libre d'être lui-même sans craindre une telle trahison avait été la fille aux cheveux de soleil avec laquelle il avait été inséparable il y avait des années de cela. Aela.
Il fallait qu'il la retrouve, qu'il crée un nouveau lien, plus fort, plus solide que celui qu'ils avaient tissé à l'aube de leur adolescence. Quel lien pouvait être plus indéfectible que la sympathie, l'amitié, l'affection et l'amour qui l'avaient tant berné ? Même la haine semblait risible à leurs côtés. Il fallait quelque chose de plus caustique, de plus toxique, de plus acerbe.
La peur.
La réponse s'imposa d'elle-même, claire et plus écarlate encore que le chagrin déguisé en agressivité qui le forçait à prendre des heures de colle pour que ses parents s'intéressent un tant soit peu au fils indésirable qui avait ruiné leur couple et leur vie de famille.
La peur, et ses mains tremblantes, ses regards inquiets, ses chamades dans la cage thoracique et ses doigts crochus lui retournerait Aela. Et une fois qu'il l'aurait de nouveau, il allait s'y accrocher, s'assurer qu'il ne la perdrait plus, qu'il ne fasse plus d'erreur – avec ce qu'il venait d'apprendre, peut-être aurait-elle suffisamment de frayeur en elle pour rester avec lui. Et il ne serait plus seul.
L'amour était friable comme de la craie, mais la terreur, elle, était robuste comme une obsidienne. Il espérait juste que sa couleur de jais ne teinterait pas ses paumes à force de la tenir dans ses mains.
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