Les aurochs de Béesthra
Il était une fois en l'an 3000 avant Jésus-Christ en Mésopotamie...mais comme le lecteur pourra le constater, cela peut se passer n'importe où et à n'importe quelle époque.
Il était donc une fois un vieil homme à barbe grise et au regard vide qui avançait avec difficulté. Il s'appuyait péniblement sur un bâton blanc qui lui servait de canne. À intervalles réguliers Elie la levait pour balayer le sol devant lui, vérifiant de cette manière que rien n'entravait sa route. Cette voie sale et poudreuse devait le mener à Béesthra, la moderne cité blanche. Un bon accueil, c'est tout ce qu'il espérait de la part de son ami d'enfance, Ismael, qui résidait dans la ville réputée la plus chaleureuse du monde mésopotamien.
Un mois avant son départ, Elie lui avait envoyé une tablette gravée par un scribe annonçant sa visite prochaine. Il avait besoin de son aide. Ils avaient joué et grandi ensemble à Golan et leur amitié était profonde. Mais depuis qu'Ismael était parti pour Béesthra, attiré par la jeunesse et la richesse de cette nouvelle Babylone, plus personne ne s'était occupé de lui. Aveugle, trop âgé pour rester seul et disposant de peu de ressources, il avait fini par quitter sa ville natale.
À un croisement de routes, un homme assis sur un banc de pierre l'interpella. En voyant Elie traîner ses pieds dans la poussière et respirer avec peine, il l'invita à s'asseoir près de lui afin qu'il se repose. Le vieil homme accepta avec reconnaissance car il marchait depuis l'aube. Ils firent connaissance et l'homme se présenta sous le nom d'Albus.
« Je vais de cité en cité, dit-il tristement, mais je ne demeure dans aucune. À chaque fois, on me traite mal, on me chasse, on ne m'aime guère. Je ne sais plus où aller. C'est pourquoi je me rends à Béesthra et j'espère que là-bas ce sera différent. Il paraît que c'est la plus accueillante des villes et qu'il y a place pour tout le monde.
- Mais pour quelle raison ne veut-on pas de toi ? » interrogea alors Elie.
Albus sourit en regardant les yeux éteints de l'aveugle. Lui-même n'était pas aveugle, mais l'albinisme l'avait rendu malvoyant.
« Je ne suis pas comme tout le monde. Je suis un albinos, répondit-il.
- C'est quoi un albinos ? demanda Elie, qui entendait ce mot pour la première fois.
- Un albinos, expliqua Albus, c'est quelqu'un qui n'a aucune coloration. Ou plutôt il en a une, une bien singulière sur tout le corps. La peau, les cheveux, les sourcils, les cils, les poils, tout est blanc. Seul l'iris des yeux est rose, quelquefois bleu ou gris au lieu d'être marron ou vert, et la pupille est rouge au lieu d'être noire !
- C'est gênant ?
- Quelquefois...ça dépend.
- C'est comme les yeux des lapins quand ils sont malades ? »
La phrase fit presque rire Albus.
« Je ne sais pas, je ne connais pas leurs maladies, et toi ? insista Albus.
- On m'en a parlé, répliqua Elie, d'un air évasif.
- En fait, reprit Albus, un albinos ça fait surtout peur aux gens, c'est comme un être de lumière à cause de sa blancheur mais ça a les yeux rouges comme un démon...Je ne vois pas très bien, que ce soit de près ou de loin, mais je me débrouille ».
Mais Elie avait bien du mal à imaginer son nouveau compagnon. Il n'avait jamais su distinguer aucune forme ni aucune ombre ou clarté et il pensait qu'Albus était plus avantagé que lui. Mais peu lui importait l'apparence d'Albus, il ne percevait en lui que gentillesse et générosité. Il appréciait de l'avoir à ses côtés pour continuer son chemin.
Un soleil de plomb pesait maintenant sur toute la campagne, il leur fallait repartir. La route, les pierres, le moindre petit caillou, chauffés à blanc, étaient devenus ardents sous leurs sandales de cuir et faisaient souffrir leur plante des pieds. Ils abandonnèrent donc le croisement et se dirigèrent vers Béesthra, qu'une brume de chaleur, tel un mirage, faisait apparaître tremblante et opaque dans le lointain. Elie se laissa guider par Albus. « Nous ne sommes plus très loin » mentit celui-ci, tout en soutenant l'aveugle.
Au bout de quelques heures, Elie et Ismael parvinrent devant les murs de Béesthra, que plus d'un avait surnommée à juste titre « la belle cité d'or ». À l'extérieur, tout le long des remparts, une foire s'était installée, dont l'animation avait atteint son maximum. Une grande agitation parcourut le vaste marché pittoresque. Un immense brouhaha incessant remplit l'air tant il y avait du monde. Par un heureux hasard, Ismael, qui avait bien reçu la lettre d'Elie, s'apprêtait à y faire quelques courses. À peine avait-il franchi les portes de la ville qu'il aperçut Elie et son compagnon. Il courut aussitôt vers lui et le serra chaleureusement dans ses bras, lui proposant aussitôt de faire un tour ensemble au marché avant de pique-niquer à l'ombre d'un verger.
Dans les allées du marché, l'atmosphère était de plus en plus chaude. Pressés les uns contre les autres, les flâneurs s'essoufflaient. Elie ne pouvait plus circuler avec sa canne brandie sans toucher quelqu'un. Il s'arrêta devant un étal et décida d'acheter ce qui se trouvait là, ce fut une petite pièce de drap. Il se dit qu'elle pourrait servir de nappe. Mais Albus qui le collait ne la trouva pas très belle, la couleur, qu'Elie ne pouvait voir, lui parut trop claire et donc salissante. Ismael au contraire l'aimait bien, pour lui elle était foncée, parfaite pour un pique-nique. Il acheta plusieurs fruits, dont des pommes croquantes et vertes mais Albus les voyait jaunes et peu appétissantes. Chargé de choisir un vin rouge et du raisin sucré de même couleur, il se vit remettre ces produits qu'Ismael décria aussitôt, le tout lui apparaissant vert. La chamaillerie s'accentua, tournant presque à l'altercation, chacun persévérant sur ses choix.
Le marché enflait encore de promeneurs assourdissants dont les voix se confondaient avec les cris incessants des marchands. Les remparts de la ville renvoyaient en écho permanent le grondement de ce bruit qui faisait vibrer les murailles prêtes à s'effondrer comme celles de Jéricho. Enfin, voulant mettre un terme à cette joute chromatique qui tournait au vinaigre, Elie, fatigué, s'empressa de terminer ses achats. Il réussit à se frayer un chemin aidé de ses compagnons jusqu'à un marchand qui lui procura quelques tomates et une belle part de viande. Mais aussitôt la querelle reprit de plus belle, encore plus corrosive :
« Ce morceau est trop bleu ! Immangeable ! dit Ismael en regardant d'un air agacé le bout de viande dont les contours lui apparaissent légèrement souillés.
- Mais non, il est violet ! » affirma Albus.
- Violet ! Ce n'est pas plus une couleur pour de la viande que le bleu, voyons ! reprit rudement Ismael.
- Justement si, quand le morceau est mauve, c'est qu'il est bon à manger ! riposta vivement Albus.
- Bien au contraire, s'il est rouge et non violet, c'est qu'il est frais, s'il est bleu c'est qu'il est bon à jeter ! » réfuta Ismael.
On l'aura sans doute deviné, Ismael, lui non plus, ne discernait pas les couleurs comme les autres compères. Les teintes dont il disposait pour créer sa réalité n'étaient pas celles du commun des mortels, elles étaient réduites uniquement au vert et au bleu, Ismael était daltonien !
La dispute dégénéra et ils en vinrent bientôt aux mains, lorsqu'Elie intervient :
« Cessez donc vos sottises, dit celui-ci, excédé par leurs gamineries, de la viande, c'est de la viande, on s'en fiche de la couleur. D'ailleurs, c'est à l'odeur que l'on reconnaît une bonne viande ».
Et il savait de quoi il parlait. Tous ses autres sens étaient décuplés et son odorat était particulièrement développé. Il mit le quartier de viande sous son nez, le huma délicatement, décréta qu'il sentait bon, qu'il était frais et que la discussion était terminée.
« Allez, venez, maintenant, dit Elie, cherchons un coin pour manger ce morceau et faire un feu pour le cuire. »
Ils s'éloignèrent alors tous les trois du marché trop bruyant et source de discorde. À croire que les couleurs rendaient fous, encore plus que la chaleur. Ismael emmena ses camarades dans un verger qui bordait la cité. Ils s'installèrent à l'ombre d'un vieux cèdre noueux. Dans le pré voisin, quelques aurochs broutaient tranquillement une herbe brulée par le soleil. Mais dès que le groupe eût étendu la nappe et les aliments, un sourd grondement se fit entendre.
Les bêtes, devenues tout à coup furibondes, grondèrent, renâclèrent, beuglèrent et frottèrent le sol de leurs sabots, prêtes à charger, tête baissée, cornes dressées vers le haut. Leurs naseaux fumaient et leurs yeux s'injectèrent de sang. Puis d'un trait, le troupeau fonça droit sur eux. Ils eurent juste le temps de grimper dans l'arbre pour éviter les aurochs furieux qui démolirent entièrement le pique-nique. Ils n'eurent de cesse que tout soit piétiné, déchiqueté et réduit en bouillie. Ce fut seulement lorsqu'ils eurent tout saccagé que la rage dont ils furent envahis s'estompa.
Un attroupement se forma autour de l'arbre, attiré par l'incident et le bruit.
« Mais quelle bêtise ! » cria alors quelqu'un.
- On n'a pas idée, en effet, lança un individu au pied du cèdre.
- Vous l'avez fait exprès ou quoi ? questionna un autre.
- C'était cousu de fil blanc, reprit le premier.
- Vous vous êtes faits prendre comme des bleus » dit encore le second.
Mais nos trois compagnons, encore effrayés par l'événement, ne comprenaient rien à l'histoire et restaient perchés sur leurs branches, perplexes.
« Qu'avons-nous donc fait ? demande alors Elie, tremblant encore de tous ses membres.
- Mais, vous ne voyez donc vraiment rien ? s'enquit un troisième.
- Êtes-vous tous aveugles ? interrogea un nouveau venu.
- Regardez cette immense tache ! réprimanda le premier.
- Une tache, quelle tache ? demanda Albus.
- Mais là, au pied de l'arbre, cette tache rouge ! Mais enfin, tout le monde sait que le rouge, ça excite les aurochs.
- Mais je croyais que les animaux ne voyaient qu'en noir et blanc ! dit Ismael.
- Bien sûr que non, en tout cas, pas nos aurochs, répliqua le second, il faut vraiment être un idiot pour organiser un pique-nique tout en rouge !
- Mais le pique-nique est jaune, affirma bêtement Albus, en jetant un œil sur les restes saccagés.
- Ah non, il est vert, rétorqua Ismael, fixant le sol à son tour.
- Ça y est, ça recommence ! dit Elie en soupirant, qui ne voyait rien.
- Rouge ! cria un homme en-dessous d'eux. Je vous dis que tout est rouge ! Tout ce que vous avez apporté est rouge ! Bon sang ! ».
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