IV.
Le tableau était clair. Le petit déjeuner était à sept heures. Le déjeuner était entre midi et treize heures. Le dîner était entre dix-neuf et vingt et une heure. Il était bien trop tard.
— Je suis arrivée pile à la fermeture du self, m'informa Gaïa. Je n'ai pas osé demander d'y entrer. Et puis je ne savais même pas où c'était en plus.
Je fis une grimace. Ils n'allaient pas nous laisser passer la nuit sans manger tout de même.
— Tu crois qu'on pourrait essayer de demander aux majordomes qui sont en bas ?
La rousse me fit « oui » de la tête. Je pensais que ce n'était pas demander d'aller manger qui lui avait posé problème. C'était surtout le long couloir des portraits. Je pouvais largement comprendre. Si je pouvais éviter de passer par là, je l'aurais fait volontiers.
La porte grinça lorsque nous nous décidâmes à sortir. Le couloir n'était éclairé que par les lumières de nos téléphones. Il me paraissait maintenant judicieux d'investir dans une lampe torche, car à partir de demain de pouvais lui dire adieu. Du coin de l'œil, j'avais l'impression d'être observée, épiée, jugée. Les portraits ne baissaient jamais les yeux.
Je pensais aux rues de 1984 avec toutes les affiches de Big Brother. Les œuvres semblaient avoir été posées là pour nous surveiller.
A côté, Gaïa sursauta. Par reflexe j'étouffai un cri.
— Regarde ! chuchota-t-elle.
Elle dirigea son flash vers une silhouette qui s'approchait de nous. Je crus d'abord que c'était un fantôme. Mais ma rationalité prit le dessus et ma peur augmenta d'un cran encore. Et s'il s'agissait d'un surveillant ou bien d'un professeur ? Gaïa et moi avions nous le droit d'être ici en plein nuit ? Ils ne pouvaient pas nous expulser maintenant alors que nous n'avions aucune connaissance des règles, si ? J'avais travaillé si dur pour arriver ici, je ne pouvais pas partir si tôt !
La silhouette était presque à notre hauteur. Nous n'avions pas osé bouger.
— Vous m'aveuglez avec vos flashs, nous avertit la silhouette.
Nous les baissions sans pour autant les éteindre. La personne en face de nous m'avait tout l'air d'être un étudiant. Un ou deux ans de plus que nous. Il était en pyjama de soi bleu et ses pieds étaient nus. Ses cheveux en bataille cachaient son visage. Je n'arrivais pas à savoir ce qu'il pensait. Mais il ne devait pas être là pour nous exclure, ce qui était le plus important.
— Des premières années, je me trompe ?
J'acquiesçai. L'inconnu nous souriait narquoisement. Il était entre la séduction et la condescendance.
— On se demandait si on pouvait manger, lui expliqua ma colocataire.
— Suivez-moi, alors. Je me rendais justement aux cuisines.
Son sourire s'agrandit et il nous tourna le dos. Je m'empressai de le suivre. Ce couloir me mettait de plus en plus mal à l'aise.
— Vous avez de la chance d'être tombées sur moi, nous informa l'étudiant.
Ce ne fut que lorsque nous étions en bas des escaliers que je lui demandai pourquoi. Ici, la lumière était de nouveau présente.
— Certains disent que les tableaux chuchotent la nuit...
Il se tourna vers nous. Le lustre se reflétait dans ses yeux. Ils luisaient à travers la masse de ses cheveux. Il admirait l'effet de sa phrase et je frissonnai. J'échangeai un regard paniqué avec Gaïa. Finalement, je regrettai d'avoir choisi de suivre cet inconnu.
Mais ce n'était pas comme si nous pouvions rebrousser chemin. Il ne pouvait pas moins connaître le château que nous. Alors nous continuions à le laisser nous guider. Très vite, il ouvrit les portes d'une grande cuisine. Il y avait tout, absolument tout. C'était comme ne retrouver dans une cuisine d'un restaurant étoilé.
— On a le droit d'être là ? demandai-je.
L'inconnu sourit encore plus malicieusement.
— Ce n'est pas interdit...
Je restai interdite. S'il voulait s'amuser avec les règles, c'était son problème. Mais qu'il ne vienne pas nous mêler à cela !
Soudain, il s'esclaffa.
— Si vous voyez vos têtes ! Ne vous inquiétez pas, je ne vous ai fait braver aucuns interdits. Les professeurs vous le diront, la cuisine nous est ouverte le week-end. Pour cause : le congé du personnel. Et si je ne m'abuse, nous sommes encore dimanche pour un peu plus d'une heure...
Je me détendais. Mais pas totalement. Je n'avais pas la certitude de la véracité des propos de cet étudiant. Il pouvait toujours nous baratiner. Mais bon... Dans le pire des cas, nous lui jetterons la faute dessus. En attendant, on pouvait trouver de quoi grignoter.
— J'ai bien envie de pâtes, pas vous ?
Gaïa s'enthousiasma. Elle précisa par la suite qu'elle espérait des pâtes de bonne qualité. L'inconnu ricana avant d'ajouter qu'elle ne trouverait que de bons produits ici.
Vu le prix de l'année j'espère bien...
Il sortit d'un placard un grand sachet en carton. Il prit une casserole, la rempli d'eau et fit la fit bouillir. Il se déplaçait dans la cuisine avec une telle agilité que c'était comme s'il y avait toujours vécu. Il chantonnait un air de Starman de David Bowie. J'avais l'impression d'être invisible. Et en même temps, je me faisais toute petite. Les bras ballants, je n'étais pas très utile. Gaïa non plus. Elle restait à côté de moi, les yeux fixés sur l'étudiant. J'aurais presque dit qu'elle le surveillait. Mais elle ne disait rien.
Jusqu'au moment où l'inconnu allait mettre les spaghettis dans l'eau bouillante.
— Rassure-moi, tu ne comptes pas les casser ?
— Pardon ?
— Les spaghettis. Tu étais sur le point de les casser.
L'inconnu argumenta quelques secondes mais c'était fini. La rousse reprit le contrôle de la situation et l'interdit de toucher à quoi que ce soit. Le seul moment où elle parla fut pour demander l'emplacement des ustensiles.
— Une Italienne hein ? me chuchota l'inconnu. Quel tempérament passionné !
Il me fit un clin d'œil. J'y répondis avec un sourire gêné. Maintenant que lui et Gaïa avaient échangées leurs places, je le trouvais beaucoup trop proche de moi. Ce ne fut que lorsque la rousse nous tendit nos assiettes à l'odeur du pesto que je pus respirer. Nous nous étions tous séparés les uns des autres, mangeant debout dans la cuisine.
Finalement, je ne respirai pas si bien. Mon assiette tremblait dans ma main. Elle menaçait de tomber à tout moment. J'engloutis mes pâtes pour vite la déposer dans le lave-vaisselle.
Je me mettais vraiment la pression pour rien.
◈ ◈ ◈
Je fermai la porte tout doucement. Et Gaïa éclata de rire. Je la considérai avec étonnement pendant quelques secondes avant de la suivre.
— Mais c'était qui ? Mais c'était qui ? répétait-elle.
Mes jambes ne tenaient plus et je glissais le long sur mur pour m'écraser par terre. Ma colocataire était allongée au sol, riant tout aussi fort. J'espérais ne pas avoir réveillée les chambres d'à côté.
Et le pire était qu'il n'y avait rien de vraiment drôle. Mais c'était la fatigue du voyage, l'angoisse de la rentrée et surtout l'absurdité de notre soirée. Se coucher après ça était difficile. Je rigolais encore dans mon lit. Quand je m'endormis, je fis un rêve étrange où l'inconnus nous poursuivait dans le château et se téléportait à travers les tableaux.
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