I. Le Pape, à l'envers.

18.07.2023

J'actualisai ma boite mail pour la millième fois de la journée. En plus c'était inutile. Les réponses arrivaient par courrier. Un mail arrivait forcément par la suite, mais il n'était que complémentaire. Et surtout, il ne serait envoyé que le lendemain.

Il fallait donc vérifier la boite aux lettres.

Mais je ne pouvais pas. Du moins pas maintenant. J'étais coincée à table, attendant que mon père apporte la tarte. Et puis il fallait que je sois discrète. Ma famille n'appréciait pas trop le stress que je leur transmettais aujourd'hui. En fait, ils auraient préféré que je ne demande jamais l'inscription pour cette école.

Une école d'artistes.

Et puis quoi encore ? Ils avaient une vision de l'art qui se résumait au tableau accroché dans le salon. Un cadeau de mariage en plus. Ils ne savaient même pas qui était le peintre.

C'est pour ça qu'ils préfèreraient ne recevoir aucune réponse.

— Esmée ? m'interpella ma sœur. Tu fais trembler la table avec ta jambe, tu peux arrêter ?

Je m'excusai. Je n'avais pas remarqué que je tapais du pied. Mon père arriva avec une tarte au citron meringué entre les mains.

Enfin.

Brûler la meringue lui avait pris un temps infini. J'aurais eu le temps d'aller vérifier quatre fois la boite aux lettres. Mon père me servit une petite part, comme demandée. J'adorais sa tarte, mais l'angoisse formait une boule dans mon ventre. J'avais du mal à avaler. Et puis plus vite j'aurais fini, plus vite je pourrais vérifier la boite aux lettres.

Mais le sort avait l'air de s'acharner contre moi. Ou plutôt mes parents, à qui mon projet n'avait pas échappé. Ils ne parlaient pas beaucoup à table. Pourtant, ils avaient aujourd'hui décidé de raconter des anecdotes. Le sujet se détourna facilement vers l'interne qui travaillait actuellement en tant que stagiaire dans l'équipe de ma mère. Forcément. Ils allaient me parler des études de médecine que j'avais accepté de faire si j'étais refusée à Ange de Villier ou bien si je n'arrivais pas à décrocher l'Hydra. Mais dans l'hypothèse où j'irai dans cette école, j'aurai ce diplôme. A quoi bon aller dans l'espace si ce n'était pour décrocher la lune ?

Je préférai mourir que finir que passer ma vie dans un hôpital. Je n'aimais pas les humains de manière générale et encore moins quand ils étaient malades. Leur dédier ma vie n'aurait jamais effleuré mon esprit s'il ne s'agissait pas d'une tradition familiale. Ma mère ? Cardiologue. Mon père ? Ophtalmologue. Ma sœur ? Elle n'en était qu'à sa troisième année d'étude mais allait certainement finir également en « logue ». C'était ce qu'on attendait de moi également.

Mais moi, parce que le monde était bien trop violent, je voulais écrire. M'échapper. Physiquement et mentalement.

◈ ◈ ◈

Ce n'était pas comme s'ils allaient réussir à m'en empêcher plus longtemps. Une seconde après que la table soit débarrassée, j'étais dehors. La chaleur de juillet me fit l'effet d'une claque et ma vue se troubla quelques secondes. J'étais cependant peu ralentie dans mes ardeurs et continua ma route vers la boite aux lettres. Mes jambes tremblaient. Mes mains aussi. Je manquai de faire tomber la clé lorsque j'ouvris le coffret.

Une enveloppe en papier brun était déposée juste au-dessus du tas de publicité. J'inspirai lentement. La signature m'indiquait qu'elle venait bel et bien d'Ange de Villier, mais je fis un effort pour ne pas avoir trop d'espoir. Ils n'envoyaient jamais de lettre si nous n'étions pas sélectionnés. En revanche, je pouvais être sur liste d'attente. Et jamais personne ne refuserait sa place.

Je sentais mon cœur battre de mes oreilles aux bouts de mes doigts. Le cachet de cire me faisait de la résistance. Je ne voulais pas l'abimer, c'était le plus beau cachet que je n'avais jamais vu. Et le seul, accessoirement. Il représentait une lyre sur un soleil, le symbole de l'école. Et d'Apollon également, si je ne m'abusais. Dieu de l'art, il était naturel d'en voir des références. D'ailleurs, l'Hydra elle-même était à la fois une île grecque et le diplôme à décrocher. J'espérai la visiter un jour...

... Et aller dans cette école. Je déchirai l'enveloppe d'un geste vif et en retirai la lettre. Une écriture à la plume, noire et serrée, comme on n'en voyait plus. Ces belles arabesques n'avaient cependant guère d'importance, du moins pas plus que le contenu lui-même du message.

Chère Esmée Cumel,

Toutes nos félicitations. Nous avons le plaisir de vous annoncer qu'à partir du 2 septembre 2024, vous compterez parmi les quinze élèves de première année d'Ange de Villier. Vos talents d'écrivaine ont su nous charmer et nous avons sincèrement foi en votre travail.

Vous recevrez les informations complémentaires via votre e-mail d'ici quelques jours.

Chaleureusement,

Adeline Mountbatten.

Je criai. Je pleurai. Je n'y croyais pas et je me pinçai. Mes parents accoururent, croyant à une blessure. C'était tout l'inverse. C'était l'accomplissement de toutes ses années de travail qui portaient enfin ses fruits. C'était le début d'un rêve.

Et d'un cauchemar pour mes parents. Ils n'avaient pas prévu cette issue. Ils n'avaient jamais pensé que je puisse un jour réussir entrer à Ange de Vallier. Pour eux, l'affaire avait été réglée d'avance : j'irai en fac de médecine. C'était bien pour ça qu'ils avaient accepté ma demande d'inscription. Comme un caprice cédé à son enfant. Mais ils pouvaient bien râler, je jubilais trop pour y faire attention. J'attendrai l'automne pour m'apitoyer sur leur manque de support à mon égard.

Ils avaient joué.

Ils avaient perdu.

Et j'avais gagné.

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