8-2

En un éclair, la lumière d'Harper se rallume à son intensité maximum et m'éblouit de telle sorte que je ne vois pas sa lame voler au-dessus de ma tête pour sectionner les pattes de la créature. Seule la matière visqueuse qui coule sur mon front et mon corps qui s'effondre à nouveau sur le sol me font comprendre que l'oiseau a été touché et m'a lâchée. Je n'ai cependant pas le temps de reprendre mes esprits qu'Harper me saisit par la main pour me tirer avec puissance dans la direction opposée des créatures.

— Allyn, cours ! me crie-t-il en me poussant devant lui pour me donner de l'élan.

La course folle qui s'ensuit me paraît interminable. J'avance dans le noir sans savoir où poser les pieds, guidée par la poigne de mon équipier. La lueur qui sort de ma lampe est bien trop faible, je n'ose toutefois la rallumer de crainte d'attirer encore plus l'attention sur nous. Malheureusement, si nous nous tenons par la main dans un premier temps afin de naviguer dans la brume épaisse qui nous entoure, Lucas se trouve obligé de me lâcher pour nous défendre des oiseaux agressifs.

— Avance toujours tout droit, lance-t-il en couvrant le bruit sec de la lame touchant sa cible. Ne va pas...

Il n'a pas l'occasion de me donner plus de précisions qu'un autre vautour referme ses serres sur ses épaules pour l'emmener dans les airs. J'augmente finalement ma lumière au maximum pour le suivre des yeux, toutefois la brume de plus en plus épaisse rend toute tentative impossible. Les larmes aux yeux, je continue toujours tout droit jusqu'à ce que courir à l'aveuglette me conduise à me prendre les pieds dans un soulèvement rocheux. J'ignore s'il était là depuis le début ou si ce monde est contre moi – ce dont je ne doute plus du tout – mais cela a pour conséquence de me faire chuter en avant pour dévaler la ruelle encore plus rapidement.

La pente est longue et remplie d'obstacles désagréables, je roule sur moi-même sans pouvoir éviter les pierres qui me tailladent la peau et termine ma course contre une porte en bois. Au souvenir de mes courtes observations de tout à l'heure, j'en déduis qu'il s'agit d'une des maisonnettes. Ne croyant pas en ma chance, je me relève péniblement – ignorant la douleur cuisante qui cisaille mes côtes – et je cherche à tâtons la poignée de mon refuge de fortune. Mon cœur bat à tout rompre au souvenir des créatures qui sont à ma poursuite et mes gestes se font imprécis, mais ma volonté est si forte que je n'en démords pas.

Enfin, je trouve ce que je cherchais et ouvre la porte sans demander mon reste. Un croassement terrifiant résonne à mes oreilles tandis que je me jette à l'intérieur de la demeure et referme la porte d'un coup de pied bien placé. Le choc sourd qui s'ensuit me prouve que je l'ai échappé de justesse, mais qu'importe, cela ne m'empêche pas de m'effondrer pour de bon sur le sol.

Des larmes coulent sur mes joues tandis que je me roule en fœtus pour me remettre de mes émotions. Mes côtes me lancinent toujours autant, cependant je ne peux me permettre de laisser la douleur gouverner mes pensées pour le moment. Seigneur, comment vais-je faire pour quitter cet endroit diabolique sans Harper ? L'idée que mon équipier puisse avoir disparu pour de bon me semble invraisemblable. Il paraît en effet impossible que Lucas ait pu succomber à cause d'un vieil oiseau après toutes ces années passées dans les Affres. Non, la vraie question qui subsiste est la suivante : comment va-t-il parvenir à me retrouver dans ce noir absolu une fois qu'il aura tué tous les piafs agressifs qui rôdent dehors ?

Mon Dieu, Allyn, tu es d'un optimisme fou, marmonné-je avant de céder à un rire nerveux. La meilleure chose à faire est de patienter jusqu'à ce que la brume se dissipe. Ensuite, on avisera.

Un nouveau coup sourd résonne contre la porte. Désireuse d'instaurer une plus grande sécurité entre ces oiseaux de malheur et moi, j'attrape la première chaise qui me tombe sous la main et tente de la bloquer sous la poignée. Quand elle me paraît bien calée, je recule pour admirer mon œuvre, puis me retourne afin d'étudier les horizons grâce à ma lampe. La maisonnette est semblable à l'image que je me fais d'une modeste habitation de western, rien ne me paraît d'une quelconque utilité dans l'hypothèse où les créatures parviendraient à démolir la porte. Peu rassurée, je passe donc ma main sur ma cuisse et mon mollet afin de réaliser l'inventaire de mes armes. Lorsque je constate qu'elles sont toujours bien fixées à ma combinaison, je me détends : avec un peu de chance, je serai capable d'en blesser un ou deux avec mon cran d'arrêt avant que les choses tournent au vinaigre.

Les volets de la maison sont fermés – barricadés de planches et de clous – et je n'ose les ouvrir de peur que les oiseaux y lisent une invitation. Toutefois la situation est loin de me convenir : comment vais-je pouvoir retrouver Lucas si je ne sais même pas ce qu'il se passe dehors ? Remarquant alors pour la première fois la porte du fond qui doit logiquement donner sur l'unique chambre de la bâtisse, je m'y précipite dans l'intention d'y trouver une sortie de fortune ; évidemment la manœuvre se révèle inutile puisqu'aucune fenêtre ne vient éclairer la pièce en question.

Frustrée et agacée par ce scénario catastrophe qui me domine de A à Z, je suis à deux doigts de rebrousser chemin dans la brume afin d'en finir avec ces piafs. Après tout, peut-être qu'ils ne sont pas aussi flippants qu'il n'y paraît. Ou peut-être que je peux trouver ici de quoi mettre le feu à un pied de chaise afin de les faire fuir assez longtemps pour regagner la Sphère... Mais en imaginant ne serait-ce qu'une seconde que mon plan foireux vienne à bout de ces volatiles, qu'en sera-t-il de Lucas ? Repartira-t-il lui aussi sans moi ou cherchera-t-il désespérément à me retrouver avant de regagner l'Organisation ? J'ai beau ne pas ressentir une grande estime pour le personnage, je suis loin de l'imaginer abandonnant ses troupes derrière lui.

J'éprouve un grand vide à l'arrêt des chocs sourds qui résonnent contre la porte, tout comme lorsque l'on s'habitue à un bourdonnement de fond et que l'on ne réalise sa présence qu'une fois qu'il a cessé. L'oreille aux aguets, je n'entends même plus le sifflement violent du vent. Préoccupée par ce que cette dimension me réserve, je me mords les lèvres tout en fixant à tour de rôle l'une des chaises en bois non utilisées et la cheminée en pierre qui gît dans un coin du salon. Celle-ci n'est plus en très bon état, mais qu'importe : si je peux trouver de quoi allumer une braise, ce sera amplement suffisant.

Je suis animée d'une détermination nouvelle quand on percute avec force un des volets. J'en sursaute et manque de me cogner par la même occasion. Décidément ce monde est loin d'être bénéfique pour ma tension artérielle. Les chocs se font si vifs et répétés que je ne peux m'empêcher de visualiser la monstruosité qui se cache derrière ces bouts de bois : il n'y a plus aucun doute, j'ai intérêt à m'activer si je veux avoir la moindre chance de m'en sortir indemne.

Habitée par une force que je n'imaginais plus possible du fait de mes blessures, je saisis une chaise en mauvais état et la soulève afin de la jeter contre la cheminée qui m'offre un bord en pierre saillant. Il me faut trois essais acharnés pour parvenir à mes fins. Enfin, le plus difficile reste à faire lorsque je me penche au-dessus de la cheminée avec mon pied de chaise dans l'idée de trouver des allumettes, des silex ou quoi que ce soit me permettant de mettre le feu à ce morceau de bois. Je me relève aussitôt, maudissant mon absurdité, et pour la première fois depuis mon arrivée je remercie le Ciel de m'avoir conduite dans une maison où les lampes à pétrole sont encore de mise. Je cours donc dans la chambre pour y récupérer un morceau de tissu, que j'enroule autour de mon bout de bois, et l'imbibe du liquide inflammable. Dans un élan d'ingéniosité, je parviens même à trouver un morceau de fil de fer dans un des tiroirs du vieux buffet du salon et l'enroule autour du tissu afin de le maintenir en place.

Quand ma torche est prête, je me redirige vers la cheminée, non sans jeter un coup d'œil angoissé vers la fenêtre barricadée qui s'ébranle à chaque nouvelle attaque. La tension est à son comble et mes gestes se font moins précis, tandis que je m'agite dans tous les sens comme une forcenée afin de trouver ce qui pourra peut-être me sauver la vie. Je suis à deux doigts de fabriquer un feu avec deux morceaux de bois – je suis persuadée d'avoir déjà vu ça dans un film – lorsque le son caractéristique d'un briquet qu'on allume parvient à mon oreille gauche.

Croyant dans un premier temps à une hallucination due au stress, je tourne la tête jusqu'à tomber sur l'individu qui me tend son briquet avec nonchalance. Le faible halo de lumière qui provient de la flamme me permet alors de deviner le contour de son visage lisse et de distinguer quelques mèches de cheveux noirs qui tombent en désordre sur son front.

— Tu devrais le prendre, ça sera plus pratique, me dit-il d'un air si décontracté que je le fixe avec des yeux ronds. J'ai l'impression que la fenêtre ne va pas tarder à céder...

***

Quand Aldrik la vit pour la première fois, ce fut comme s'il n'avait jamais quitté Hemera.

Elle était de dos, naïvement postée sur un rocher saillant qui donnait sur un des gouffres dans lesquels il avait déjà entraîné tant de gens avec lui. Et pourtant, il lui paraissait impossible de mener à bien la mission qu'il s'était confiée quelques minutes plus tôt, lorsqu'il avait senti deux nouvelles âmes arriver dans les Affres.

Son humanité avait en effet refait surface avec une telle puissance, que toute la haine qu'il avait inoculée autour de lui durant des décennies lui brûla soudain les entrailles au point de lui faire regretter d'avoir un jour choisi cette voie sanglante.

Son premier réflexe fut de vouloir la pousser de la falaise avant qu'elle ne le voie, afin de venir à bout de tous ces sentiments qu'il avait pour coutume de mépriser. Sans en connaître la raison, il savait que cette fille lui causerait des ennuis ; mais aussi qu'il avait intérêt à ne pas jouer avec son âme comme il se complaisait d'ordinaire à le faire avec les autres Singuliers qui osaient s'aventurer sur ses terres.

Cette décision était la plus rationnelle qu'il pouvait prendre en cet instant, étant donné le conflit intérieur qui se jouait en lui. Il ne la connaissait pas, il n'avait aucune raison de ressentir de la pitié pour cette femme qui n'était là que pour détruire tout ce qu'il s'obstinait à construire avec ses acolytes. Il n'avait même pas vu son visage et c'était mieux ainsi. Beaucoup mieux.

Il allait la pousser, bientôt, quand il se serait approché d'assez près comme il savait si bien le faire sans être démasqué. Elle n'aurait même pas le temps de se retourner pour étudier le visage de son agresseur. Plus que quelques mètres et ce serait bon.

Ce n'était pas difficile d'assassiner un Singulier. Il suffisait généralement de laisser la gravité mortelle de la dimension en question faire le travail pour soi ou d'imaginer une bête assez cruelle, histoire de corser un petit peu leur aventure et d'instaurer des paris entre Anges Noirs. Aldrik était réputé pour son imagination débordante en la matière et il faisait tout pour maintenir son niveau au plus haut.

Il était tellement près d'elle à présent qu'il pouvait sentir son parfum fruité. Son talent pour dissimuler son ombre était un avantage, puisque la jeune femme ne devina à aucun moment son approche. Il était à deux mètres... Plus qu'un seul à présent. Ses bras se tendirent de part et d'autre du corps de la Singulière afin de la pousser efficacement vers les profondeurs du gouffre et étaient à deux doigts de parvenir à leur but lorsqu'une tierce personne cria dans leur dos.

— Anna, derrière toi, attention !

Ce fut suffisant pour permettre à la jeune femme de se retourner et de planter ses yeux terrifiés dans ceux d'Aldrik. À cet instant précis, alors que ladite Anna sortait sa plus belle lame pour se protéger de l'Ange Noir qui la menaçait, Aldrik comprit qu'il ne lui restait plus qu'une chose à faire. Oh, il lui aurait été tout aussi évident de la pousser dans le vide que cinq secondes plus tôt, néanmoins maintenant qu'elle s'était retournée, Aldrik avait la confirmation de ce qu'il avait tant redouté en repérant cette âme quelques minutes auparavant. À vrai dire, cela fut plus un uppercut en plein cœur qu'une véritable révélation de l'esprit, mais le résultat fut le même puisqu'il choisit de s'évanouir dans la nature pour la laisser en vie. Il épargna ainsi l'âme de la pauvre Anna et, par la même occasion, celle de son équipier.

Tout cela en dépit du bon sens et des médisances qu'il devrait affronter de la part des autres Anges Noirs qui seraient bientôt au courant de la faiblesse qu'il venait de démontrer.

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