8-1
- Bienvenue, Allyn ! Bienvenue, ma chère !
La pièce est fidèle à mes souvenirs. En son centre, Loïc Fortin qui m'accueille à bras ouverts comme si j'étais l'enfant prodigue.
- Vous êtes renversante, vraiment, ajoute-t-il en se déplaçant dans notre direction pour nous inviter à nous approcher de la Sphère.
- Quand vous aurez fini de faire votre lèche-cul, déclare Lucas d'un ton cassant, on pourra peut-être commencer.
À la surprise que le directeur adjoint affiche sur son visage, j'en déduis qu'Harper - loin d'être l'homme le plus charmant de ma connaissance - n'a tout de même pas l'habitude de se comporter aussi irrespectueusement envers ses supérieurs. Tout lui semble cependant pardonné aujourd'hui, puisque Fortin continue comme si de rien était.
- Nous avons fait venir le médecin de garde en cas de gros pépin, m'annonce-t-il comme s'il s'agissait là d'une nouvelle rassurante. Mais avec Harper, vous ne devriez rien risquer de très méchant.
- Ils sont sérieux !? s'étrangle Maël. Allyn, tu as bien réfléchi ? Es-tu certaine de toujours vouloir y aller ?
Un regard dans sa direction me suffit pour saisir l'ampleur de son anxiété. Et si ses yeux tristes et ses traits déformés par l'inquiétude n'étaient pas assez parlants à mon goût, il n'y aurait qu'à se rappeler que Maël n'a pas fait preuve d'un seul trait d'humour depuis la salle des armes.
- Tout ira bien, articulé-je en silence, à son unique attention.
- Prête Allyn ? s'enquiert-on avec douceur.
C'est Josias, forcément. Je lui adresse mon plus beau sourire, non seulement parce que sa sollicitude me touche, mais aussi pour me convaincre que je fais le bon choix.
Bon sang, tu ne pars pas à la guerre, ressaisis-toi !
Des fourmillements s'intensifient tout le long de mon corps et au niveau de mes extrémités. Mes mains sont moites, la tête me tourne et mon cœur bat autant la chamade qu'à mon dernier entraînement avec Roxie. Je sens le regard insistant de Lucas posé sur moi. Je suis certaine qu'il guette le moindre signe de faiblesse, la moindre opportunité de me refuser ce pour quoi je lutte depuis presque un mois. Cette idée m'insupporte et m'octroie le courage nécessaire pour faire un pas après l'autre jusqu'à la Sphère de verre.
À présent que je sais ce qui m'attend, la Sphère me paraît nettement plus impressionnante. Ses rouages en bronze sont si complexes, si finement étudiés, que j'en reviens à me demander d'où elle vient et pourquoi je suis l'une des seuls à pouvoir bénéficier de son usage. Josias nous suit, Harper et moi, jusqu'à la petite porte rectangulaire par laquelle je me glisse avec mon équipier. Maël non plus n'est pas loin ; le visage blême et tendu, il me fixe de l'autre côté de la Sphère en m'adressant un signe de la main, avant de crisper cette dernière sur son menton.
- Bonne chance, Allyn, déclare Josias avant de refermer la porte derrière nous. Lucas..., ajoute-t-il d'un ton hésitant, prends soin d'elle.
- Pourquoi tout le monde semble penser que je vais t'abandonner sur un rocher ? lance le concerné, exaspéré. Je rigole, Allyn, précise-t-il quand il croise mon regard alarmé. Si j'avais cherché à te faire du mal, ça aurait été pour t'empêcher de pénétrer dans cette maudite Sphère. Mais maintenant qu'on y est...
- Sur quoi vas-tu te concentrer, puisqu'on ne recherche aucune âme en détresse ?
- Sur une âme que j'ai déjà sauvée. Normalement nous devrions tomber sur un site plutôt calme.
- Normalement ? Tu n'es pas sûr de toi ?
- Je fais rarement des promenades de ce genre quand je vais là-bas. Tiens, tant que j'y pense : si on croise quelqu'un - qui que ce soit - ne lui dis pas que tu es la sœur d'Axel.
- Pourqu...
- Et donne-moi la main, poursuit-il de manière autoritaire, on doit rester unis si tu veux pouvoir me suivre de l'autre côté.
- Eh bah ça commence bien, soupiré-je en plaçant ma main dans la sienne avec une pensée pour ma paume moite qui ne doit pas être agréable au toucher.
Je regarde une dernière fois au-delà du mur de verre et de rouages, distingue les silhouettes des deux hommes qui continuent de nous observer, puis, tout à coup, c'est le brouillard total !
Mon corps flotte comme si toute gravité avait quitté cette Terre et que mon rêve d'enfant devenait réalité. Le seul repère concret qui subsiste réside dans la poignée de main que je partage avec mon coéquipier. Au-delà de ça, tout me semble irréel. Des volutes de gaz tournoient autour de moi, le vertige s'installe à l'instar de mes lectures dans la vie de Marion et mon sens de l'équilibre s'évanouit complètement quand mes cheveux pendent au plafond. Toute rationalité vient d'être écartée. Je ferme les yeux afin de diminuer cette nausée naissante et sens la pression de la poigne de Lucas s'accentuer autour de mes doigts comme s'il luttait pour me maintenir auprès de lui.
Enfin, la tempête se calme et mon atterrissage sur le sol rocailleux dans lequel est implantée la sphère se fait de manière brutale.
- Aïe, murmuré-je en examinant ma main gauche éraflée.
Première coupure. Allyn, tu es une vraie warrior !
- Tout va bien ? s'enquiert Harper tandis que je me relève péniblement.
Inutile de préciser que lui a atterri sur ses deux pieds.
- J'ai toujours eu le mal des transports, m'excusé-je en posant ma main sur ma bouche pour éviter toute mauvaise surprise. Ça va passer d'ici un instant.
Lucas refoule mal un ricanement. J'en profite pour le contempler tandis que nous sortons d'une Sphère similaire à celle de l'Organisation. Soit j'ai atterri sur la tête et je me paye une sérieuse commotion avec délires hallucinatoires précoces, soit quelque chose m'échappe sur les lois de cette dimension.
- J'ai la berlue ou tes cheveux sont plus longs ?
En y regardant de plus près, on peut constater qu'en dehors de ses cheveux bruns qui lui tombent maintenant au niveau des oreilles, la cicatrice de sa tempe a également disparu au profit d'un trait argenté scintillant qui illumine ses yeux gris d'une manière surnaturelle.
- Je te rassure, tu vas très bien. Du moins, dans la mesure du possible, étant donné l'endroit où nous nous trouvons... Il peut arriver que les Affres nous octroient une apparence qui diffère de la réalité. Certains disent que l'on prend l'image de notre âme, ce qui a du sens lorsqu'on y réfléchit.
- Dans ce cas, tu as une très belle âme.
Je me mords la lèvre devant tant d'idiotie. Non, mais quelle gourde... Heureusement, Harper prend la réflexion avec le sourire.
- Toi aussi. Même si je m'étonne que tu aies viré blonde. Je n'avais encore jamais vu ça.
- Quoi !?
Si je n'ai aucun miroir pour vérifier ses dires, mes cheveux sont assez longs pour que je puisse en contempler les pointes. Et à ma grande stupéfaction, je constate qu'il dit vrai.
- Allons bon, il ne manquait plus que ça...
- Au moins, ton petit copain fantôme n'est plus là pour nous assommer d'un nouveau commentaire lourdingue. Je ne sais pas si j'aurais pu le supporter encore longtemps.
Je tombe des nues à l'évocation plus qu'inattendue de Maël.
- Répète un peu !
Lucas ne me fait pas ce plaisir, je suis pourtant certaine de ce que j'ai entendu.
- Donc tu peux le voir ! Je me disais bien !
- Évidemment que je peux le voir, rétorque-t-il, hautain. Je suis un Singulier, non ?
- Et ça ne t'est jamais venu à l'esprit de dire « bonjour » ?
- Crois-moi, ce n'est pas dans son intérêt. Tu devrais suivre mon exemple et commencer à l'ignorer.
- Me montrer aussi cruelle ? Non merci.
- Alors tu le condamnes à une vie d'errance. Ne t'es-tu pas demandé pourquoi il restait à tes côtés au lieu de partir dans l'un des deux mondes ? Soit personne ne veut de lui, ce qui ne s'explique d'aucune façon, soit c'est lui qui s'accroche. Et on n'a pas besoin de s'interroger longtemps pour savoir à qui.
- Donc il errerait par ma faute ? C'est ce que vous pensez tous ?
Avec effroi, je prends enfin en considération nos autres amis Singuliers et le fait qu'ils voyaient Maël depuis le début... Tous ces repas partagés en leur compagnie, la sortie cinéma... et Maël qui ne manquait jamais une occasion de commenter ! Faut-il être à ce point égoïste pour refuser d'accorder son attention à une âme dans le besoin ?
- Tu devrais y réfléchir, conclut Lucas d'une voix ferme. D'autant plus que s'il refuse de suivre les Anges vers Hemera, il ne tardera pas à se faire rattraper par les Affres.
Lucas n'ajoute rien de plus à ce terrible exposé, me rappelant ainsi de manière implicite que la situation actuelle ne se prête pas vraiment à ce genre de débat. Agacée, mais raisonnable, je pivote sur mes pieds afin d'examiner les horizons. À ma grande surprise, nous nous trouvons dans un décor loufoque où des immeubles de plusieurs étages s'alignent dans un paysage rougeoyant digne du Grand Canyon. Par moments, une petite maison en bois vient agrémenter le style rocambolesque de la ville improbable. Mais ce n'est rien en comparaison des étranges oiseaux, semblables à des vautours, qui tournoient autour des grosses antennes de télévision dépassant de certaines fenêtres.
- Si tu ne m'avais pas dit que tu allais te concentrer sur une de tes âmes sauvées, j'aurais tendance à penser que ton esprit est complètement tordu, conclus-je lorsqu'un virevoltant digne des vieux westerns roule entre mes jambes pour terminer sa course dans une bouche de métro désaffectée.
- Tu veux dire que l'esprit de cette pauvre âme n'est pas à ton goût ?
- On se croirait dans un Disneyland post apocalyptique, tout droit sorti de l'imagination de la chenille d'Alice au Pays des Merveilles.
- Je n'aurais pas mieux dit moi-même. Cette dimension a été tout particulièrement difficile à fouiller, c'est d'ailleurs la dernière âme qu'Axel et moi sommes parvenus à sauver avant...
Sa voix s'éteint, il n'a pas besoin de poursuivre pour que je devine la fin de sa phrase.
- Je vais te paraître ignorante en la matière : je ne vois pas trop ce qui pourrait se révéler dangereux dans ce genre d'endroit. Certes, c'est étrange et perturbant, mais pas au point de m'en coller des sueurs froides.
- Ne me fais pas regretter de ne pas t'avoir emmenée dans un endroit pire que celui-ci, grogne-t-il.
Lucas s'est à peine tu que le vent change de direction. Je n'avais même pas réalisé qu'il s'était levé avant qu'il ne souffle avec puissance dans mon dos. Tout se passe alors extrêmement vite, semblable à un éclair, un flash de lumière argentée illumine le ciel avant que ce dernier ne s'obscurcisse entièrement.
- Fais chier, Allyn ! La prochaine fois, rugit Harper, tu te tais avant de commander les emmerdes !
Il ne lui faut pas plus d'une seconde pour allumer un rond de lumière cousu au niveau de son torse. Il n'attend pas non plus que je le sollicite avant d'en faire de même avec la mienne.
- Bon, on en a assez vu pour aujourd'hui, on rentre.
- Quoi, déjà ? Mais on vient seulement d'arriver !
- Allyn, tu sous-estimes complètement le lieu où nous nous trouvons et tu ne sais même pas allumer une lampe ! Cette expédition était totalement prématurée...
Lucas fait mine d'avancer vers la Sphère, je le rattrape à bout de bras.
- Elle le serait moins si tu t'étais donné la peine de m'informer un minimum ! Comment peux-tu espérer que je sois à la hauteur de tes attentes si tu ne me m'offres pas ma chance ?
- Je n'ai aucune attente te concernant, tout ce que je veux, c'est...
Un croassement strident vient perturber le cours de ses revendications. Nous restons immobiles, à nous contempler, les oreilles aux aguets pour déterminer d'où le bruit a pu provenir. Un bruissement d'ailes se fait entendre sur ma droite, rapidement suivi d'un second, puis d'un troisième. Un nouveau croassement, semblable à celui d'un oiseau préhistorique, survient alors depuis l'obscurité profonde.
Je fixe Harper qui me fait signe de ne pas bouger, tout en réglant le faisceau de nos lampes au plus bas afin de ne pas attirer l'attention. Mon premier réflexe est de me demander si les étranges créatures que je sens se mouvoir près de nous sont capables de distinguer nos silhouettes dans le noir, mais cela ne paraît pas inquiéter Lucas. Ce dernier jette un coup d'œil sur sa gauche et grommelle plusieurs injures. De toute évidence, son plan de repli tombe à l'eau puisqu'il a compris, tout comme moi, que les créatures se trouvent du côté de notre billet de retour.
Je retiens de justesse un cri hystérique lorsqu'une aile me frôle, je fais encore moins la fière quand je sens leur présence s'intensifier à nos côtés. Je guette un signe d'Harper, attends désespérément un plan d'action qui va nous sortir de là ; sans résultat. J'en suis à me dire que ces bestioles sont comme les T-Rex dans Jurassic Park, et que tout mouvement de notre part déclenchera les hostilités, lorsqu'un de ces affreux vautours me saute sur la tête. Je sens mes pieds décoller du sol, si bien que je ne parviens pas cette fois-ci à retenir un hurlement strident.
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