6-2
- Allyn, attends ! m'ordonne-t-il en me saisissant par le bras.
Bloquée par sa poigne insistante, je n'ai pas d'autre choix que de me retourner et de lui faire face pour me libérer de son emprise. Il ne le sait pas, mais il risque gros : à présent que nous avons quitté la salle d'étude, je ne suis pas certaine de retenir la main qui me démange depuis quelque temps.
- Tu ne devrais vraiment pas traîner dans cet endroit, c'est malsain.
- Malsain ? répété-je, éberluée. Et pourquoi donc ? Parce que ça donne envie de se donner à fond pour sauver une âme à laquelle on s'attache ?
- Tu n'as même pas encore visité les Affres que tu fais déjà ta liste de courses ! s'exclame-t-il, rouge de colère. Que crois-tu ? Qu'il est évident de libérer une âme par jour puis d'arriver à l'heure pour dîner ? La majorité d'entre nous passe la moitié de son temps à découvrir l'existence de nouvelles âmes que nous ne parvenons jamais à retrouver là-bas.
Sa voix s'est légèrement brisée sur ses dernières paroles, mais pas suffisamment pour me convaincre qu'il n'agit pas par arrogance.
- Et toi alors ?
- Quoi, moi ? réplique-t-il sur la défensive.
- Que faisais-tu là-bas puisque tu n'as plus le droit de voyager pour le moment ? N'étais-tu pas en train de préparer ta propre liste de courses ?
- Ce ne sont pas tes affaires, dit-il d'un ton cassant.
- Oh, pardon, je n'avais pas compris que toi seul possédais l'immense privilège de faire ce que bon te semble tout en surveillant les autres avec des airs de petit chef.
Je croise mes bras contre mon ventre, finalement décidée à éclaircir une bonne fois pour toutes le malaise qui s'est installé entre nous dès le premier jour, lorsque Lucas lève les mains en signe de reddition et s'éloigne dans le sens opposé sans regarder derrière lui. J'hésite un court instant à le rattraper à mon tour, puis finis par abandonner et me diriger vers mes appartements. De toute manière je le reverrai bien trop tôt à mon goût, que ce soit dans la salle de torture ou ce soir, au cinéma. Tout à coup la perspective de visionner le nouveau Marvel dans une qualité médiocre sur mon ordinateur me semble bien plus séduisante que les lunettes 3D.
Il est un peu plus de dix-neuf heures lorsque je retrouve le groupe de Singuliers à l'entrée de l'Organisation. L'entraînement avec Roxie s'est révélé fidèle à lui-même, c'est à dire intense et épuisant à souhait, mais je suis encore en vie. Mieux encore : Maël a finalement accepté de m'accompagner. Je n'ai pas eu à négocier très longtemps : cela se voyait comme le nez au milieu de la figure que mon ami brûlait d'envie de sortir se divertir. Je le soupçonne de s'ennuyer depuis mon emménagement.
- Pas de regrets ? me renseigné-je pour la forme alors qu'il se plante à mes côtés.
- Pas encore.
Son sourire se tord en grimace lorsqu'il ajoute :
- J'ai envie de pop-corn.
- C'est symptomatique, ton corps en réclame pour te mettre en condition, plaisanté-je. Éclaire-moi : je croyais que tu n'avais plus d'appétit ?
- Depuis quand faut-il avoir faim pour du pop-corn ?
- Tu marques un point.
Mon estomac s'agite furieusement à cette pensée.
- Merci Maël..., grommelé-je, maintenant j'ai envie de sucre.
- Une petite entorse au régime draconien est-elle prévue pour ce soir ? me taquine-t-il en zieutant du côté de ma coach sportive.
- Si seulement...
Mon ton plaintif paraît amuser mon colocataire qui s'en donne à cœur joie pour énumérer toutes les sucreries qu'il rêverait d'ingurgiter en l'espace d'une soirée. Ce genre d'épanchement est si rare chez lui, d'ordinaire peu bavard sur sa condition, que j'en conclus que sa venue ce soir était une bonne idée. Même si, au regard de mes collègues Singuliers, il paraît évident que je n'ai pas invité mon « ami » comme il était convenu.
- Ne te crois pas obligée de nous accompagner pour faire plaisir à Alice, murmure-t-on subitement dans mon dos. On pourra se passer de toi si tu te sens de trop.
Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir à qui j'ai affaire. Toutefois, je pivote sur moi-même en affichant mon plus beau sourire afin de bien l'exaspérer :
- Oh, mais tu n'y es pas du tout, Lucas, c'est pour te faire plaisir, à toi, que je viens.
Maël pouffe et je devine à la mine constipée de mon équipier que ce dernier est à deux doigts de débiter un énième propos blessant. Fort heureusement, je suis sauvée par le gong.
- Tout le monde est là ? s'exclame Alice d'un air réjoui lorsque les derniers retardataires nous rejoignent. Parfait !
J'admire ma collègue blonde nous répartir en deux groupes de covoiturage, son enthousiasme est débordant. Par chance, je me retrouve en compagnie de ma coach sportive. Cette dernière m'adresse un sourire éclatant en m'ouvrant la portière et je me glisse sur le cuir des fauteuils avec le cœur léger. Maël nous rejoint quelques secondes plus tard et je retiens à grand-peine un fou rire lorsque je constate que mon pauvre ami a dû se réfugier dans le coffre, faute de place.
- Rassure-moi, ce n'est pas si rare les sorties cinéma ici ? chuchoté-je à l'intention de Roxanne.
- Tu t'interroges à cause de la joie démesurée d'Alice ? Elle est contente parce que ça fait longtemps que vous n'avez pas tous été disponibles au même moment. C'est un véritable casse-tête de tous vous réunir d'ordinaire. Généralement, il y a toujours un binôme ou deux en vadrouille dans les Affres, mais puisque Lucas et toi êtes coincés sur Terre et qu'Hugo s'est foulé la cheville en mission...
- En voiture Simone ! chantonne Alice en prenant place au volant.
Le vrombissement du moteur semble tellement l'exciter que j'ai peur, l'espace d'un instant, qu'elle s'imagine dans Fast and Furious et qu'Hugo, Roxie, Enzo et moi-même nous transformions en victimes collatérales. Il n'en est rien, heureusement, puisqu'elle parvient à intérioriser son bonheur jusqu'à ce que nous soyons sagement garés sur le parking du cinéma. Guillaume me paraît être un conducteur bien plus prudent, car la seconde voiture nous rejoint seulement cinq minutes plus tard.
- Un petit fast-food ? propose-t-il en immergeant du véhicule avec une main sur le ventre pour symboliser sa faim naissante. Je pourrais avaler trois burgers rien qu'en les regardant tellement j'ai la dalle.
- Oh non ! Pas de bouffe de gros, se lamente Lily en affichant sa moue boudeuse de Barbie régime. Pourquoi n'irait-on pas au Coyote qui fume ? Ils font des salades sympas.
- Oui, parce qu'on a tous fait vingt bornes pour manger de la salade, réplique Enzo. Moi, je suis pour un bon plat bien gras, ça fait longtemps que je rêve de manger autre chose que de la salade de chou en entrée.
- On n'a pas fait vingt bornes comme tu dis pour manger des frites, insiste Lily avec condescendance.
- Non, mais ce serait plus agréable de manger un truc que nous n'avons jamais à l'Organisation, souligne Enzo. Lucas ? Juju ? votre opinion ?
- Je suis la Suisse, ricane mon binôme en levant les mains en l'air comme il l'a fait pour clore notre conversation de cet après-midi. Manger fast-food, sushis ou thaï, pour moi honnêtement, c'est la même chose ! Du moment que vous ne m'entraînez pas dans un restaurant de fruits de mer, je vous suis !
- Et toi, Juliette ?
Cette dernière hausse les épaules pour signifier qu'elle n'en a rien à faire et s'allume une cigarette. Je suis étonnée que des individus aux caractères si divergents puissent bien s'entendre au quotidien. Sans doute parce que leurs sorties cinéma se font aussi rares que les sourires sur le visage de Juliette et Lily...
- Il y en a qui ne donnent pas leur avis ici, intervient Hugo en se tournant vers moi. Allyn, qu'en penses-tu ? Frites ou salade de choux ?
Parce que j'ai clairement « la dalle », moi aussi, et que je donnerais tout pour faire enrager Lily ne serait-ce qu'une mini seconde, je ne peux m'empêcher de répondre avec une mauvaise foi machiavélique :
- Si je me souviens bien, ils garnissent toujours leurs burgers de salade, non ?
J'adresse mon sourire le plus innocent à l'assemblée. Certains comme Alice et Guillaume ricanent ouvertement, d'autres comme Roxie ou même mon binôme - ce qui m'étonne - affichent un sourire réservé. Mais le regard venimeux que m'adresse Lily est l'équivalent d'une douche glacée un soir d'hiver. Et voilà, je me suis fait une copine à vie.
- J'ai adoré, intervient Maël en se calant au rythme de mes pas. J'ai cru qu'un démon allait sortir de son corps pour se jeter sur toi. Tu veux un conseil d'expert ? Je pense que cette fille n'apprécie pas qu'on la contrarie.
- Tant mieux, chuchoté-je de peur d'être entendue. C'était ma petite vengeance personnelle pour toutes les fois où elle s'est moquée ouvertement de moi sur le tapis de course.
Lorsque tout le monde a dévoré jusqu'à la dernière goutte de son dessert glacé, sauf une certaine personne qui s'est contentée de fruits à croquer et d'une compote, nous nous dirigeons vers le cinéma où nous avons déjà réservé nos places. C'est pour ma part le meilleur de tous les Marvel, toutefois je doute qu'il faille en remercier le scénario. Il faut me comprendre : je me suis sentie seule si longtemps que la compagnie de mes collègues est un vrai baume au cœur. Je suis bien consciente que tous ne m'apprécient pas - tout comme je ressens moi aussi quelques réserves à l'égard de certains - néanmoins aucune de ces pensées ne parvient à obscurcir le sentiment de bien-être qui m'a envahie dès les premières notes du générique d'ouverture. Un regard en coin vers Maël qui s'est assis à côté de moi et ma gratitude atteint des sommets. J'ignore où je serais à l'heure actuelle si mon meilleur ami n'avait pas croisé mon chemin ; en tout cas, pas assise dans un cinéma à refouler un fou rire, ça c'est certain.
Il est plus d'une heure du matin lorsque je referme la porte de mes appartements derrière moi. Je n'ai pas bu une goutte d'alcool et pourtant la fatigue m'assomme comme si j'avais enchaîné les Cuba Libre de mon dernier anniversaire. C'est donc avec une sérieuse barre au front que je me dirige vers la salle de bain afin de me préparer du mieux possible, pour ensuite m'effondrer sur mon lit.
- Allyn ?
La voix de Maël est si douce que je le soupçonne de s'en vouloir de me réveiller. Et il y a de quoi, je suis si bien... Ne peut-il pas attendre jusqu'à demain ?
- Mmmh.
J'essaye de retrouver les fragments de rêves qui s'éparpillent devant mes yeux, sans espoir. Pourtant je suis persuadée qu'il était agréable.
- Quelle heure est-il ? soupiré-je.
- Euh, une heure et demie. Je suis désolé, je ne te pensais pas déjà endormie.
- La journée a été longue.
Incapable de discerner ses traits dans l'obscurité, je devine que Maël s'est allongé à mes côtés comme à son habitude.
- Rendors-toi, ça attendra bien demain.
- Qu'est-ce qui attendra demain ?
- Si je te le dis, tu n'en fermeras pas l'œil de la nuit.
- Alors que tout de suite, j'ai juste envie de te tirer les vers du nez jusqu'à ce que tu accouches enfin.
- Pas faux.
Sa voix se brise, je l'entends expirer doucement.
- Maël ?
- Mmmh ?
- Est-ce que tout va bien ?
- Je suppose que ça dépend de comment on voit les choses.
Je me redresse sur le côté, aussi inquiète qu'intriguée. Je sens au ton de sa voix qu'il s'est rembruni, même si je ne parviens pas à poser de raison valable à ce brusque changement d'état.
- Que se passe-t-il ? Développe, tu me fais peur !
- Très bien... Comme je savais que tu rechercherais un peu d'intimité pour te changer, j'ai été fureter dans les couloirs pour passer le temps.
- Et tu as toute ma reconnaissance à ce sujet, mais qu'est-ce qui a bien pu se passer pour te mettre dans cet état ?
- Je me baladais à l'étage de tes responsables et j'ai vu de la lumière, alors je suis entré.
- Oh, d'accord... Laisse-moi deviner, ils font partie d'un complot international visant à supprimer tous les fantômes qui rôdent sur cette planète ? suggéré-je, le sourire aux lèvres.
- Ça, je ne sais pas encore. Ce qui est sûr par contre, c'est qu'ils ont enfin déterminé la date de ton premier voyage.
Des frissons cheminent le long de mon échine, tandis que ses mots s'impriment dans ma tête. Se peut-il que je sois finalement endormie et que tout ceci ne soit qu'un rêve dont je me réveillerais désillusionnée ?
- Pour quand ?
Maël est loin de disposer du même enthousiasme quand il prononce le mot suivant d'un air tragique :
- Demain.
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