6-1

— Tu n'es pas à ce que tu fais, Allyn, me sermonne Zacchari. Vide ton esprit, inspire à pleins poumons et expire en trois temps.

Je devine sa soudaine proximité alors j'ouvre les yeux par réflexe pour le dévisager, ce qui lui donne une occasion supplémentaire de me réprimander. Je somnole pendant les vingt dernières minutes de méditation et me dirige en courant à moitié hors de la salle avant que Zacchari ait dans l'idée de me donner des cours supplémentaires sur la salutation au soleil que je ne maîtrise toujours pas. S'il y a bien une chose que je déteste encore plus que les pompes sadiques de Roxie, c'est sortir de cette satanée posture du cobra (ou Bhujangasana pour les intimes).

Puisque j'ai un peu de temps libre avant ma séance avec Roxanne, je décide de me balader dans l'Organisation. À cette heure-ci, la plupart des Singuliers sont absorbés par leurs entraînements divers et les couloirs du premier étage sont tous paisibles. Je m'arrête dans l'angle vitré du couloir afin d'observer les courageux qui s'entraînent dans le sable par ce temps frisquet. Même de loin, je suis capable de deviner leur musculature impressionnante, c'est à se demander s'ils ont l'intention de me transformer également en machine de guerre. Josias n'a pas mis beaucoup de temps pour me convaincre de la nécessité d'un corps athlétique, mais jamais il n'a été question de ressembler à des adeptes du culturisme. Je rigole intérieurement en pensant qu'il me faudrait de toute manière bien des années avant d'en arriver à une telle extrémité, puis je continue mon petit bonhomme de chemin jusqu'à la grande porte en bois ambré que j'ai l'habitude d'éviter.

Ma respiration s'accentue lorsque je pose enfin ma main sur la poignée et que je pénètre à l'intérieur de la vaste salle au haut plafond en arc de voûte. Lors de ma première visite, je n'ai pas pris la peine d'admirer l'étendue de la beauté de cette pièce. À présent que j'en connais toute la dimension mystique, c'est encore plus impressionnant.

Personne ne se préoccupe de ma présence tandis que j'avance à pas prudents le long des étagères de droite. De grandes tables sur ma gauche accueillent de nombreux Singuliers studieux, lorsque d'autres ont préféré rester debout contre un mur ou avachis dans un fauteuil. Tous sont plongés dans le livre qu'ils ont choisi. Aucun murmure, aucun échange avec son voisin. Seuls les bruissements de pages qui tournent viennent troubler le calme olympien de cette étrange bibliothèque.

J'essaye de faire travailler ma mémoire afin de retrouver le rayon dans lequel Josias m'a autrefois fait découvrir les merveilleuses propriétés de cet endroit. Je rôde encore deux bonnes minutes avant de mettre de nouveau la main sur le livre décoré de feuilles de chêne : le livre de Marion. L'émotion est si intense que je sens mes doigts trembler tandis que j'effleure la reliure de l'ouvrage. Ai-je vraiment envie de découvrir d'autres détails sur la vie de cette pauvre femme ? Et si jamais je parvenais à la connaître suffisamment pour la retrouver, Harper accepterait-il de me laisser choisir l'objet de notre première mission ? La curiosité prend le pas sur toutes mes interrogations lorsque j'ouvre enfin l'ouvrage.

« Marion était ravie que ses petits-enfants aient pris le temps de venir la voir dans sa maison de campagne pour leurs vacances scolaires. Bien qu'elle eût préféré que Mégane soit venue seule plutôt que mal accompagnée. Son cadet était en effet d'une telle impolitesse qu'elle avait l'impression d'avoir affaire au nouveau compagnon de sa fille. Le petit frère... qui n'était en fait qu'un demi-frère, il fallait le rappeler. Elle était certaine qu'ils en avaient déjà après la maison, lui et son père. Comme si Marion allait laisser des étrangers de la famille accaparer ses biens...»

Je bascule dans le vide pour la seconde fois. Bien que préparée à ce qui allait se passer, je demeure confuse quelques secondes lorsque mes pieds touchent de nouveau la terre ferme. J'essaye de me rattraper au canapé près duquel je viens d'atterrir, mais c'est sans compter ma nouvelle translucidité. Je vacille donc et m'écrase au sol, aux pieds d'un vieil homme qui somnole dans son fauteuil.

— Arthur, tu ne pourrais pas lâcher cette console et jouer un peu dehors ? lance une jeune fille dans mon dos. Il fait un temps magnifique !

— J'ai rien à faire ici, réplique un petit garçon au ton plaintif.

— Tu n'as qu'à dessiner.

— Avec toi ?

— Non, moi je suis occupée, j'essaye d'écrire tu le sais bien...

Comme cette voix m'est familière, je me lève et me retourne pour détailler les deux individus qui continuent de papoter sur le canapé. La jeune fille ne m'est effectivement pas étrangère : c'est l'adolescente de la dernière fois. De ce que j'ai lu il y a deux minutes à peine, j'en déduis que le petit garçon blond d'environ une dizaine d'années de moins qu'elle est son frère. Un coup d'œil périphérique et je constate que la scène se tient dans le salon d'une maison de campagne. C'est l'été, de toute évidence, et les petits-enfants tiennent compagnie au grand-père qui regarde d'un œil absent la énième rediffusion d'une série policière allemande. Tout comme sa petite-fille, il semble avoir quelques années de moins que la dernière fois que je les ai vus et je suppose donc que cette scène a eu lieu bien avant celle de l'hôpital.

— Tu vas jouer, Marion ?

Mon cœur s'emballe quand je vois la vieille femme avancer d'un pas traînant vers un grand piano adossé contre un renfoncement de mur, à l'autre bout de la pièce. Puisque Marion était alitée la première fois que je l'ai vue, je n'avais pas saisi l'étendue de ses problèmes. Grande d'environ un mètre soixante à cause de son dos voûté sous le poids des années, la vieille dame se déplace si lourdement avec sa canne que j'ai l'impression que cette dernière va céder à chaque nouveau pas. Enfin, elle s'installe face au piano où l'attend son fauteuil roulant. Elle adopte alors un air supérieur de celle qui est fière de se retrouver devant son instrument pour éblouir la boutique.

Aux premières notes, je reconnais Beethoven et sa « Sonate au clair de lune ». Autrefois j'avais une collègue infirmière qui ne vivait que pour ce compositeur, alors j'en ai réalisé des soins en sa compagnie. On sent que le piano est noyé sous la poussière et que les notes ne sont plus tout à fait justes après des années de loyaux services, mais le talent de Marion est indéniable. Elle parvient même à m'émouvoir et tandis que mon cœur se pince à son écoute, je me tourne pour étudier les réactions des membres de sa famille. Je suis étonnée de constater que la jeune pimbêche de service a renoncé à sa grande activité pour filmer sa grand-mère avec le sourire. Peut-être l'ai-je mal jugée finalement ?

Dans son coin, le grand-père explique à son petit-fils qu'il s'agit d'une œuvre de Chopin. Mais Arthur n'a pas l'air ébloui devant la performance de sa grand-mère, sans doute un peu trop jeune pour apprécier du classique, qui vient de surcroît le déranger dans son jeu Pokémon.

Je ne reporte mon attention sur Marion que lorsque les premières fausses notes font leur apparition. Elle grimace soudain, comme s'il s'agissait là d'une douleur à ses oreilles, puis elle essaye de se rattraper, en vain. Le thème lui a échappé et elle est incapable de se rappeler la suite de l'œuvre.

— Et merde, c'est pas un Si ! s'exclame-t-elle soudain avec une vulgarité qui gâche instantanément cette parenthèse émouvante.

Même la petite fille paraît déçue que les commentaires de sa grand-mère soient immortalisés de la sorte dans son téléphone.

— Et pourtant si c'est un Si, poursuit Marion avec un sourire contrit. C'est ainsi que fit le roi...

J'ai à peine le temps de comprendre le jeu de mots douteux de Marion que je me sens basculer à nouveau dans le vide pour revenir dans mon propre monde. Je crois pendant un instant avoir déclenché mon retour d'une façon qui m'échappe encore, lorsque je constate que le livre de Marion n'est plus disposé à m'offrir ses secrets pour le moment. Je lève alors les yeux vers celui qui a ses mains posées sur l'ouvrage si brusquement refermé et ne peux m'empêcher de me figer de surprise devant l'apparition inattendue de mon coéquipier. La bibliothèque ne devrait-elle pas être le dernier endroit susceptible de l'accueillir, étant donné qu'il n'a plus le droit d'utiliser la Sphère jusqu'à ce que je sois prête à l'accompagner ?

— Que fais-tu ici ? me demande-t-il.

Son visage est fermé et son front plissé par la contrariété. Bien, voilà qui s'annonce encore fort agréable.

— Ça ne se voit pas ?

— Tu n'as rien à faire ici.

— Tu devrais changer de disque, répliqué-je alors que la moutarde me monte au nez. Sache que j'ai tout autant le droit que n'importe quel Singulier de me trouver dans cette bibliothèque.

— Tu n'es pas une Singulière, ricane Harper avec un mépris sans pareil. Tu n'es qu'une gamine orpheline qui n'a pas trouvé d'autre moyen pour se créer un nouveau foyer que de s'engager dans une quête hasardeuse. Crois-moi, tu n'es pas la première que je croise ici et les personnes dans ton genre ne font jamais long feu entre ces murs.

J'ignore pourquoi je ne le gifle pas alors que j'en éprouve une terrible envie. Qui sait, peut-être que les cours de Zacchari ont contre toute attente porté leurs fruits ? Ou peut-être qu'Harper doit simplement remercier le fait que nous soyons dans un lieu où le silence est censé régner ? Quoi qu'il en soit, je ne cède pas face à son agressivité et préfère abandonner temporairement le livre de Marion là où je l'ai trouvé après l'avoir arraché des mains de mon coéquipier. Suite à quoi, je tourne les talons sans adresser un seul signe à Harper et sors de la bibliothèque dans l'intention de passer mes dernières minutes de temps libre à me reposer dans ma chambre. Au moins, là-bas, je ne risquerai pas de tomber sur une surprise désagréable. J'ai cependant à peine fait deux mètres dans le couloir que je me fais rattraper par Lucas.


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