5-2

— Hey, Allyn ! répète le Singulier en m'adressant un signe de main m'incitant à les rejoindre.

« Les », c'est en fait le groupe d'amis qui se moquait encore de moi trois semaines plus tôt, sur le tapis de course. Harper fait bien évidemment partie du lot ; bon sang, que me veulent-ils donc ? Désirent-ils profiter de l'absence de ma bienfaitrice pour se payer ma tête une fois de plus ? J'hésite à les rejoindre pour plusieurs raisons évidentes, à commencer par celles que je viens d'énumérer, mais la goutte d'eau est bel et bien mon cher partenaire qui ne fait aucun effort pour dissimuler à quel point l'initiative de son pote lui reste en travers de la gorge.

— Qu'est-ce que je fais ? m'enquiers-je auprès de Maël, un poil perdue.

Mon ami hausse les épaules avec nonchalance.

— Tu es venue ici te faire des amis, non ? Autant aller voir ce qu'ils veulent.

Il n'a pas tort, c'est certain. Hélas, certaines choses sont plus évidentes à dire qu'à faire. Je sens leurs regards fixés sur moi, ai-je viré rouge tomate une fois encore ? Il ne manquerait plus que ça.

— Allez, viens un peu parmi nous, insiste le Singulier qui s'est levé pour saisir mon plateau et le poser à côté du sien, tu es la coéquipière de Lucas après tout.

Ça, ça reste encore à voir, songé-je tristement en contemplant l'expression dégoûtée de ce dernier.

J'ignorais que je pouvais engendrer pareille répulsion chez quelqu'un, mais apparemment, c'est le cas. Dommage qu'il s'agisse, comme par hasard, de celui qui est censé risquer sa vie à mes côtés. C'est à se demander si l'univers ne se fiche pas de moi par moments !

Je m'assieds quand je comprends que je n'ai guère le choix. Cela fait maintenant plus d'un mois que j'ai emménagé à l'Organisation et je suis toujours incapable de me détendre en compagnie des autres Singuliers. Est-ce ma faute ou celle de l'individu antipathique qui ne fait même plus mine de s'apercevoir de ma présence ? Je sais que j'ai du mal à m'adapter aux changements et que ma timidité ne fait rien pour arranger la situation, je ne peux néanmoins m'empêcher d'éprouver de la rancune envers celui qui ne fait rien pour simplifier nos relations.

— C'est le moment de sortir le sourire banane, ma chère, commente Maël en se penchant dans mon dos pour murmurer à mon oreille droite. Tu donnes l'impression de t'être enfoncé un pied de chaise dans le derrière.

— Pas trop fatiguée ? poursuit le même Singulier. J'ai cru pendant un instant que tu allais t'effondrer sur le banc de muscu. Il faut penser à respirer de temps en temps, tu sais.

— Comme si tu pétais la forme lors de ton premier mois d'entraînement, réplique la jeune femme assise en face de moi.

Si mes souvenirs sont exacts – la première journée de présentation est assez floue dans ma pauvre tête fatiguée – ma voisine de table d'humeur taquine se prénomme Alice. Elle dévisage son camarade d'une manière si espiègle que je soupçonne ces deux-là de se prêter fréquemment à ce genre de lutte verbale. Le Singulier ne tarde d'ailleurs pas à riposter malicieusement, tandis que son voisin de droite se penche contre le dos de sa chaise pour m'adresser la parole à son tour.

— Ne fais pas attention à ces deux-là, ils donnent une bien piètre opinion de ce que doit être la sobriété d'un Singulier.

— Sobriété ou solennité ? le coupe le premier Singulier, amusé. Parce que si je ressors les photos de la dernière soirée, je suis persuadé qu'on aura des choses à redire au sujet de ta sobrié...

— Hugo, un petit conseil : arrête de parler pour ne rien dire ou c'est ta langue que tu vas finir par oublier dans les Affres.

Les propos d'Alice génèrent un fou rire général autour de la table. Pour n'avoir réalisé encore aucune mission, je ne peux bien évidemment pas participer à la plaisanterie sans avoir l'air d'une potiche, mais je suis incapable de réfréner le sourire au coin de mes lèvres. De toute évidence, cette petite équipe s'entend à merveille. L'Organisation n'est peut-être pas composée que de sombres abrutis, finalement.

Maël semble partager mon avis. À plusieurs reprises, je le surprends à sourire aux plaisanteries de certains.

Je me détends à mesure que les conversations se poursuivent autour de moi sans que j'en sois le sujet principal, et profite de ce répit pour enfin poser un nom sur chacun des intervenants.

Alice, qui est de toute évidence la plus sympathique des filles présentes à cette table, est également la coéquipière d'Hugo. Ses cheveux blonds remontés en une queue de cheval tressée lui arrivent jusqu'aux épaules et son sourire s'agrandit à chaque nouvelle intervention de son partenaire. Leur relation à tous les deux me rappelle brièvement la complicité qu'Axel et moi-même partagions avant qu'il ne déménage de la maison familiale.

Mes pensées dérivent sans fil conducteur alors que je passe de la coiffure intrigante d'Hugo à la coupe en brosse de Guillaume, son voisin de droite. Si j'ai bien suivi, ledit Guillaume forme une équipe avec la voisine de droite d'Harper, une jeune femme discrète qui ne semble pas vraiment portée sur la plaisanterie. Je l'observe jouer avec ses anglaises du bout de l'index tandis que notre table est de nouveau secouée d'un fou rire qui attire plus d'un regard dans notre direction.

Je ne dédie qu'une courte seconde à Enzo, mon tortionnaire de l'après-midi, et encore moins d'attention à Lily, la « Barbie fuchsia » à laquelle je faisais mention tout à l'heure. Si Lucas me paraît antipathique, je ne sais quoi penser de la coach rousse qui semble le suivre partout comme son ombre. Je n'aurais rien contre elle... si elle ne s'amusait pas depuis mon tout premier jour à se payer ma tête devant mes lamentables exploits sportifs.

— Et toi, Allyn, que penses-tu de nos cours de méditation ? m'interroge Guillaume de manière si soudaine que j'en sursaute.

— Oh, je t'en prie, intervient Alice sans me laisser le temps d'en placer une, pourrions-nous une seule fois parler d'autre chose que de l'entraînement ? Tiens, qui veut venir voir le dernier Marvel avec moi, demain soir ?

— Je l'apprécie de plus en plus celle-là, approuve Maël.

— Ils ont produit un nouveau Marvel ? lance Harper en se redressant dans la seconde, comme piqué par une guêpe particulièrement féroce.

J'en avais presque oublié le son de sa voix.

— Il faut vraiment que tu sortes plus souvent de la salle de sport, Lucas, le taquine-t-elle, partagée entre l'amusement et la commisération. Alors, qui vient avec moi ?

Quand tout le monde s'avère être fan inconditionnel de ces films de superhéros, sauf Juliette qui se contente de froncer le nez d'un air dégoûté, Alice se tourne vers moi en arborant un sourire si démesuré que j'en viens à douter qu'elle soit à cent pour cent humaine.

— Et toi, Allyn ? Tu en es ?

— Oh, j'ai... j'ai déjà promis à un ami que je le regarderai en streaming avec lui.

Ce qui n'est pas un mensonge, Maël et moi avons prévu de le visionner dès qu'il sortirait en bonne qualité.

— En streaming ? répète Alice d'une voix étranglée, comme si je venais de confesser la pire des abominations. Tu plaisantes, j'espère.

— Pourquoi ne pas inviter ton ami à se joindre à nous ? suggère Hugo. Cela nous ferait du bien de côtoyer un peu le commun des mortels.

— Hugo et sa célèbre modestie..., intervient Guillaume, tandis que j'ouvre la bouche pour répondre à la proposition.

— Parce que...

Je n'ai pas le temps d'argumenter plus en détail ou de pivoter la tête vers Maël afin de prendre son avis en considération qu'Alice a déjà décidé pour moi.

— Qu'il en soit ainsi ! déclare-t-elle donc en claquant dans ses mains comme une petite enfant à qui on vient de promettre Noël avec trois mois d'avance. On aura qu'à dîner dehors après l'entraînement, je n'en peux plus de manger tous les soirs entre ces quatre murs.

— Crois-tu que Fortin nous laissera la permission de minuit ? la taquine son coéquipier.

— Étant donné qu'il nous faut attendre que tu aies fini d'éplucher la vie de notre patineuse artistique, je pense que nous avons le temps d'en profiter un peu avant de replonger dans les méandres de la Sphère.

— Patineuse artistique ? répète Guillaume d'un ton flatteur. J'en connais qui ne s'ennuient pas dis donc... Juliette, la prochaine fois que tu tomberas sur un petit vieux hémiplégique, repose le bouquin et laisse-moi choisir à ta place, d'accord ?

La discussion se poursuit inlassablement, mais je n'écoute même plus. Puisque je n'ai pas vraiment l'occasion d'en placer une depuis le début, je n'ose pas protester devant l'étendue de leurs projets et pourtant la tournure des événements me reste en travers de la gorge. Le pire à mes yeux ? Le fait que j'éprouve un certain plaisir face à l'évolution évidente de ma cote de popularité depuis plus d'une demi-heure. Totalement ridicule...

N'est-ce pas ce que j'ai intimement souhaité depuis le tout premier jour ? Je devrais me réjouir et pourtant une ultime pensée m'empêche de savourer entièrement cette victoire : si je me mets à faire des projets avec mes nouveaux collègues Singuliers, que va-t-il advenir de Maël dans toute cette histoire ?

— Ne t'inquiète pas, affirme-t-il à mon oreille, on le reverra ensemble un autre jour.

— Tu pourrais venir avec nous, murmuré-je d'une voix si faible que je doute qu'il m'ait entendue.

— On en parlera le moment venu.

Maël marque une pause avant de conclure, un rictus amusé aux lèvres :

— Après tout, ce n'est pas comme si je devais m'inquiéter au sujet du prix du billet, seulement je risque de le prendre assez mal si d'aventure on s'égare à s'asseoir sur moi pendant les pubs.

***

— Détends-toi, Anna, il n'y a personne ici qui nous veut du mal, murmura Aldrik avec patience.

— Je suis désolée, mais j'ai constamment l'impression qu'il va débouler au détour d'un virage pour nous prendre la main dans le sac.

Comment veux-tu qu'il nous découvre ? Il ne saurait pas où te chercher, même s'il avait l'ombre d'un soupçon nous concernant. Pour eux, tu es partie en mission, tu te souviens ?

Oui...

Très bien. Alors repose-toi, mon ange, et profite du spectacle.

Anna obtempéra, la tête abandonnée sur le buste de son compagnon, et essaya de garder son attention fixée sur les longs serpents de fumée opales qui se mouvaient au gré des envies de leurs dresseurs. Elle les acclama comme le reste du public, lorsque les créatures fusionnèrent pour ne former plus qu'un seul et spectaculaire dragon qui cracha sur eux des volutes de fumée opaque, puis tenta d'attraper cette dernière du bout des doigts. Comme elle aimait ce monde... Tout y était possible. Anna ne parvenait pas à comprendre l'animosité que pouvait développer son espèce à l'égard de celle d'Aldrik. La vie n'était-elle pas plus simple de ce côté-ci de la Sphère ? Et si elle en venait à se confier enfin auprès de lui ? Serait-il capable d'accepter son choix ou déciderait-il de la traquer comme une pauvre âme en détresse ?

Une vive acclamation de la foule en délire la sortit brièvement de ses pensées tortueuses : le dragon venait d'exploser en une pluie de paillettes émeraude qui se répandaient un peu partout sur leurs têtes et cheveux.

Anna soupira. Plus que quelques jours encore à patienter et sa nature profonde serait enfin modifiée comme Aldrik le lui avait promis. Encore quelques jours seulement et elle pourrait profiter de sa nouvelle vie dans les Affres.

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