5-1
Mon cœur fait une embardée. Pendant un instant, j'ai la sensation qu'il va se déloger de ma cage thoracique et sortir par ma bouche avec le peu de déjeuner que j'ai réussi à avaler. Qui ai-je donc voulu duper en pensant pouvoir tenir la route face à ces fous ?
— Allez courage, Allyn, encore trois minutes et on enchaîne avec le programme de récupération, me lance Roxie.
Roxanne Sainclair. Cette jeune femme est sans nul doute possible l'unique coach sportive que je supporte depuis le début de mon entraînement. Il est de mon devoir de préciser que c'est aussi la seule qui a accepté de se charger de mon cas désespéré.
Roxanne est aussi grande et athlétique que je suis molle et à deux doigts de l'asphyxie. Lors de mon premier jour d'entraînement, je n'ai pas hésité longtemps entre la brune au carré plongeant toute souriante et les gros tas de muscles qui patientaient en meute au fond de la salle. Qu'on ne se méprenne pas sur mon compte : j'avais surtout honte d'afficher l'étendue des dégâts à l'un de ces G.I. Joe. Heureusement pour moi, j'ai tiré le bon numéro : non seulement Roxie est loin d'être une pimbêche comme la Barbie fuchsia – j'y reviendrais plus tard – mais en plus de ça, elle s'est révélée être une véritable source d'inspiration dans ce milieu hostile. Après tout, sans elle, je ne sais pas si j'aurais trouvé la force et la motivation de retourner jour après jour dans ce que j'appelle à présent « la salle de torture ».
— Je vais rendre ma purée, parviens-je péniblement à articuler entre deux inspirations difficiles.
Ma vision devient floue tandis que je fixe les secondes s'écouler à une lenteur surnaturelle. Et dire que je ne cours que depuis seulement vingt-cinq minutes...
— Tu exagères, j'ai mis un programme soft pour que tu puisses récupérer des pompes, lance-t-elle de sa voix chantante.
— Tu m'as mis un dénivelé de quatre pour cent !
J'ai envie d'en ajouter dans le genre plainte de gamine épuisée, mais j'en suis incapable tant mon cœur bat la chamade. De toute manière, j'aurais tout aussi bien pu m'adresser au mur : Roxanne est une personne charmante, néanmoins quand il s'agit d'entraînement, plus rien ne compte en dehors de l'objectif qu'elle s'est fixé. Je préfère donc consacrer mes dernières minutes de supplice à une autre distraction et reporte mon attention au fond de la salle, là où mon binôme et sa petite bande s'entraînent joyeusement.
Je ne me formalise plus de l'attitude insupportable d'Harper. Pour être honnête, je suis soulagée qu'il ait décidé de m'ignorer. C'était déjà assez pénible de supporter les regards moqueurs de ses amis lorsque je me suis aventurée dans la salle de sport la première semaine. Ah oui ! La petite nouvelle qui rend tripes et boyaux entre deux entraînements intensifs, ça a fait rigoler bien du monde ! Fort heureusement, les amis d'Harper se sont vite lassés et ma honte quotidienne s'est transformée en une puissante détermination à faire mes preuves.
— Stop, m'annonce Roxie tandis que le tapis de course signale la fin de mon programme. Tu profites de ces cinq minutes de récupération, tu t'étires un peu et puis tu viens me rejoindre dans la zone des poids.
Les poids ?
— Dac, marmonné-je péniblement, car l'air me manque.
Lorsque le tapis s'arrête pour de bon, mes jambes semblent s'être transformées en guimauve. Je réalise mes étirements avec plus de zèle que je ne le devrais, mais je suis si épuisée que je ne peux me mouvoir plus rapidement. Je nettoie alors mon poste de travail, avant de me noyer sous le jet d'eau de la petite fontaine électrique.
Quand j'ai de nouveau les idées claires, je prends mon courage à deux mains et m'aventure en direction du troupeau que j'observais encore quelques minutes plus tôt. Roxanne est à côté d'eux et a rassemblé toutes sortes de poids autour du banc de musculation qu'elle m'a réservé.
— Du développé couché ? deviné-je, estomaquée. Sérieusement ?
— Je croyais que tu aimais ça, se défend Roxie.
— Oui, mais pas après une heure d'endurance physique intense. Ce truc va m'écraser.
— Mais non, ne fais pas l'enfant, voyons. Et je suis là pour te sécuriser, tu le sais bien.
De mauvaise grâce, j'étale ma serviette sur le banc et prends place sur l'instrument de torture. De ce que j'ai retenu de ces quatre premières semaines, la politique de Roxanne en matière d'entraînement est simple : ne jamais s'arrêter dans l'effort. En quinze jours, j'avais déjà perdu mes trois kilos de trop, et durant les quinze qui ont suivi, j'ai constaté une nette amélioration de mes capacités physiques. Ce qui en dit long sur le niveau que j'avais au départ, étant donné qu'aujourd'hui j'arrive à peine à me mouvoir et à parler en même temps.
J'enchaîne les séries depuis plusieurs minutes lorsqu'un des secrétaires de l'Organisation s'approche pour tendre une note à ma coach. À l'expression que cette dernière affiche lorsque ses yeux la parcourent, je devine immédiatement qu'il s'agit de sa mère. Je ne connais pas Roxie depuis très longtemps, mais il suffit d'une séance passée à ses côtés pour comprendre que ses cours sont toute sa vie. Il n'existe qu'une seule chose sur Terre susceptible de la détourner de son obsession pour les entraînements de sadique : sa pauvre mère atteinte d'un Alzheimer précoce. Cette dernière est logée dans une clinique privée non loin d'ici, mais ses crises de démence sont de plus en plus rapprochées et nécessitent la plupart du temps la présence de Roxie pour la calmer. C'est la deuxième fois qu'un de ces messages est délivré lors de mon cours et je sais ce que cela signifie.
— Allyn, je suis vraiment navrée, m'annonce-t-elle, mais je dois y aller.
— Pas de souci, Roxanne, je comprends parfaitement.
Je visualise déjà la douche chaude qui m'attend et pourtant je sais que je suis folle d'espérer alors qu'il me reste encore une heure et demie à tirer avant d'avoir le droit de quitter cet enfer.
— Je vais demander à Enzo s'il veut bien me remplacer, continue ainsi Roxie comme si la question ne s'était même pas posée.
— D'ac, murmuré-je, résignée.
Désespérée, je salue le départ de ma camarade tandis qu'un jeune homme châtain d'environ une trentaine d'années s'arrête à mon niveau. Ses bouclettes courtes ruissellent de sueur sur son front et j'en viens à me demander ce à quoi je peux moi-même ressembler à l'heure actuelle.
— Salut Allyn, me dit-il dans un sourire charmeur, la forme ?
— Comme tu peux le voir, je pète le feu ! répliqué-je en me rallongeant sous la barre.
Quand j'arrive enfin dans mon lit, il est plus de dix-huit heures. Travailler avec Enzo est encore plus dangereux, car il m'est tout bonnement impossible de résister à ses fossettes (ce dont je le soupçonne de profiter allégrement). Mes muscles tremblent sous la fatigue et mes paupières ne sont plus que deux volets rouillés que j'ai un mal de chien à maintenir ouverts. À tâtons, je cherche le jean et le pull que j'avais enfilés en quatrième vitesse ce matin pour le cours de méditation et rampe à moitié vers ma douche qui m'accueille avec un bon filet d'eau chaude se déversant directement sur ma nuque. C'est officiellement le meilleur moment de ma journée !
Je pense m'accorder vingt minutes de sommeil, mais je m'en octroie en réalité plus de deux heures. Ce sont mes voisins Singuliers, peu discrets, qui en se regroupant en masse dans le couloir dans l'intention d'aller dîner, me sortent de ma sieste récupératrice. Résignée, je me lève avec bravoure, effectue quelques mouvements pour détendre mes muscles endoloris, puis vérifie ma tête dans un miroir. Une fois convaincue que ça pourrait physiquement être pire, je me tourne vers Maël avec le sourire.
— Tu viens avec moi ?
Rares sont les instants que nous avons passés ensemble dernièrement et notre proximité me manque terriblement.
— Personne ne semble remarquer ta présence, affirmé-je suite à sa grimace. Peut-être suis-je la seule capable de communiquer avec toi.
Il ne dit rien, ce qui m'oblige à sortir l'arme ultime dans ces circonstances : mes yeux de biche.
— S'il te plaît ?
Le silence s'éternise durant notre lutte de regards, chacun paraissant déterminé à remporter cette manche. C'est sans compter mes années d'expérience dans ce domaine avec Axel : je gagne la bataille haut la main.
— D'accord ! C'est entendu, cède-t-il alors que j'esquisse un petit saut de la victoire. Après tout, c'est beaucoup plus drôle si tu donnes l'impression de parler toute seule.
Je me retiens de lui adresser une petite tape sur la tête – qui n'aurait de toute manière pas servi à grand-chose – puis l'invite à me suivre en direction de la cafétéria.
Le couloir est bondé de Singuliers affamés, mais je n'ai plus besoin de me mêler à la foule à présent que je me suis habituée à la géographie des lieux. Devant le regard amusé de mon colocataire qui ponctue chacun de mes choix d'un commentaire plus ou moins moqueur, je m'efforce de suivre les conseils alimentaires de Roxanne et privilégie les entrées diététiques face au tiramisu fait maison et à la panna cotta qui s'était pourtant vite révélée être une tuerie. J'en suis à sonder la salle du regard, comme lors de chaque repas, dans l'espoir de trouver un petit coin libre isolé du reste de la foule, quand j'entends quelqu'un crier mon prénom quelque part sur ma gauche.
Maël et moi nous consultons du regard, interdits. Ses yeux surpris m'indiquent que je n'ai pas rêvé, ce qui me pousse à scruter la foule dans l'espoir d'y trouver celui qui m'a hélée.
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