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- Tu ne me parles plus ? m'enquiers-je en ouvrant la porte de mon réfrigérateur pour me préparer un sandwich de fortune. Ça devient lassant.

Cela fait moins d'une heure que Léo m'a déposée à mon appartement, après un détour par le cabinet où j'ai enfin pu récupérer mon sac à main. Je craignais que Maël refuse de rentrer avec moi, mais il s'est tout de même installé sur la banquette arrière pour écouter le résumé que j'ai pondu à mon chauffeur attentif. Le sourire que Léo m'a adressé en guise de réponse m'a rassurée, même si le doute continue de pointer le bout de son nez dans ma tête embrumée : ai-je eu raison d'agir de la sorte ? N'aurait-il pas été plus judicieux de demander un délai avant de prendre une telle décision? Bref, qu'importe à présent, puisque c'est fait.

Je m'aventure à rassembler toutes les garnitures disponibles qui m'inspirent, puis cherche au fond de mon placard pour y récupérer mes dernières tranches de pain de mie complet. Une chose est sûre : je n'aurai aucune question à me poser demain au sujet de mes denrées périssables.

- Si, je te parle, et je me fais du souci pour toi. Ce qui est assez logique quand on songe à tes folies de ce week-end.

Face à mon silence, il insiste, la lèvre inférieure pincée en témoignage de son anxiété :

- Ton frère ne voulait pas de cette vie pour toi, j'en suis certain. C'est sûrement dangereux...

- Axel n'est pas mort de son travail, mais d'un accident de la route.

Maël grommelle dans sa barbe avant de poursuivre :

- Tu te souviens de ta patiente agaçante ? Celle qui refusait de t'écouter et changeait de sujet dès que tu mentionnais une nouvelle prise en charge plus efficace ?

- Je te défends de me comparer à cette folle.

- Tu n'en es pourtant plus très loin, réplique-t-il, la joue droite marquée d'une fossette comme s'il réprimait un sourire compromettant. Exaspérante, têtue, casse...

- D'accord, d'accord, soupiré-je, c'est bon, j'ai compris.

Je tente vainement de le foudroyer du regard avant d'exploser de rire pour de bon et de reprendre la conception de mon sandwich. Après une telle journée, c'est une libération de pouvoir enfin se laisser aller.

- Je m'inquiète vraiment pour toi, tu sais.

- Je sais.

- As-tu au moins pensé à ton vrai boulot ? Et ton appart, que va-t-il devenir ? Tu ne sais même pas si ce truc de Singuliers est rémunéré.

- De toute évidence, ce n'est pas un problème pour les autres volontaires.

- Peut-être qu'ils n'ont tout simplement pas de vie.

- Parce que j'en ai une ?

Un élan de colère me parcourt, pas envers Maël, plutôt à l'égard de ma vie en général. Je dois l'avouer, je n'ai jamais été très douée pour me faire des amis. Lorsque je bossais à l'hôpital, je parvenais à maintenir un certain niveau relationnel avec le personnel soignant ; avec la mort d'Axel et l'apparition surprenante de Maël, j'ai décidé de me mettre à mon compte pour éviter de me retrouver en présence d'autres entités spectrales. Autant dire qu'avec cette décision, je me suis entièrement coupée du reste du monde.

- Soyons honnêtes, Maël. Une infirmière qui n'a pour seul proche un coloc invisible, ça craint.

- Merci, ça fait plaisir.

- Tu vois très bien ce que je veux dire.

- Si tu voulais te faire de nouveaux amis, il suffisait de t'inscrire sur Tinder.

- Arrête de dire des conneries, c'est juste cette idée d'être née pour quelque chose de spécial, quelque chose de si extraordinaire... N'as-tu pas eu l'impression d'être tombé en pleine science-fiction, aujourd'hui ? Tu n'as pas pu plonger dans la vie de cette âme avec moi, mais vraiment... c'était indescriptible, Maël ! Et si je dois tenter l'expérience pour sauver ne serait-ce qu'une seule personne, alors je le ferai.

- En dépit de ta vie actuelle ? De ton appart, de ton cabinet...

- Raison de plus, au contraire ! Tu sais très bien que j'en ai ma claque de ma routine, marre de cette hantise à chaque fois qu'on me demande de passer dans une clinique. Et si jamais je me retrouvais en face d'autres individus comme toi ? Je te rappelle que je travaillais en soins intensifs autrefois, je n'aurais jamais supporté de faire face à ce genre d'horreur.

- C'est donc ça qui te perturbe autant ? Allyn, tu ne risques rien à l'hôpital. As-tu déjà aperçu d'autres individus comme moi avant ton accident ? Non... Alors si c'est pour cette raison que tu tiens à t'isoler chez ces fous, rappelle-les tout de suite et annule ta réservation.

- Comment ça, je ne risque rien ? Qu'est-ce que tu en sais ? Je croyais que tout comme moi, tu ne comprenais rien à ce qui nous arrivait.

- Ne change pas de sujet.

- On reste dans le sujet ! Tu mens pour m'inciter à rejeter leur proposition ou tu sais des choses que j'ignore encore ? Tu savais que j'avais le potentiel des Singuliers ?

- Ne sois pas ridicule, j'ignorais absolument tout à leur sujet avant ce matin.

Nous nous affrontons du regard sans ciller. Je doute d'avoir l'air très menaçante avec mon couteau à beurre coincé dans mon poing serré ; de toute manière, Maël sait qu'il ne risque rien, alors il hausse les épaules et part s'avachir dans le salon sans le moindre commentaire. Je regrette immédiatement de m'être laissée emporter alors que ce pauvre Maël n'y est pour rien si la vie s'acharne contre moi. Convaincue d'avoir le moyen de faire aisément la paix avec lui ce soir, je termine la confection de mon sandwich puis rejoins mon coloc sur le canapé afin de dévorer mon dîner devant le premier volet de notre saga préférée.

Hélas, je suis loin des préoccupations de la Terre du Milieu. Mon corps et ma tête sont sujets à une si grosse pression que j'en perds l'appétit, incapable de déterminer qui de Maël ou moi a raison au sujet de l'Organisation. Je ne suis pas idiote, je sais que l'inquiétude de mon colocataire est fondée. Malgré tout, je ne me vois pas tirer un trait sur la proposition que j'ai déjà acceptée.

Après tout, combien d'autres âmes en détresse attendent-elles d'être secourues ? Des milliers, très certainement. Harper doit être un sacré bon élément pour que la direction exprime une telle urgence à l'idée de le voir repartir sur le terrain.

Harper... L'un des points qui m'empoisonnent l'esprit actuellement est le fait de n'avoir peut-être pas assez pris en compte le risque non négligeable que mon futur équipier soit extrêmement difficile à gérer. La relation s'annonce conflictuelle... Mais qu'importe ! Quoi qu'il advienne, je refuse que mon avenir dépende d'un collègue hargneux.

Maël et moi choisissons de ne plus revenir sur le sujet de toute la soirée. Lorsque je me réveille le lendemain matin, il ne fait pas encore tout à fait jour. L'excitation m'a maintenue éveillée une partie de la nuit, alors à quoi bon fainéanter davantage lorsque l'on a conscience de la longue journée qui nous attend ?

- Quand Fortin t'a-t-il dit que les déménageurs passeraient ? m'interroge Maël alors que je m'affaire à entasser l'indispensable dans de gros sacs de sport qui ne m'ont jamais servi.

- Fin de matinée.

J'effectue un tour d'horizon et embrasse mes meubles du regard. Je n'ai pas toujours vécu de bons moments dans cet appartement, mais c'est toute de même une page de mon histoire qui se tourne.

- Et ton job ?

- J'ai contacté une collègue qui va me remplacer le temps de trouver quelqu'un pour racheter mon chiffre d'affaires. D'autres questions ?

- Oui, maintenant que tu en parles : pourquoi tant d'urgence ?

Nous sommes sauvés par le « dring » impromptu de ma porte d'entrée. N'attendant personne avant plusieurs heures, je me demande bien de qui il s'agit. Je ne peux toutefois m'empêcher de remercier ce visiteur mystère pour la distraction qu'il vient de nous apporter.

- Léo ? m'étonné-je lorsque ma porte s'ouvre sur sa silhouette imposante. Il est déjà onze heures ?

Par réflexe, je tends le cou vers l'horloge vieillotte accrochée au mur, à l'autre bout du salon.

- Je suis un peu en avance, je me suis dit que vous auriez peut-être besoin d'une paire de bras pour vous aider à regrouper ce que vous souhaitez conserver à l'Organisation.

Un léger coup d'œil à mon pyjama et il rougit en ajoutant :

- Peut-être aurais-je dû téléphoner ?

- Que... Non, non, je vous en prie, entrez. Vous désirez un café ? J'allais m'en préparer un.

- Volontiers.

Mon salon semble avoir diminué de moitié avec une telle armoire à glace en plein milieu. Je suis ravie de constater que l'Organisation compte au moins un membre sympathique. C'est vrai ça, qui d'autre aurait songé à venir me prêter main-forte pour emballer mes cartons ?

Lorsque nos tasses sont vides et que nous avons terminé d'échanger quelques banalités, je file me doucher après lui avoir demandé de ranger les livres - que j'ai déjà triés - dans un carton prévu à cet effet. Quand je reviens toute fraîche et habillée plus décemment, Léo attend sagement mes nouvelles instructions devant une photo de famille qui nous représente, Axel et moi.

- C'était juste après l'enterrement de nos parents. Axel avait refusé de rester enfermé à la maison, alors avec notre tutrice, on a longé les quais de Seine toute la nuit jusqu'à tomber sur un groupe de musiciens qui s'amusaient avec des percussions. Je crois qu'on n'a jamais eu aussi mal aux pieds que cette nuit-là, à tourner sur nous-mêmes, au rythme des tambours, dans l'espoir d'oublier notre peine.

Léo ne me pose pas la question morbide habituelle. Sait-il déjà de quelle manière mes parents sont décédés ou dois-je y déceler une marque de pudeur ?

Nous nous affairons depuis environ deux heures lorsque l'on sonne à nouveau à ma porte. Je dépose le carton comportant mon ordinateur portable et ses câbles sur la table basse du salon afin d'ouvrir aux quatre hommes de main envoyés par l'Organisation. Grégory est parmi eux et adresse un signe de tête à son collègue. De toute évidence, il n'est pas étonné de le trouver ici.

- Bonjour, mademoiselle Rivière. Voici Hector et Thomas Landreau, ainsi que Matthieu Jacqmin.

Les trois hommes me saluent à leur tour avec formalisme. Les deux désignés sous le même nom de famille se ressemblent si peu que je les soupçonne d'être des cousins éloignés plutôt que des frères. Quant au dit Matthieu, ses traits bourrus vont de pair avec la mine renfrognée qu'il affiche ; apparemment, ce n'est pas la façon dont il avait prévu de passer son dimanche après-midi.

- Un véhicule vous attend pour transporter tout ce que vous jugerez nécessaire à l'Organisation, poursuit Grégory.

Puisque l'appartement que je loue est meublé, je ne m'étais pas inquiétée au sujet de mes maigres possessions. Toutefois, je suis ravie d'apprendre qu'il me sera possible de les stocker dans un garde-meuble de l'Organisation. Quand le dernier carton est pris en charge par le joyeux Matthieu, j'en profite pour laisser un message sur le répondeur de mon proprio. Il serait hypocrite de nier que la promesse de Fortin de régler mes trois mois de préavis a contribué à me faire déménager si rapidement.

Le trajet se fait sans encombre. Puisque la camionnette est trop petite pour accueillir cinq personnes, je prends place au côté de Léo dans sa voiture de fonction. Maël a disparu depuis l'arrivée des déménageurs ; je n'y fais pas plus attention que ça, tant ma boule au ventre grossit au fur et à mesure que l'on se rapproche de l'Organisation. Ai-je vraiment pris la bonne décision ? Est-ce qu'Axel a lui aussi ressenti cette angoisse en réalisant que sa vie était en train de basculer vers l'inimaginable ? Il est normal d'éprouver des doutes au sujet d'une décision prise sur un coup de tête ; mais je ne peux m'empêcher de me demander si ce sentiment de m'être complètement laissé embobiner partira un jour - et si oui - quand.

- Nous voilà arrivés, Allyn.

La voiture s'est arrêtée au niveau des marches en marbre imposantes. Revoir l'Organisation me procure un étrange sentiment. Ce n'est plus une simple demeure aux proportions vertigineuses regroupant des individus inquiétants. Aujourd'hui, c'est mon nouveau foyer. Cette idée me décoche un sourire timide tandis que je claque la portière du véhicule. Sourire qui s'estompe lorsque mon attention se porte en haut des escaliers, là où m'attendent deux silhouettes connues.

La première n'est autre que celle de Josias qui n'hésite pas à me rejoindre en bas des marches pour écarter ses bras en guise de bienvenue. Je le laisse effectuer son embrassade cordiale, les yeux orientés vers le deuxième individu moins enthousiaste. Harper ne me regarde même pas. Les poings serrés à s'en exploser les veines, il fixe un point sur ma gauche comme si croiser mon regard était la pire des choses qui puissent lui arriver.

- Bienvenue chez vous, ma chère Allyn, m'annonce Josias d'un ton chaleureux.

Du coin de l'œil, je devine que Léo a sorti du coffre le sac de sport où j'ai entassé mes affaires de première nécessité afin de le déposer à mes pieds. Je me retourne à peine cinq secondes pour le remercier, qu'Harper en profite pour filer. Apparemment, il souhaitait juste vérifier que les dires de Fortin étaient fondés.

Je m'interroge encore sur le comportement de mon futur coéquipier quand Josias m'invite à prendre possession de mes appartements. Derrière moi, la camionnette arrive à son tour. J'acquiesce donc, désireuse d'occulter le visage grognon de Lucas, puis hisse mon sac en bandoulière sur mon épaule afin de me concentrer sur mon aménagement et le début de ma nouvelle vie.

***

Anna contempla un long moment le bâtiment aux colonnes blanches, agrémentées d'ornements métalliques luisants. Sceptique, elle se demandait comment un si petit édifice pourrait satisfaire toutes ses attentes. Elle avança d'un pas vers le muret en pierres qui bordait la colline et se pencha pour étudier l'arrière de la construction. Un souffle froid et putride, provenant du gouffre au-dessus duquel elle se penchait, lui glaça alors l'échine. Mais sa curiosité était bien trop grande à satisfaire. Elle se risqua plus encore en avant, décollant un pied du sol pour gagner de la marge... jusqu'à ce qu'un bras venu de nulle part lui entoure la taille et la tire en arrière pour l'éloigner du muret.

- Prudence, Anna ! J'en ai vu tomber pour moins que ça, ne t'a-t-on donc jamais mise en garde contre la fosse des songes ?

Anna pivota de trois quarts vers son sauveur puis esquissa un sourire amusé. Elle détailla l'homme aux yeux noirs qui la dévisageait de ce regard soucieux qui lui allait si bien, malgré son allure de méchant de bande dessinée.

- Disons que je préfère écouter les conseils de mon guide touristique, lança-t-elle, taquine.

- Je ne trouve pas ça drôle. Je te rappelle que tu n'es pas encore comme moi : ce monde peut te tuer s'il en trouve le moyen.

- Je voulais juste étudier l'architecture du manoir, se justifia Anna, la mine boudeuse. Tu m'as tant vanté les beautés de cet endroit que j'étais étonnée de le trouver si petit.

- C'est parce que tu ne regardes pas au bon endroit, sourit-il.

Anna laissa sa main tomber dans celle de son guide et suivit ce dernier vers un petit chemin de pavés lisses qu'elle n'avait encore pas remarqué.

- Ce n'était pas là tout à l'heure, affirma-t-elle.

L'homme ne répondit pas. Ils marchèrent sur quelques mètres de manière à longer le muret, sans pour autant tomber dans l'attraction mortelle du vide, puis se posèrent sur un petit rocher en hauteur. Anna put alors contempler ce que les colonnes massives masquaient jusqu'à maintenant.

- C'est magnifique, Aldrik ! s'exclama-t-elle, éberluée par la hauteur vertigineuse des multiples tourelles disposées le long de la falaise. On croirait le manoir taillé à même la roche !

Anna n'osait plus regarder en direction du vide en dépit des bras qu'Aldrik avait placés avec prudence autour de sa taille, malgré tout elle soupçonnait les tourelles et autres ramifications de la demeure de se prolonger au-delà du brouillard.

- Je pourrai bientôt y rester avec toi, n'est-ce pas ?

- Nous y vivrons tous les deux, oui, lui confirma-t-il en déposant un léger baiser sur les cheveux blonds de la jeune femme. Bientôt.


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