3-3
Josias me laisse digérer cette information, le temps pour lui de me désigner un nouveau couloir gigantesque suite à un angle à quatre-vingt-dix degrés. Celui-ci est pourvu d'un mur vitré depuis lequel il nous est possible d'observer les jardins du manoir. J'ai peu de temps pour visualiser l'ensemble, car nous ne nous arrêtons pas, mais mes yeux se portent tout de même sur le terrain d'entraînement de style militaire et l'immense cour d'athlétisme où une vingtaine d'individus s'agitent en rythme.
- Vous voulez dire que ces gens existent ? Pour de vrai ?
Mon ton indique que je suis loin d'être convaincue.
- Exactement, poursuit-il avec sérieux. Tout comme les autres individus décrits dans l'ensemble des ouvrages de notre bibliothèque. Ce sont les fameuses victimes des Anges Noirs, que nous appelons communément les « âmes grises ». Cette bibliothèque, mademoiselle Rivière, est l'essence même de cette institution. Sans sa capacité à générer un nouvel ouvrage pour chaque âme engloutie par les Affres, rien ne serait possible.
Josias patiente, le temps pour moi de digérer l'information, puis reprend :
- Chaque Singulier désireux de se voir attribuer une mission se doit de choisir un ouvrage au hasard et de s'imprégner de la vie de ses occupants afin de retrouver l'âme concernée. C'est au Singulier de comprendre cette âme et de découvrir l'étape clef de sa vie dans laquelle elle aura choisi de se réfugier au sein des Affres.
- Si j'ai bien compris, l'interromps-je, chaque livre correspond à une âme en détresse dans les Affres ? Ces mêmes âmes dont parlait monsieur Fortin tout à l'heure ?
- C'est cela, acquiesce Josias, apparemment ravi de me voir intégrer les informations si rapidement.
- Mais il y en a des centaines, voire des milliers !
- Et il en apparaît chaque jour davantage, confirme-t-il avec gravité. D'où l'intérêt de reformer des équipes de Singuliers opérationnelles au plus vite lorsque l'un des membres vient à disparaître prématurément. Leur tâche n'est pas de tout repos, Allyn, si vous acceptez ce travail, vous serez dans l'obligation de vous maintenir en parfaites conditions physique et mentale. Certains regrettent parfois de s'être laissé séduire par le côté mystique du projet sans avoir assez réfléchi aux conséquences, mais je dois bien avouer qu'ils ne représentent qu'un infime pourcentage de notre organisation.
En état de choc, je presse le pas pour rattraper l'avance qu'a prise Josias dans le couloir. Qu'on ne se méprenne pas : bien entendu que j'ai l'esprit ouvert, sans cela, je serais devenue folle après avoir rencontré Maël. Seulement là... ça dépasse l'entendement.
- Qu'en est-il de la femme que j'ai vue dans ce livre ? Est-ce qu'un autre Singulier va prendre la relève ou alors personne ne s'y intéressera, maintenant que j'ai ouvert cet ouvrage ?
- Voilà une question très pertinente, me complimente-t-il. Pour que cette âme vous soit réservée, il aurait fallu que vous posiez le cartouche de votre équipe sur la rainure de l'ouvrage, une série de neuf chiffres qui vous désigne, vous et votre équipier. Puisque nous sommes partis sans marquer le livre en question, tout Singulier est libre de s'y intéresser de plus près.
- Il y en a tellement... Marion n'est pas près d'être sauvée.
- Comme de nombreuses autres victimes des Anges Noirs, malheureusement.
- Et comment l'équipe fait-elle pour se familiariser avec l'âme d'un ouvrage ? Est-ce que les deux Singuliers se succèdent à la lecture à tour de rôle ou est-ce qu'un seul d'entre eux se charge de cette tâche ?
- Un seul d'entre eux, me confirme Josias. L'immersion dans la vie d'une âme perdue peut parfois se révéler quelque peu chaotique ou brutale, ce qui implique que les deux équipiers alternent leurs rôles lors de chaque mission et qu'un guide spirituel est toujours à leur disponibilité lorsqu'ils en éprouvent le besoin.
- Guide spirituel... allons bon, persifle Maël.
Dès la veille au soir, j'ai vite compris que le manoir était grand, mais j'étais loin de me douter à quel point. Il nous faut en effet une heure et demie pour en faire le tour, en passant par les jardins et le centre aquatique, pour terminer devant une porte imposante du troisième étage.
- Après vous, Allyn, me dit Josias en s'inclinant légèrement pour me laisser le devancer.
J'hésite quelques secondes à la vue des deux gardes qui encadrent la lourde porte noire à double battant, puis ose enfin saisir la poignée froide de forme allongée pour pénétrer vers l'inconnu. Tous les indices ici présents me poussent à croire qu'il ne s'agit pas là d'une pièce ordinaire, mais que Josias l'a choisie spécialement pour sceller notre visite avec le plus incroyable des secrets de leur Organisation.
- C'est une bulle, constate Maël. Une grosse bulle de verre. C'est pour les soirées aquarium ?
J'écarquille les yeux afin d'observer par moi-même de quoi il est question. Bien évidemment, la plaisanterie de mon ami blond l'a obligé à occulter tout le reste : nous sommes face à une immense sphère de verre, certes, mais celle-ci est ornée de rouages bronze et or semblables aux engrenages de la sculpture du hall d'entrée, ce qui donne à l'ensemble une dimension mystique impressionnante. La preuve étant que j'en ai le souffle coupé et que je me retrouve comme une idiote, à fixer la sphère avec la bouche entrouverte.
- Nous voici dans la pièce principale de notre entreprise, déclare Josias avec fierté. Sans cette merveille, rien de tout ce que nous avons accompli jusqu'à présent n'aurait été envisageable. Mais je vous en prie, approchez-vous, Allyn, que je vous explique rapidement son fonctionnement.
Je dois secouer la tête pour reprendre mes esprits. Curieuse de comprendre l'intérêt d'une telle splendeur dans l'accomplissement de la quête des Singuliers, je m'avance vers Josias et m'arrête sur sa gauche afin de détailler tous ses faits et gestes.
- Vous voyez cette mince ouverture ? me demande-t-il en pointant de l'index une forme rectangulaire de la taille d'une petite porte sur la courbure de la sphère. C'est par cette entrée que les Singuliers se glissent à l'intérieur. Bien entendu n'importe qui serait capable d'en faire de même, c'est après que les choses se corsent.
Josias m'indique où regarder d'un signe de tête. De toute évidence, il ne tient pas à me faire pénétrer dedans pour pimenter notre visite guidée. Risquerais-je d'activer quelque chose malgré le fait que je n'aie pas accepté d'être considérée comme un Singulier ? D'ailleurs, ne devrait-on pas plutôt dire Singulière me concernant ?
Voilà que je me disperse sur des détails insignifiants...
- Dois-je comprendre que cette sphère est la porte interdimensionnelle à laquelle monsieur Fortin faisait référence avec tant d'engouement ?
- Exactement, sourit-il. Le procédé est tout simple : chaque équipe pénètre dans la Sphère lorsqu'elle pense savoir où trouver l'âme perdue qu'elle a pour mission de sauver. C'est ici que le travail spirituel prend toute son importance : le Singulier qui a étudié l'histoire de l'âme en détresse doit visualiser l'endroit où il la suspecte de s'être retranchée, afin d'entraîner son partenaire avec lui. L'équipe se retrouve alors propulsée vers la destination en question par l'intermédiaire d'une autre sphère ancrée dans le souvenir. Je vous accorde que cela doit paraître assez farfelu, ajoute Josias lorsqu'il prend note de ma confusion, mais je vous assure que tout vous semblera parfaitement clair si vous décidez de suivre l'entraînement des Singuliers.
J'acquiesce pour la forme, perdue dans mes pensées.
- Pourquoi les appelle-t-on comme ça ? Les Singuliers. Pourquoi pas les sauveteurs d'âmes ou un truc du genre ?
Josias me jette un coup d'œil étrange, pourtant ma question est tout ce qu'il y a de plus légitime.
- Parce que les Singuliers sont humains et pourtant uniques en leur genre, autant par leur don que par leur altruisme. Nous trouvions que cette appellation leur convenait parfaitement.
Vu comme ça, effectivement... J'ai des centaines de questions qui se bousculent à présent dans ma tête, si bien que je ne parviens plus à réfléchir correctement. C'est simple, j'ai l'impression d'être à la fin de mon stage de soins intensifs au bout duquel j'étais incapable de me rappeler clairement toutes les informations qu'on m'avait forcée à intégrer. À vrai dire, je ressens un grand besoin d'air frais, de courir loin de ce manoir étrange et d'avaler la petite pilule bleue de Matrix afin de reprendre tranquillement le cours de ma vie devant la rediffusion de ma série télé préférée.
Seulement voilà, si Axel, ma tutrice et mes parents m'ont toujours reproché une chose, c'est bien d'agir sans réfléchir aux conséquences.
- Josias ? dis-je lorsque je sens le silence devenir trop pesant. Harper semble persuadé que je ne serais pas à la hauteur si jamais j'acceptais de me joindre à vous. Sauriez-vous m'expliquer pourquoi ?
- Je ne peux que le deviner, néanmoins, je refuse de m'exprimer à la place d'un absent.
- Même si cela parvient à me convaincre de rester parmi vous ?
Ma phrase-choc a le don d'en surprendre plus d'un : j'entends Maël feuler d'indignation dans mon dos.
- Je pense que vous ne devriez pas vous focaliser sur son avis, mais plutôt vous fier à votre propre intuition. Les gens qui souffrent sont souvent de mauvais conseil.
- En dépit du fait que l'avis en question provient de mon futur partenaire ?
- Spécifiquement dans ce cas précis. Vous avez l'étoffe d'une Singulière comme votre frère, Allyn, et je suis persuadé que monsieur Harper se fera à votre compagnie. Il faut juste lui laisser un peu de temps pour s'acclimater. Après tout, dix longues années de travail d'équipe ne peuvent pas s'effacer aussi facilement.
Nous demeurons silencieux tandis que nous empruntons les marches pour revenir dans le jardin gigantesque. J'avais raison hier soir : un lac se devine au loin, malgré la densité bucolique qui entoure le manoir. Je me demande si nous avons quitté les Pyrénées-Orientales au profit de l'Ariège.
- Désirez-vous vous attarder un peu dans les jardins ou rejoignons-nous monsieur Fortin ? me demande Josias, m'interrompant ainsi brutalement dans mon égarement.
Il n'est pas difficile de comprendre ce que dissimule son interrogation : Josias désire savoir si j'ai pris une décision.
- Allyn, tirons-nous d'ici, insiste Maël.
Curieusement, je ne réfléchis pas longtemps à ma réponse. Elle est en réalité déjà toute tracée depuis les révélations troublantes de la bibliothèque, mais je ne réalise qu'à présent que je dois la formuler à haute voix. Un léger coup d'œil vers mon fantôme préféré et les jeux sont faits, j'ignore son regard implorant et me tourne vers Josias :
- Allons lui annoncer que Lucas Harper va devoir reprendre du service.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top