3-2

Il en découle que monsieur Marvan désirait simplement me faire visiter leur bibliothèque. Et pas n'importe laquelle : je n'en ai jamais vu de telle ! La salle présente des dimensions si astronomiques que le calme olympien qui y règne donne l'impression d'être entré dans une église.

J'avance avec prudence et respect, fascinée par les moulures du haut plafond, lorsque mon regard se pose sur des individus tout de noir vêtus et captivés par la lecture de gros ouvrages poussiéreux. J'ignorais que l'institution de monsieur Fortin encourageait autant la culture, à moins que les livres en question ne se composent que de récits fantaisistes...

— Ça ne vous plaît pas à Loïc et vous, la petite combi noire moulante ? murmuré-je en désignant d'un signe de tête la tenue de nos voisins studieux.

Josias sourit et m'invite à le suivre vers une rangée de livres anciens.

— Allez-y, Allyn, choisissez-en un.

— Que je prenne un des livres ?

— Celui qui vous inspire.

Intriguée par cette étrange requête, j'étudie les reliures toutes plus belles les unes que les autres pour m'intéresser à celle dont le titre est orné de feuilles de chêne. L'ouvrage est lourd, si bien que j'en repose une extrémité sur le coin de la bibliothèque afin de soulager mes bras.

— Ouvrez-le, me presse Josias.

La couverture est tout aussi raffinée et c'est un plaisir de passer les doigts dessus pour sentir le relief des lettres gravées. Toutefois, je me demande ce que Josias veut que je fasse d'un truc pareil. La dernière fois que j'en ai vu un capable de soutenir la comparaison, c'était à la médiathèque de mon quartier et ça s'appelait « Encyclopédie Universalis ».

— Allez, ce suspense me tue. Ouvre-le qu'on en finisse, soupire Maël.

Je lui jette un regard en coin, puis ouvre le gros recueil au hasard dans les pages du milieu. L'écriture est moderne et dépourvue d'enluminures ou tout autre décoration. Au lieu de cela, j'ai l'impression de me retrouver face à un roman comme un autre, imprimé par erreur dans une reliure de grande valeur. J'ai conscience des deux regards qui m'examinent attentivement, ce qui commence un tout petit peu à m'agacer, si bien que je me lance dans la lecture de la première ligne.

« Marion se réveilla de manière brutale, la gorge encombrée et le souffle court. Persuadée de se trouver dans le lit de son époux – soigneusement déplacé au rez-de-chaussée de leur grande maison pour plus de prudence – elle se mit en tête de se redresser afin de soulager sa vieille vessie qui la faisait atrocement souffrir. Elle gémit : quelque chose entravait ses mouvements. Marion ouvrit alors les yeux et découvrit l'étrange décor dans lequel elle reposait sans savoir comment elle avait pu y atterrir. L'angoisse la saisit à la vision des murs ternes et sans personnalité de cette chambre inconnue. Sa famille avait-elle décidé de l'abandonner dans un hospice de vieillards ? »

Je vois tellement de petits vieux dans la misère à longueur de journée que je songe dans la seconde à troquer ce roman contre un autre livre plus palpitant, mais l'idée m'a à peine effleurée que je me sens basculer vers l'avant, comme prise de vertiges. J'essaye d'appeler Maël à l'aide, mais je ne perçois plus sa présence rassurante à mes côtés. La tête me tourne, mon corps perd tous ses repères et je me sens soudain plonger dans le vide comme lorsque Magalie et moi avions testé la Tour de la Terreur de Disneyland Paris. Enfin, je reprends pied et rouvre les yeux. Ce petit manège a été si désagréable que j'en viens à me demander si le brunch n'a pas été épicé d'une substance que j'aurais dû redouter. Je me tourne en direction de Josias, dans l'intention de lui soumettre mes interrogations, lorsque je risque l'infarctus : je ne suis plus dans la bibliothèque.

J'inspecte les environs avec angoisse. J'en viens à tourner comme une folle sur moi-même dans l'intention de comprendre ce qui a bien pu se passer ; quand enfin mes yeux se posent sur l'inimaginable. Devant moi, allongée sur un lit d'hôpital et les poignets solidement attachés aux barreaux de sécurité, se trouve Marion, la vieille femme de l'histoire. Elle est presque telle que je l'avais imaginée, à quelques kilos près. Son air apeuré me fait peine à voir. De toute évidence, j'ai atterri à l'instant même où je me suis arrêtée de lire. Mais suis-je vraiment entrée dans l'histoire ? C'est impossible !

— C'est cette chambre ! crie une voix aiguë dans mon dos.

J'ai à peine le temps de me retourner que je vois la porte s'ouvrir avec fracas pour laisser entrer une jeune femme brune et un vieil homme à la mine soucieuse. J'hésite sur le comportement à adopter en leur présence : vont-ils se demander ce que je fiche ici ou vont-ils naturellement me prendre pour un membre du personnel de l'établissement ?

Au final je n'ai pas à réfléchir longtemps : les deux protagonistes me passent au travers du corps avant que je puisse dire « ouf ». J'ai alors l'impression que toutes mes cellules se sont temporairement dispersées comme un nuage de moucherons, ce qui est fort désagréable. Est-ce cela que ressent Maël à chaque fois que quelqu'un le traverse par mégarde ?

— Tout va bien Marion ? s'informe le vieil homme soucieux. Ils t'ont attachée ? Pourquoi t'ont-ils attachée !?

— Elle a dû attaquer les infirmières, répond la jeune femme qui l'accompagne.

Cette dernière est beaucoup plus sèche et distante que celui que je soupçonne d'être l'époux de Marion. Tout dans sa posture indique qu'elle n'est pas forcément ravie d'être ici, au chevet de la vieille dame pour laquelle elle ne semble éprouver aucune compassion. J'ai souvent affaire à ce genre de drames familiaux, si bien que je regrette une fois encore d'avoir mis la main sur le mauvais bouquin. Quitte à faire une excursion en quatre dimensions dans un monde imaginaire, n'aurais-je donc pas pu trouver un roman de Tolkien ou de J.K Rowling ?

— Il faut la sortir de là, c'est n'importe quoi.

— Pépé, réfléchis ! Si on la laisse là plus d'une journée, les médecins pourront s'occuper d'elle. Tu as entendu tout comme moi qu'elle a besoin de passer des radios.

— Tu as soif ? demande-t-il à Marion sans prêter la moindre considération aux propos de sa petite-fille.

Marion est incapable d'articuler quoi que ce soit, trop occupée à les contempler tous deux comme si elle les rencontrait pour la première fois. Mon cœur se serre lorsque je me souviens de sa pauvre vessie en détresse et de la douleur qui en résultait. Puis-je faire quelque chose pour elle ? J'essaye de cogner sur la table à roulettes, m'approche des trois protagonistes en agitant les bras comme une demeurée, mais rien n'y fait : je suis invisible, inexistante face à leurs cinq sens.

— Détache-moi, réclame soudain Marion en plantant son regard dans les yeux de sa petite-fille.

— Non.

— Détache-moi, Mégane !

— Non, soutient-elle inflexible, tu n'avais qu'à te tenir correctement. Si les aides-soignantes t'ont attachée, c'est qu'elles avaient une bonne raison de le faire.

J'écarquille les yeux lorsque je constate que Marion s'est mise à grogner comme un chien en colère. Dans quelle histoire de famille tordue suis-je donc tombée ?

— Il est temps de rentrer Allyn.

La voix de Josias me paraît venir d'outre-tombe. Toutefois, elle est un vrai soulagement. Je cligne des yeux pour vérifier qu'ils fonctionnent bien lorsque la peau de mes avant-bras devient translucide, puis ressens à nouveau cette sensation de vertige peu agréable qui me fait quitter ce monde de fantaisie pour regagner le mien.

— Bon voyage ? s'enquiert mon guide avec un large sourire.

Mes jambes sont en coton, si bien que je remercie Josias sans qui le lourd roman et moi aurions réveillé toute la bibliothèque en tombant sur le parquet ciré.

— Allyn, tout va bien ? intervient Maël d'un air inquiet. Tu es toute pâle.

— Bon sang, mais qu'est-ce que c'était que ça ? m'exclamé-je peut-être un peu trop fort pour l'endroit où nous nous trouvons. Vous m'avez droguée ou quoi ?

Josias me gratifie d'un nouveau sourire malicieux et me reprend le livre des mains pour le ranger à sa place.

— Peut-être serions-nous plus à l'aise pour en discuter en poursuivant notre visite, lance Josias en me désignant la porte que nous avons franchie quelques minutes plus tôt. Il s'agit de ne pas perturber les excursions des autres Singuliers.

J'acquiesce sans réfléchir et suis mon guide vers la sortie en dévisageant chaque Singulier que nous croisons avec intérêt. À présent que je me concentre sur leurs expressions, il est évident que chacun semble perdu dans la contemplation des lignes des ouvrages qu'ils tiennent entre leurs mains. Sont-ils donc tous plongés dans des aventures fictives ? Mais dans quel but ? Je ne comprends décidément pas l'intérêt d'un tel exercice.

— Il est normal que vous vous sentiez quelque peu déboussolée, poursuit Josias avec un calme déconcertant. Mais je vous assure que l'on s'y habitue rapidement.

— Parce que vous avez déjà basculé la tête la première dans un roman de fiction ? répliqué-je, abasourdie.

Josias me jette un coup d'œil rapide et ouvre une double porte à battants que nous franchissons tous les trois, avant d'avancer dans un couloir interminable. Il s'écoule quelques minutes avant que mon guide touristique ne reprenne la parole.

— Non, Allyn, tout comme Loïc Fortin, je suis malheureusement dépourvu d'un tel don. Mais il est de mon devoir de vous préciser que l'histoire dans laquelle vous êtes tombée est loin d'être une fiction.

— Qu'entendez-vous par là ?

Je sens Maël se crisper sur ma droite. A-t-il déjà deviné ce que je n'accepte toujours pas de concevoir ou s'impatiente-t-il juste au sujet de notre après-midi ratée ?

— Que les individus que vous avez eu l'opportunité d'observer lors de votre courte promenade ont bel et bien existé.

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