2-1

Contrairement aux conseils de Maël, je n'ai pas fermé l'œil de tout le trajet. Pourtant il est vingt-trois heures passées lorsque nous nous garons enfin. Nous n'avons pas quitté les montagnes, ou plutôt, je nous soupçonne de nous être terrés dans une de ces cuvettes naturelles perdues au milieu de nulle part. À ce stade des événements, je ne serais pas étonnée si un géant barbu venait nous chercher avec une lampe à pétrole pour nous conduire au milieu du lac des Bouillouses.

— Pas fâché d'arriver ! se réjouit Loïc en quittant la berline. Grégory, allez prévenir Josias que nous sommes arrivés. Et vous ma chère, venez donc par ici !

Après un regard échangé avec Maël, nous rejoignons mon kidnappeur qui nous attend devant une maison. De cette dernière, je suis incapable d'en déterminer la taille, faute de lumière ; les deux colonnes de pierre qui ornent l'entrée me donnent toutefois un léger indice sur le style de bâtisse dans laquelle je m'apprête à fourrer les pieds.

S'ils tiennent leur richesse de leurs kidnappings, je suis dans la merde...

— Désirez-vous boire ou manger quelque chose ? me propose Loïc alors que l'intensité du hall d'entrée m'aveugle après plus de deux heures passées dans le noir quasi complet.

Pour qu'ils me droguent et me revendent au trafic de femmes à la première occasion ?

— Non merci.

— Vous êtes sûre ? Très bien, alors suivez-moi.

Docile, je marche dans ses pas lorsqu'une forme imposante captive mon regard à l'autre bout de la pièce et me fait piler net.

— Allyn ? s'enquiert Maël.

Dans son élan, il m'est passé au travers au lieu de s'arrêter derrière moi.

— N'as-tu jamais rien vu d'aussi beau ? murmuré-je, consciente que je dois donner l'impression de parler dans le vide.

Je m'approche afin d'admirer le travail d'artiste qu'il a fallu développer pour composer pareille merveille. Je dirais qu'il s'agit d'un assemblage de marbre blanc et de bronze, si finement reliés les uns aux autres qu'on les croirait indissociables, comme nés d'un seul bloc. En son centre, une plume d'un blanc éclatant, pigmentée d'ombrages noirs, et insérés tout autour d'elle, des engrenages fantaisistes de toutes formes et de toute beauté. Cette œuvre me parle bien plus que je ne pourrais l'expliquer, et pour cause, je n'ai jamais été friande d'art moderne. Il se dégage néanmoins une telle prestance de cette composition que je refuse de la classer parmi tant d'autres. Ce serait difficile à expliquer sans passer pour une folle, mais je jurerais avoir vu la plume bouger, comme si elle était capable de respirer.

— La mascotte de notre organisation, plaisante monsieur Fortin que je n'ai pas senti approcher. Une vraie splendeur, n'est-ce pas ? Je constate d'ailleurs que vous n'y êtes pas insensible.

— Il serait difficile de le nier, admets-je sans parvenir à la quitter des yeux.

— Croyez-moi, vous aurez tout loisir de l'admirer de plus près plus tard. En attendant veuillez me suivre.

Je décroche de ma contemplation avec difficulté, et quand j'y parviens enfin, la candeur qui m'avait envahie se dissipe au profit de mon angoisse.

— N'oublie pas que ces types ne sont pas tes amis, souligne Maël qui a certainement perçu mon trouble. Je ne leur fais pas confiance.

— Moi non plus, crois-moi, chuchoté-je.

Nous déambulons un moment à travers de vastes couloirs et différents étages. À mesure que les minutes défilent, j'en arrive à deux conclusions. La première, c'est que le bâtiment est encore plus spacieux que je ne l'avais imaginé de prime abord, et la seconde, qu'il me serait impossible de me retrouver dans ce dédale si jamais l'occasion de m'enfuir en courant se présentait.

— Oh non... Attendez-moi là un instant, vous voulez bien ?

De toute évidence, Loïc est arrivé aux mêmes conclusions que moi s'il accepte de relâcher temporairement sa vigilance.

— De toute manière, je serais incapable de rentrer à pied, grommelé-je pour moi-même.

— À ton avis, qui sont ces types ?

Je consulte Maël du regard avant de porter plus attention à la scène qui se joue devant nous. Monsieur Fortin m'a abandonnée pour s'entretenir avec deux hommes qui poireautent devant une porte blanche, probablement notre destination puisque nous avons atteint la fin du couloir. Je ne perçois pas leur échange, mais devine néanmoins que quelque chose ne tourne pas rond, et pour cause : le plus jeune individu du groupe ne tarde pas à attraper Loïc par le col de sa chemise afin de le plaquer contre le mur.

Ça y est, c'est officiel : ce type est mon meilleur allié en ces lieux.

— Harper ! Calmez-vous ! s'écrie mon ravisseur, tandis que le troisième homme tente tant bien que mal d'arranger la situation. Au nom du ciel, vous avez perdu la tête !?

— C'est vous qui n'allez pas tarder à perdre la vôtre, Loïc, et plus tôt que vous ne le pensez !

J'admire l'excité se débattre avec vigueur, après que trois gorilles qui me sont inconnus m'aient bousculée sur leur passage afin de le maîtriser.

— Laissez-moi, bande de lâches !

Les paupières écarquillées, je ne bouge pas d'un pouce, tandis que le jeune homme se fait embarquer par les hommes en noir. Nous n'échangeons qu'un bref regard, au cours duquel je jurerais qu'il tente de m'assassiner par l'intermédiaire de ses iris brûlants de haine, puis il disparaît au détour d'un virage et sa voix s'évanouit à mesure que la distance se creuse entre nous.

Je tremble face à autant de démence. Dans quel délire suis-je donc tombée ? Loïc, de son côté, renoue sa cravate comme si tout cela relevait de la routine, puis m'adresse un signe de la main pour m'inviter à les rejoindre, lui et l'homme qui a essayé de lui venir en aide.

— Allyn, je vous prie de nous excuser pour ce fâcheux incident. Permettez-moi de vous présenter Josias Marvan, il me seconde avec habilité depuis de nombreuses années et sera chargé de vous faire visiter les lieux lorsque j'aurai fini de vous présenter les faits.

Ledit Josias est un peu plus âgé que monsieur Fortin. Ses cheveux sont rasés sur les côtés, comme chez tout homme qui assume sa calvitie, et ses rides d'expression sont accentuées par le sourire sincère qu'il m'adresse en me tendant la main. C'est idiot de juger sur une simple apparence, mais je le trouve tout de suite sympathique : le genre que j'accueille avec plaisir lorsqu'il s'agit de patients.

— Je suis enchanté, Allyn.

En temps normal, j'aurais dit « pareillement ». Ce soir, je me contente d'un hochement de tête.

— Entrons, vous voulez bien.

Loïc ouvre la marche et nous pénétrons dans une vaste salle à la blancheur éblouissante. Il faudrait que je pense à leur demander la marque de leurs produits d'entretien, car il y a longtemps que le lino du cabinet a rendu l'âme en comparaison. Je suis invitée à prendre place en face des deux hommes, le long d'une table ovale, et la situation n'est pas sans me rappeler mes oraux lors desquels mes pics de stress atteignaient leur apogée. Inutile de préciser que je n'en mène pas plus large actuellement.

— Tout d'abord, commence monsieur Fortin, je vous présente mes excuses pour les manières cavalières que nous avons manifestées pour vous attirer ici. Sachez que seule l'urgence de la situation nous a conduits à vous traiter de la sorte et qu'il n'était pas dans nos intentions de vous faire peur. Sachant cela, j'espère que vous parviendrez à vous détendre assez pour écouter ce que je m'apprête à vous narrer, car des vies sont en jeu à l'instant même où nous avons cette conversation.

Le stress, la fatigue, ou la faim peut-être, font que je pouffe sans retenue suite au sérieux rocambolesque de mon interlocuteur. Je tourne la tête vers Maël, qui continue de les dévisager avec méfiance, puis reporte mon attention sur les deux hommes trop solennels pour avoir l'intention de crier « caméra cachée ! »

— Vous n'êtes pas sérieux ? lancé-je quand le silence me pèse.

— Au contraire, Allyn, je suis tout ce qu'il y a de plus sérieux.

Loïc se penche en avant, de sorte à laisser ses avant-bras reposer sur la table blanche, et poursuit :

— Je suis fier d'être le directeur adjoint de l'Organisation, comme je vous l'ai précisé un peu plus tôt à votre cabinet. Ce poste s'accompagne de deux responsabilités : assurer la liaison avec mes supérieurs et permettre aux rouages de cette institution de fonctionner sans accrocs.

— Et en quoi consiste votre société ?

J'écope d'un sourire carnassier qui me permet de comprendre pourquoi ce type me met aussi mal à l'aise : avec sa bouille ronde, ses cheveux orange et sa propension aux sourires de faux-cul, Loïc Fortin a tout d'un clown de film d'épouvante avant que celui-ci ne troque sa jolie dentition contre une vision d'horreur.

— Croyez-vous au Paradis et à l'Enfer, mademoiselle ?

Sérieusement ?

— Non.

Ce n'est pas pour rien si je dis que j'ai prié pour la première fois de ma vie en venant ici.

— Tant mieux, car il n'existe rien de plus manichéen et éloigné de la vérité.

J'attends avec patience le lien qui peut exister entre des banquiers et la religion, mais Loïc profite de son petit effet et ne semble pas décidé à reprendre la parole.

— Et donc ? insisté-je.

— Vous vous trouvez dans une enceinte sacrée, bâtie il y a très longtemps dans le but de venir en aide aux individus les plus mal lotis. Nous ne sommes pas une œuvre de charité, ajoute-t-il alors que j'ouvre la bouche pour intervenir, du moins, pas à l'échelle que vous imaginez.

— Alors qu'êtes-vous ? Des mecs bourrés de thune qui kidnappent des femmes à la nuit tombée pour les endormir de baratins théologiques ?

— Je recherche et réunis au sein de ce manoir des individus présentant des particularités hors du commun. Ou plutôt une, se corrige-t-il en échangeant un regard de connivence avec Josias. Une capacité très spéciale.

— Du genre ? Insomniaque ? Je suis navrée de vous décevoir, mais je ne semble pas être celle qu'il vous faut.

Je bâille en guise d'argument, Loïc ne relève pas mon insolence.

— Vous avez perdu un frère... et vos parents, me semble-t-il. Deux accidents de voiture tragiques qui ont eu lieu à plusieurs années d'intervalle. Dites-moi, Allyn, ne vous est-il jamais arrivé de vous demander ce qui avait pu leur arriver au terme de leur décès ? Sans même croire en une entité supérieure ou en un monde après la mort, n'avez-vous jamais eu le sentiment que quelque chose vous dépassait ?

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