Chapitre 4 - L'anarchie


Cela fait une semaine que j'apprends à vivre sur ce rafiot. Je quitte très peu la chambre du capitaine.

Les marins m'effraient, et, de toute manière, je ne saurai pas me rendre utile sur une telle embarcation. Pour l'instant, j'observe mes ennemis.

Ma curiosité me pousse à essayer de trouver le nom de ce fameux cosignataire du contrat passé avec Steven. Qui peut me vouloir autant de mal ?

J'ai fouillé sa cabine en long, en large et en travers, et je n'ai déniché qu'un seul lourd coffre en bois caché sous une latte mouvante du plancher. Malgré plusieurs tentatives, je n'ai pas réussi à en crocheter la serrure en argent.

En dehors de cette maigre découverte, j'ai remarqué plusieurs choses qui ne sont pas entièrement inutiles. Le capitaine du navire est un paranoïaque, toujours à l'affût du moindre ragot qui circule sur son bâtiment. Il dirige ses matelots avec fermeté, mais aussi avec justesse. Certains semblent lui vouer un véritable culte, tandis que d'autres mercenaires sont là uniquement pour cette traversée et iront trouver travail ailleurs à Tortuga ou à La Nouvelle-Orléans. Je crois que le quartier-maître se prénomme John. Il est celui qui me reluque bizarrement depuis le début de ma captivité. Un meurtrier. Il a égorgé ce pauvre Monsieur Dubois à notre campement dans la dense forêt de Caroline du Sud.

Le Cuistot a l'air d'être le plus fidèle compagnon du capitaine. Il est l'unique marin qu'il laisse seul en ma présence. Deux fois par jour, j'ai droit à une promenade accompagnée sur le pont supérieur, ce qui me permet d'en apprendre davantage sur le bateau qui me dirige vers l'enfer.

D'après mes maigres connaissances navales, le navire sur lequel nous voguons vers Tortuga s'appelle un brick. C'est une embarcation de petit tonnage, à deux-mâts gréés en carré. Cela n'est pas étonnant. Le capitaine Guyon avait évoqué ces bateaux de pirates, comme le brigantin, avec peu de zones de stockage, mais capable de filer sur les mers avec vitesse et agilité. Sa maniabilité est déconcertante, car une huitaine de marins suffirait à le piloter.

Par chance, ce voyage n'avait rien à voir avec mon premier périple en bateau.

J'ai embarqué sur le Dauphin un lundi. Le trajet en carriole jusqu'à Brest m'avait épuisée. Fort heureusement, j'étais accompagnée de mon amie Hélène, bien plus enthousiaste que moi à l'idée d'entamer ce périple vers les Amériques. Elle faisait partie de cette nouvelle noblesse que Mère détestait tant.

À quinze heures, nous avons fait voile vers la grande mer, sous un très beau temps et un petit vent d'Est.

La traversée a été longue et pénible. Après deux semaines, l'eau potable que nous transportions a commencé à jaunir et il n'était pas rare de trouver des vers au fond de nos gourdes.

Plus d'un mois plus tard, à la pointe du jour, nous avons découvert l'île de Scatarie. Je croyais que partir en été nous éviterait certains désagréments météorologiques. Cela n'a pas été le cas. Le vent perpétuel assénait nos oreilles. Le ciel n'était guère serein, sans compter la pluie fréquente. Notre capitaine, Monsieur de Diziers-Guyon, nous a expliqué le danger des glaces et du froid en hiver dans ces régions éloignées.

La mission du Dauphin ne consistait pas à exiler une noble de province dans le Nouveau Monde. Le voyage avait été ordonné par le roi en personne afin de dépêcher Monsieur de Chabert en Amérique Septentrionale pour y effectuer des opérations géométriques et astronomiques. Ma présence n'était qu'un mal dont l'équipage devait s'encombrer.

Nous sommes arrivés le 9 août à Louisbourg, sous une brume épaisse qui a bien failli ne pas nous laisser entrer dans le port. Finalement, nous avons pu débarquer l'après-midi. J'ai été brièvement présentée à Monsieur Desherbiers, Capitaine de Vaisseau et gouverneur de l'île, avant de rejoindre ma cousine Claire et son époux, Monsieur Bruce Mc Dougall.

Une semaine plus tard, nous avons embarqué sur le Septon pour Charleston.

En dépit de ma condition de captivité, je me réjouis de ne plus avoir affaire à cette bruine incessante. Ici, le climat est doux. L'Anarkhia est porté par un vent alizé. La beauté confiante de la mer scintille sous le ciel azur.

Steven, de son vrai nom Steven Kelly, se fait aussi appeler l'Irlandais par ses hommes. Ils prononcent son nom avec une forme de crainte et de respect. Dès que j'en ai l'occasion, je l'observe pour essayer d'en savoir un peu plus sur sa personnalité. Son âge est absolument indéfinissable. Je lui donnerais bien la trentaine, mais je redoute que sa peau abîmée par la rude vie de matelot l'ait ridé de manière prématurée. J'aperçois de nombreuses cicatrices sur son torse et son cou lorsqu'il retire sa chemise sale de sueur avant de regagner son lit.

Les membres d'équipage sont très jeunes. La vie de pirate est brève, mais joyeuse, ai-je entendu dire sur le pont du Septon. Enfin, pas si joyeuse que cela. La nourriture n'est pas abondante et les estropiés ne manquent pas à bord. Je suis aussi étonnée de voir des hommes de provenances diverses et variées, au physique parfois surprenant. Des matelots de couleur, originaires d'Afrique, font partie de l'équipage et œuvrent sur le navire sans aucune distinction par rapport aux autres flibustiers. J'ai également croisé un Asiatique imberbe que j'ai pris pour une femme au premier abord.

Le brick transporte une cargaison illégale, en plus de ma propre personne. Les tonneaux que j'ai aperçus dans la cale sont remplis de rhum, d'après ce que j'ai compris. Il y a aussi des sacs d'orge destinés au brassage de la bière ainsi que des barillets de poudre à canon. Pour le reste, il ne s'agit que de provisions pour le voyage.

Je soupçonne Steven de ne pas savoir lire et écrire. Aucune plume à bord, et pas de parchemin non plus. Même pas pour les comptes. Et aucun livre. Uniquement de sombres pensées à remuer au rythme des flots. Il dirige l'embarcation muni d'une simple boussole, en s'aidant la nuit du positionnement des étoiles.

L'organisation sociale sur le navire me rend perplexe. La vie sur l'Anarkhia s'avère plus aisée que sur les bateaux marchands sur lesquels j'ai vogué. Les membres de l'équipage sont plus nombreux et sans grande contrainte apparente. Ils jouent souvent aux dés, bien qu'il me semble avoir compris que les jeux d'argent sont interdits à bord.

Un matin, les marins se sont réunis sur le pont pour débattre du sort d'un des leurs, surpris à boire du rhum dans un des tonneaux destinés à la vente. Le jeune mousse, pas encore intégré, s'est pris quelques coups de fouet du quartier-maître et s'en est retourné à ses tâches habituelles.

J'ai toujours détesté les punitions. Mère en raffolait. Elle était trop raffinée pour s'en charger elle-même, laissant tout le loisir à la bonne de nous molester à sa guise. Jamais mon frère, destiné à devenir le troisième Marquis des Acres. Mes sœurs et moi, en revanche...

Oui, cela m'a renforcée. Un jour, peut-être, cracherai-je un «merci» à défaut d'obtenir vengeance.

Je pensais détester la violence. En fait, je hais ceux qui l'emploient injustement. Aujourd'hui, je n'hésiterai pas à tuer quiconque me voudra du mal. Je m'en fais la promesse chaque soir.

Plus jamais une biche, plus jamais un mouton.

L'ennui me guette. Par chance, la météo est clémente et le vent est faible. Tant mieux, l'Anarkhia se déplace lentement. Cela me laisse plus de temps pour préparer mon évasion à Tortuga.

J'ai bien analysé l'architecture du bâtiment. Au moment d'entrer dans le port, j'envisage de me jeter à l'eau depuis la cabine du capitaine. Ensuite, je m'éloignerai à la nage et gagnerai la terre en promettant mille récompenses au premier venu qui souhaiterait me porter assistance.

Si ce plan n'est pas réalisable, j'ai une stratégie de secours. Juste à côté de la chambre de l'Irlandais se trouve un minuscule lieu d'aisance, équipé d'un petit hublot rond en hauteur. Les privations de ces derniers jours m'ont fait perdre un peu de poids. Mes courbes généreuses ne m'empêcheront pas de me faufiler à travers cette ouverture exiguë lorsque le navire accostera.

Oui, je suis meilleure nageuse que cavalière. Mes sœurs et moi avions l'habitude d'aller nous baigner dans La Risle quand nous étions enfants. Sophie, mon aînée, faisait sans cesse des simagrées, car elle jugeait l'eau trop froide. Alexandrine, la plus jeune, s'amusait à compter le nombre de poissons qui venaient nous frôler. Pas une fois Mère ne nous a accompagnées dans nos escapades estivales. Ces jeux étaient bien trop frivoles à son goût. Elle exécrait tout ce qui avait trait au divertissement. «Nous sommes des nobles de province », répétait-elle souvent avec son air supérieur. Comme si les nobles versaillais n'étaient que débauche et bacchanale. En réalité, elle haïssait les voir se soumettre à la royauté. Selon elle, le rôle de figuration de luxe imposée à l'aristocratie lui interdisait l'accès aux coulisses où se retranche le pouvoir.

Nous, nous aimions la simplicité de nos loisirs, loin des mondanités du château de l'Aigle. Nous pouvions nous esclaffer des heures durant en nous moquant les unes des autres; nous dressions nos cheveux sur la tête comme nous imaginions nos cousins le faire à Versailles pour divertir notre roi.

C'était avant la mort de Père. Avant le mariage parfait de Sophie avec un duc. Avant Jérémiah et mon infamie.

C'était le temps des rires et de l'enfance.

Douze jours maintenant. Je prends mes aises et je m'affaire comme je peux. J'ai demandé ce matin à Steven la permission de m'occuper de son linge. Il a accepté et m'a donné deux seaux d'eau de mer. L'odeur de ses chemises m'indispose. Un parfum de sueur et d'alcool rance.

Nous avons partagé quelques repas. Il ne sait pas manger sans boire du vin. D'ailleurs il ne sait pas manger du tout. Il s'essuie les doigts sur tout ce qu'il trouve à sa disposition et recrache sans honte les morceaux qu'il ne souhaite pas avaler.

Cela me dégoûte autant que cela me fait sourire. J'imagine la tête de Mère devant pareille attitude. La prison dorée de mon enfance m'a plaqué des œillères bien plus opaques que tout ce que je croyais.

Steven Kelly, capitaine de l'Anarkhia.

Comment pouvons-nous tous deux vivre dans ce même monde et être si différents ? Lui aussi s'amuse de mes manières. Je le sais. Je m'en distrayais moi-même avant mon enlèvement. Nous parlons peu. En même temps, sur quoi pourrions-nous échanger ? Le prix d'un fût d'eau-de-vie ou d'un barillet de poudre à canon ?

J'ai parfois envie de lui demander ce qui l'a conduit à cette vie de débauche. N'avait-il pas d'autres choix que celui de tuer, voler et marchander illégalement biens et personnes ? D'où viennent toutes ces cicatrices ? Et surtout qui diable est ce foutu mécréant qui souhaite m'acheter comme un vulgaire bijou ?

Un français de Louisiane... forcément...

Qui qu'il soit, je ne le laisserai pas me posséder.


Confère livre : Voyage fait par ordre du roi en 1750 et 1751, dans l'Amérique septentrionale, pour rectifier les Cartes des Côtes de l'Acadie, de l'Isle Royale & de l'Isle de Terre-Neuve; et pour en fixer les principaux points par des observations astronomiques. Par M. de Chabert, Enffeigne des vaiffeaux du roi, Membre de l'Académie de Marine, de celle de Berlin et de l'Inftitut de Bologne. Pour les plus curieux, cet ouvrage est accessible en version numérique scannée sur le site Gallica de la BnF.

L'Amérique septentrionale comprend l'Acadie, l'île Royale et l'île de Terre-Neuve.

Citation d'Alexandre-Olivier Exmelin (ou Exquemelin), flibustier français qui laissa de nombreux écrits sur les coutumes de la piraterie (cf. « Histoire des Frères de la côte », 1690). Il a fait partie de la société égalitaire, quasi révolutionnaire, des frères de la côte, sur l'île de la tortue.

Les navires pirates étaient multinationaux, multiculturels et multiraciaux. Même si beaucoup ont participé à la traite des esclaves, certains hommes d'origine africaine ont trouvé leur place dans l'ordre social flibuste.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top