Chapitre 2 - Le bordel


Ce n'est qu'en début de soirée que le bruit des pavés sous les sabots de mon cheval me fait émerger d'une torpeur malicieuse. Nous sommes arrivés dans une bourgade de taille moyenne. Quelques badauds traînent encore dans les ruelles. Un soldat en tunique rouge sort d'une caserne. Il se dirige vers notre groupe.

Un sursaut d'espoir agite mon regard.

— Pas un mot, ou je te tranche la gorge, murmure Steven à mon oreille.

Je ravale la bile qui me brûle l'œsophage. Non, je n'ai pas le courage de crier à l'aide. Muette, soumise, fébrile. Je me déteste d'être aussi docile. Je hais ma mère qui ne m'a pas appris à me battre et à me défendre. Ma réaction n'est que le fruit de son éducation. Ne m'a-t-on pas assénée toute mon enfance avec ce principe d'obéissance aveugle à la gent masculine ?

Le soldat ne tourne même pas la tête dans ma direction et passe son chemin.

Est-ce si facile d'enlever les jeunes dames dans ce Nouveau Monde ? Ces individus ne voient-ils pas que ma robe est bien trop travaillée pour être portée par une femme du peuple ? Certes, j'ai les cheveux en bataille, le visage et les mains sales, et je suis parfumée aux effluves de peur et de pisse.

Je demeure étonnée. J'ai toujours pensé que la noblesse s'affichait sur les traits de mon visage. Quelle naïveté ! La réalité est que lorsqu'un mouton à pelage noir est perdu parmi des moutons blancs, il n'en reste pas moins un mouton. C'est la seule comparaison qui me vient à l'esprit. Je suis un mouton. Et j'avance avec le troupeau.

Je démonte lorsque Steven m'en donne l'ordre. Je suis saisie de vertiges et je me rattrape à l'encolure de mon cheval. Mon moment de faiblesse n'a pas échappé au chef de la bande.

Il me prend par le bras et franchit le seuil d'une sombre auberge pendant que les autres mènent les bêtes dans une écurie attenante. Des hommes boivent et quelques serveuses déambulent entre les tables pour remplir des chopes de bière. Lorsque l'une d'elles découvre ses seins pour amuser un soldat dépenaillé, je comprends qu'il s'agit de prostituées.

Mon cœur se met à battre la chamade. Je me concentre pour ne pas m'évanouir. J'entends Steven négocier avec le tenancier de l'établissement une chambre pour la nuit. La seule pensée qui me calme est d'imaginer la tête de Mère si elle apprenait un jour que mon infamie m'a menée jusqu'à un endroit pareil. Un rictus involontaire déforme ma bouche.

Mon ravisseur me tire par le poignet. Leur discussion est terminée. Je vais vite être fixée sur mon sort à venir. Je monte des marches d'escalier à sa suite jusqu'au deuxième et dernier étage de l'établissement mal famé. Il ouvre une porte qui donne sur une grande chambrée.

— Rentre, m'assène-t-il durement.

J'obéis. Et je me déteste.

— Une fille t'apportera ton repas plus tard, ajoute-t-il avec raideur. Ne fais pas de vagues, c'est compris ?

Je ne sais pas d'où me vient ce courage. Je ne réponds pas et me contente de lui lancer mon regard le plus noir. Celui que je réservais à mon cousin Benoît, plus pédant qu'un roi vaniteux. Que la vie était douce avant l'Amérique !

À mon grand étonnement, Steven éclate de rire.

— Putain, les bourges !

Là-dessus, il me claque la porte au nez. J'entends le cliquetis d'une clé dans la serrure. Le peu de bon sens qu'il me reste me retient de vérifier que je suis bien enfermée.

La pièce est assez spacieuse et ne sent pas mauvais. En tout cas, elle empeste moins que moi. Je fais le tour rapidement : un lit, une table, une chaise et un pot de chambre. La fenêtre donne sur les écuries.

Si j'enjambe le chambranle, je peux prendre appui sur le toit et ensuite sauter de quelques mètres. Avec un peu de chance, du fourrage freinera ma chute.

L'occasion est trop belle. J'hésite. Le brouhaha des hommes alcoolisés au rez-de-chaussée a raison de moi. Une fois dehors, il me suffira de demander de l'aide au premier venu. Je promettrai une superbe récompense. Ces meurtriers se feront arrêter et la potence mettra fin à leur minable existence.

C'est décidé. Je me lance.

— Je ne te croyais pas stupide à ce point, tonne une voix grave dans mon dos.

Steven se tient debout dans l'encadrement de la porte.

— Où compteras-tu aller avec une jambe cassée ? se moque-t-il en jetant un paquetage sur le lit.

J'en ai assez. La fatigue me submerge.

— Je suis plus agile que je n'y parais, répliqué-je avec dédain.

Je suis sûre que je ressemble à Mère dans cette posture. Tant pis. En de rares occasions, il faut savoir prendre ce qu'il y a de bon chez les êtres détestables.

— Pourquoi suis-je ici ?

— Tu as besoin de sommeil, grommelle-t-il en désignant le lit du menton.

— Je ne te croyais pas stupide au point de ne pas saisir le sens de ma question, osé-je répondre en avançant d'un pas.

Un éclair de rage traverse son visage. Comme une enfant, j'ai voulu tester les limites de l'unique figure d'autorité qui m'accompagne depuis la veille. Je regrette. Il s'approche de moi. Au moment où il lève la main pour me frapper, je ferme les yeux. La violence de son geste me terrifie tellement que j'ai l'impression que mes entrailles brûlent à l'intérieur de mon corps.

Il ne me tape pas. C'est pire.

Ses doigts calleux s'enroulent autour de mon cou et me plaquent contre le mur en bois de l'auberge.

— T'es là parce que je l'ai décidé, grogne-t-il en ancrant ses yeux dans les miens.

Je suffoque. Je sens dans son haleine l'odeur de la bière bon marché.

— Et si tu tiens à la vie, tu fais tout ce que je te dis sans la ramener. C'est clair ?

Je ne peux pas hocher la tête pour acquiescer.

« C'est clair, oui, c'est clair, pitié! »

Je cligne des paupières pour lui faire comprendre que j'ai bien saisi sa menace. Des larmes coulent le long de ma joue. J'ai besoin d'air. La pièce vacille devant moi. Je me sens partir.

Il me relâche enfin. Je tombe à genoux.

L'air fait un bruit rauque en s'engouffrant dans ma trachée meurtrie.

— Tu pues, persifle-t-il pendant que je lutte pour retrouver une respiration normale. Maintenant, tu te laves, tu te changes, tu bouffes et tu dors.

Cette fois-ci, je hoche la tête de bas en haut, trop sonnée pour lui répondre. Une femme se glisse dans l'entrebâillement de la porte et dépose un seau d'eau accompagné d'une assiette avant de s'éclipser dans le couloir. Je n'ose pas lever les yeux vers mon tortionnaire. Je ne veux pas reconnaître ma défaite.

La porte claque. Il la verrouille à double tour. Seule, je parviens à me relever. Des tremblements involontaires sillonnent mon corps. Ai-je encore le choix d'agir autrement ? Disposé-je du droit de désobéir ?

Non.

Alors je me lave avec des gestes lents. J'enfile des vêtements d'homme à la propreté douteuse. Je mange une sorte de bouillon d'avoine qui me ferait presque regretter le potage de pois à l'huile d'olive que nous avions sur le Dauphin. Je m'allonge dans le lit.

Et je m'endors.

C'était prévisible. Mon enlèvement passe et repasse en boucle dans mon esprit troublé. Le traumatisme est gravé sur mes rétines. Je revois Éric Dubois, l'homme de main de mon cousin, devant moi. La lame du couteau de celui que je sais maintenant s'appeler John a brillé avant de trancher. Sa gorge s'est ouverte si vite que je n'ai pas compris. Le sang a jailli hors de lui comme si le torrent n'attendait que cette occasion pour s'extirper de son lit. Il est tombé raide mort à mes pieds. Son cadavre était parcouru de soubresauts. Ma cousine Claire était maintenue par deux hommes à ma droite pendant que son mari se faisait molester. J'ai entendu le craquement de son nez quand Steven lui a donné un coup de genou. J'ai crié. Ou peut-être était-ce Claire? Ou alors, ces hurlements n'existaient que dans ma tête.

Les renégats ont exploré nos bagages dans notre campement de fortune. Ils ont retourné toutes nos affaires. Hélène, ma suivante, pleurait roulée en boule sous une couverture. Steven l'a dégagée d'un coup de pied. J'ai eu mal pour elle.

Je ne sais même pas si je me suis défendue quand il a agrippé mon bras. Je ne me souviens pas avoir enfourché le cheval. Je ne me rappelle pas avoir regardé en arrière non plus. J'ignore s'ils sont encore vivants.

Je ne sais pas si je serai capable de rire à nouveau.

Un rayon du soleil filtre à travers la fenêtre et illumine mon visage. Je le sens depuis plusieurs minutes brûler mes rétines derrière mes paupières closes. Mes yeux bleus n'ont jamais supporté la clarté matinale. Je n'ose pas bouger, car un son inhabituel résonne dans mon dos.

Un ronflement.

Je ne suis pas seule dans le lit.

Un voyage mental à travers mes sensations corporelles me confirme que je n'ai pas été violentée cette nuit. Ma hanche droite est terriblement douloureuse, car immobile depuis trop longtemps.

N'y tenant plus, je décide de me lever. Avec des gestes lents, je repousse la couverture et dépose mes pieds sur le sol. Je me fige. Les bruits de respiration ont cessé. L'homme à ma gauche est réveillé. Il ne bouge pas.

Toujours avec une douceur exagérée, je m'éloigne du lit avant de me retourner. Steven me dévisage avec un air ensommeillé de petit garçon. Qui croirait que cet homme est en réalité une brute et un meurtrier ?

— J'espère que tu comptes utiliser le pot de chambre cette fois-ci ! ricane-t-il en passant ses mains derrière son cou pour s'étirer. J'ai pas l'intention de te racheter des vêtements.

Je ne réponds pas, me contentant de le dévisager.

— J'ai quand même tiré un bon prix de ta robe hier soir, précise-t-il pour lui-même.

Son accent irlandais ne me permet pas de saisir chaque mot qu'il prononce.

Mon anglais est pourtant plus que parfait, Mère s'en est assurée. Elle affirmait qu'avoir une dot n'était pas suffisant. Il fallait aussi acquérir une science du monde pour briller en société. Ainsi, ma coûteuse éducation aura trouvé son utilité dans le Nouveau Monde, à défaut d'illuminer les aristocrates de ma poésie.

Monsieur McPherson, que je devais épouser, a fait beaucoup d'efforts pour parler lentement afin que nous puissions nous comprendre. Originaire des Highlands en Écosse, de Ruthven très précisément, il a évoqué son attachement viscéral à sa patrie et son désir d'y retourner un jour. Il n'est resté qu'une soirée en ma compagnie. Des affaires urgentes l'ont appelé dans son exploitation. Mon état de santé ne me permettait pas de reprendre la route si tôt débarquée. Ma cousine Claire, ainsi que son mari et son homme de main sont demeurés avec Hélène et moi. Ils ont gentiment proposé de nous escorter dans ce qui devait être ma future résidence dès que je me sentirais mieux.

La vérité est que j'ai feint mon malaise. Je voulais retarder l'inévitable. Gagner quelques jours supplémentaires pour savourer mon célibat.

Peut-être que si nous étions partis avec Monsieur McPherson, tout ceci ne se serait jamais produit... Peut-être ai-je créé malgré moi cette situation...

Mon regard est attiré par les effets de mon ravisseur qu'il a jeté sur l'unique table de la chambrée. Un pistolet repose négligemment sur son veston et sa chemise.

— Tu veux pas t'amuser un peu ? propose-t-il en soulevant les draps.

Il fait exprès d'adopter cette attitude vulgaire. Il espère me choquer en exposant son érection matinale derrière son pantalon. Il guette ma façon de riposter.

Je pourrais afficher un air outré, ou bien dégoûté. J'opte pour le pragmatisme.

— J'ai faim, Monsieur. Et j'aimerais vraiment savoir pourquoi je suis ici.

Ce n'est pas la réaction qu'il prévoyait. Je le sens troublé.

— Va, tu le sauras bien assez tôt ! me renvoie-t-il en sortant du lit. J'ai des affaires en cours. Je viendrai te chercher à midi.

Sans plus de palabres, il quitte la pièce en me laissant seule. Les heures s'égrènent lentement. Une autre femme m'apporte de l'eau et quelques fruits avant de repartir. Vers ce qu'il me semble être treize heures, je me tiens prête. Avec ces vêtements trop grands ajustés autour de ma taille, je ressemble à un de ces matelots qui travaillaient sur le Dauphin ou le Septon. Seuls mon visage enfantin et ma longue chevelure blonde trahissent mon identité. Enfin, si j'existe toujours aux yeux du monde.

Suis-je toujours Florencedes Acres ? Ne suis-je pas en trainde devenir une énième âme égarée dans ce monde à la dérive ?

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