Prologue
Il était terrifié. Comme tant de jeunes hommes de son âge, le Londonien avait répondu à l'appel de l'armée anglaise, fier comme un paon à l'idée de défendre son royaume contre ces chiens de Français. Seulement, aucune fierté désormais n'habitait le cœur d'Edward Tempel, car un mois avait suffi pour que périsse la totalité de ses plus proches amis sous les lames et les fusils de leurs adversaires.
Il avait quitté son village avide de gloire, pourtant aujourd'hui il ne souhaitait plus que fuir cet enfer de sang, de mort, de cris d'agonie.
Le jeune homme était terrifié à juste titre : il savait que ses chances de survie étaient infimes. Comment pouvait bien se défendre un paysan miséreux, uniquement armé d'un sabre émoussé par le manque d'entretien ? La justice voulait que les nobles fussent équipés de fusils et montent des chevaux, tandis que les pauvres devraient se défendre avec des armes ridicules.
5 octobre 1757. Les Français perçaient les lignes anglaises avec un acharnement et une force phénoménale compte tenu de la pluie battante et du sol boueux qui s'amusait à engluer les bottes des pauvres soldats. Sans doute souhaitaient-ils terminer cette guerre au plus vite. Cependant, il était certain que les Anglais étaient en proie à l'exacte même détermination, alors pourquoi donc l'un prenait-il le dessus sur l'autre ? Edward, que la fatigue abrutissait depuis de longues heures déjà, luttait sans plus d'illusions.
Sa vue brouillée ne lui permettait pas de distinguer nettement la scène devant lui, toutefois il entendit avec clarté la défaite tonitruante de la première ligne. Elle déclencha des hurlements victorieux de la part des assaillants.
Peut-être fut-ce ces cris, ou peut-être fut-ce un soudain éclair de lucidité qui lui firent envisager la fuite. Ce fut comme une évidence soudaine qui s'imposa à lui, il comprit que, pour vivre, il lui fallait quitter le champ de bataille avant que le carnage ne débute. Alors il se retourna, comme beaucoup d'autres soldats à ses côtés, prêts à fuir. Une famille l'attendait chez lui, une famille qui avait besoin de sa présence.
— Je descends le premier trouillard qui déserte ! Défendez votre patrie avant votre vie ! vociféra à pleins poumons l'un de leurs supérieurs, les menaçant de son fusil.
Edward affaissa ses épaules auparavant tendues, prit d'abattement soudain. Leur commandant les envoyait à la mort, ni plus ni moins, pourtant un rictus déformait son visage, effaçant toute trace d'une possible culpabilité. Les soldats qui souhaitaient déserter hésitaient désormais, car aucun ne pouvait choisir entre l'exécution pour traîtrise et une mort absurde et vaine au combat. La majeure partie de ces hommes était ici afin de défendre l'honneur des familles, prouver leur valeur, ou tout bonnement pour échapper à une vie miséreuse, car la paie était bonne.
Edward lui-même avait vu dans cette somme promise l'opportunité d'aider sa famille à se nourrir d'autre chose que de la soupe fade et du pain.
Le jeune soldat en vit tomber deux d'une balle de fusil dans le dos. On entendait distinctement l'armée adverse approcher dans un vacarme insupportable. Edward empoigna son sabre et, dans une dernière prière, offrit son sort au destin. Il s'élança, désespéré, hurlant de concert avec ses compagnons. Il hurla sa haine, sa peur, son désir de vivre. Les premiers affrontements s'entendaient déjà mais, entré dans un état second, il ne les voyait pas. Le brun batailla mollement et en vain dans le vide, comme si ne plus bouger signifiait mourir, jusqu'à ce qu'une douleur brutale et soudaine ne martèle son crâne et qu'il ne s'écroule dans la boue, au milieu de la mêlée.
L'inconscience envahit petit à petit son corps, emplissant de noir son champ de vision. « Vais-je mourir ici ? »
~*~
Les musiciens entamaient une énième valse, ravissant les convives qui tournoyaient au centre de la salle de bal. Il se tenait debout, en retrait, observant sa femme. Catherine de Nancy offrait une danse au duc d'Ambroise. L'heure était à la fête, pourtant la bonne humeur ne parvenait pas à atteindre son visage de marbre.
Arthur de Nancy dépréciait ces soirées mondaines dont l'unique but était de se divertir et de passer le temps. Alors que tant de soldats se sacrifiaient au front, la cour se prélassait dans le luxe, inconsciente ou tout simplement cruelle. Le jeune noble secoua la tête, remuant ses longues mèches dorées et ses pendants d'oreilles d'émeraude. Arthur de Nancy, fils unique du duc de Nancy, était revenu du front depuis une semaine, après avoir offert une petite victoire à son royaume lors de la bataille de Saint-Cast. Son exploit et sa santé fragile avaient encouragés le roi à offrir au jeune homme une retraite militaire durement méritée. Depuis, Catherine, sa femme, s'évertuait à le mener à toutes les fêtes, tous les bals, toutes les soirées organisées à Paris.
Mais les souvenirs de la guerre demeuraient vifs dans son esprit et Arthur ne parvenait pas à se détendre, encore moins à s'amuser. Désormais qu'il avait vu l'horreur, les mondanités lui paraissaient d'une absurdité sans nom.
— Venez danser, Arthur ! le supplia encore Catherine.
— Je préfère vous admirer, refusa-t-il poliment.
Un minuscule soupir traversa ses lèvres. L'hiver s'était installé depuis un moment déjà, mais cette soirée était particulièrement douce. Il choisit alors de s'éclipser sur l'immense balcon qu'offrait la salle de réception. Appuyé contre la rambarde, Arthur se laissait aller à ses pensées maussades, lorsqu'une soudaine présence auprès de lui le ramena ici-bas.
— Souhaiteriez-vous entendre la dernière mode qui affole la cour ? demanda un jeune homme de l'âge du blond, aux longs cheveux de feu attachés en tresse.
Herman de Belleguise était l'un des plus proches amis du noble mais il était également l'homme le plus informé des faits de la cour. Arthur ne put que sourire à son intervention.
— Je n'y suis pas retourné depuis mon arrivée à Paris, lui avoua-t-il. De quoi s'agit-il cette fois ? Des combats de dindes ?
— Oh non, pas d'animaux. Non, cette mode concerne la guerre. Les prisons débordent de prisonniers, voyez-vous, alors certains nobles s'amusent à en recevoir chez eux, pour en faire des serviteurs. Une main d'œuvre gratuite, pour laquelle on n'a pas besoin de s'inquiéter de ses droits, puisqu'elle n'en a pas. L'idée a séduit de nombreuses personnalités, en particulier les femmes. Ces pauvres créatures sont si désœuvrées qu'elles ne savent plus quoi faire pour se distraire...
— Je dois bien avouer que ce que vous m'annoncez m'étonne. Cette nouvelle lubie est étrange.
— Sa majesté souhaite que les prisonniers de guerre servent le bien du royaume. Nous sommes en guerre, Arthur. En asservissant l'ennemi, le royaume de France assoit sa domination. Ces chiens doivent apprendre où se trouve leur place.
Arthur n'était pas surpris outre mesure de cet emportement. Peu de Français portaient les Anglais dans leur cœur, lui-même ne les appréciait pas particulièrement, pour des raisons évidentes. Toutefois, il ne les haïssait pas. Il n'avait de l'inimitié pour eux que dans le cadre de la guerre et les connaissait mieux que quiconque ici, pour les avoir combattus. Seulement, il était fatigué et retourner à la monotonie d'une vie opulente ne ferait qu'accentuer son abattement. Participer à cette pratique, aussi douteuse qu'elle put être, parviendrait peut-être à le distraire un tant soit peu.
Arthur remercia chaleureusement son ami, lui demanda de ses nouvelles, puis il le quitta, retournant à l'intérieur. Les convives dansaient toujours la même valse, sans jamais se fatiguer n'y s'en lasser.
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