Chapitre III ⚜ La volonté d'un roi est absolue
Mille et une questions se bousculaient dans son esprit, pourtant il n'osait pas formuler un son. Catherine lui avait indiqué de la suivre d'un signe du menton, puis s'était engouffrée dans les longs couloirs lugubres, ses jupes flottant autour comme le corps d'une méduse nacrée.
Incommode dans ses vêtements, les mouvements gênés par les tissus, Edward peina à la rattraper tant elle était rapide. Là où Catherine faisait claquer délicatement ses talons sur le parquet sombre, Edward piétinait, les jambes encore flageolantes de fatigue.
— Voici les rudiments : Garde la tête baissée tant qu'il ne t'a pas adressé la parole. Adresse-toi à lui comme tu t'adressais à un Lord – tu dois donc l'appeler « Sir ». Incline-toi lorsque tu le salues et lorsque tu es libéré. Ne t'attire jamais sa colère : mon mari et d'une nature lunatique.
Ces conseils achevèrent de nouer la gorge d'Edward. Il n'avait eu que très peu d'occasions de rencontrer un Lord, mais connaissait par son père les manières correctes de se comporter en leur présence. Toutefois, il craignait ne pas satisfaire l'orgueil aristocratique de celui qui serait responsable de son bien-être désormais. C'étaient ses faveurs qu'il devait obtenir, et non ses reproches, s'il voulait espérer améliorer sa situation. Car Edward entretenait l'espoir de trouver un maître miséricordieux et compréhensif.
Il jeta un coup d'œil nerveux en arrière, avisant le jeune garde qui les suivait, sans doute pour assurer sa bonne conduite. Il y avait encore tant de choses qu'il ignorait sur sa nouvelle condition... était-il assigné à résidence, ou bien appartenait-il au maître de poser ses conditions de travail ?
— C'est ici.
Ils avaient monté deux étages. Les couloirs dans cette partie de la demeure étaient richement décorés et Edward fut forcé de constater la différence flagrante entre ces lieux et le sous-sol des cuisines. Ici, différentes nuances de vert s'harmonisaient avec élégance, créant un tableau végétal factice. L'atmosphère était feutrée, mais les nombreuses fenêtres qui donnaient sur la cour frontale laissaient entrer à profusion la lumière.
Comme si elle avait attendu toute son attention, Catherine patienta jusqu'à croiser finalement son regard.
— Je n'ose pas imaginer à quel point tout cela doit t'effrayer. Mais sache, Edward, que peu importe le traitement que te réservera mon mari, il sera toujours préférable à n'importe quelle autre famille de Paris. La cour n'est pas tendre avec l'ennemi.
Edward déglutit, son inquiétude décuplée. En réalité, il faisait son possible pour conserver une expression neutre et se convaincre que tout ceci ne l'atteignait pas. C'était là son arme pour affronter l'inconnu et la peur. Il lui fallait se persuader que rien ne pouvait être plus terrible que ces corps démembrés sur le champ de bataille, noyés dans la boue, piétinés par des centaines de bottes.
Catherine le laissa finalement, mais le garde demeura près de la porte. L'Anglais lui jeta un regard en biais puis décida de toquer à la porte. Bien qu'elle lui semblât épaisse, il entendit clairement l'invitation à entrer qui émana de l'autre côté. Après un dernier regard pour le jeune garde, qui gardait lui le visage tourné vers le mur, Edward tourna la poignée et entra.
De prime abord, il perçut cet air saturé d'encens, puis le feu qui paraissait dans l'âtre. Il se trouvait dans une chambre spacieuse occupée en partie par un immense lit aux draperies épaisses, ainsi qu'une petite table et des chaises près de la fenêtre. C'était là qu'était assis le propriétaire des lieux, le visage tourné vers l'extérieur. Dans l'attente, Edward ne fit pas un bruit. Il ne pouvait, de là où il se trouvait, que distinguer une silhouette fine et élégante, couverte d'une chemise ample et d'un pantalon. Une bouteille de vin entamée trônait fièrement sur la table, comme si c'était là sa seule et véritable place.
— ... Sir ? osa-t-il enfin prononcer. Je suis, je suis...
Il se stoppa net, incertain. Qui était-il, pour cet homme ? Il lui avait parlé en anglais par pur réflexe, conforté par sa communication aisée avec Catherine, mais parlait-il même un mot de sa langue ? Toutefois, cette interpellation eut le mérite d'obtenir une réaction. Lentement, comme s'il sortait d'un songe, le Français se détourna de la fenêtre. Tout son corps accompagna le mouvement de son visage et lorsqu'il lui fit face, Edward en eut le souffle coupé.
Son corps était tétanisé, subjugué par l'homme qu'il avait devant lui. Il dégageait une prestance et une aura incomparables qui ne laissaient douter personne de son rang social et qui attireraient le respect du plus ignorant des paysans. C'était un homme beau, à n'en pas douter, seulement sa beauté avait quelque chose de fragile et d'angoissant : elle semblait prête à se faner à tout moment et affichait la même délicatesse que dégageait Catherine. Il semblait être d'une taille similaire à celle d'Edward, peut-être légèrement inférieure. Le regard de l'Anglais suivit la ligne élancée de sa silhouette de ses pieds bottés à son buste, en suivant la ligne de ses jambes. Il se sentit alors trop grand, trop massif, trop peu raffiné face à cet homme que la nature avait gâté.
Le visage du Français était tout ce qu'il avait vu de plus remarquable. Si les traits étaient durs, la peau avait la couleur de l'ivoire et les lèvres rappelaient une fleur délicate. Pendant un instant, Edward fut frappé d'une évidence : il avait la plus belle femme du monde face à lui. Mais son vis-à-vis était bel et bien un homme, malgré les longs cils clairs qui soulignaient ses yeux et la chevelure dorée qui venait encadrer son visage, tombant en une longue tresse sur son torse. L'Anglais n'avait encore jamais vu une telle couleur chez quelqu'un : c'était un blond clair parcouru de mèches dorées qui rappelait les bijoux d'or que pouvaient porter les ladies de Londres.
— Tu as pris ton temps.
Le ton dur surprit Edward, qui quitta sa contemplation. Le Français le lorgnait sans se cacher, sourcils froncés. Il était avachi sur sa chaise comme pouvait l'être un lion au regard paresseux, repus de son festin, maître incontesté sur ses terres. Edward ne sut que dire, puis il se souvint des recommandations de Catherine. Le teint rougi de honte, il détacha son regard du corps de son homologue pour le fixer sur ses pieds. Comment avait-il pu le dévisager ainsi ? Le Français n'avait même pas daigné lever les yeux vers lui. Ils semblaient fixer le vide, voilés d'une émotion que le brun ne parvenait pas bien à définir.
— Veuillez m'excuser, balbutia-t-il.
Il s'imposa alors à son esprit que l'homme lui avait parlé anglais. Dans la frénésie de la stupeur, il releva les yeux. Il se rattrapa vite, son embarras accentué par le léger rire qui émana des lèvres du Français. Dans son mouvement rapide, il avait toutefois pu croiser son regard. Le ver pur, saisissant de ses prunelles l'avait transpercé. Hormis ce rire qu'il n'osait interpréter, le maître des lieux demeurait atrocement calme, aucune expression ne venant perturber son visage aux traits marqués. Afin de faire cesser cet instant trop embarrassant, Edward réitéra ses excuses.
Le Français quitta alors l'immobilité dans laquelle il se complaisait. Ses jambes se décroisèrent, sa main délaissa le verre de vin qu'elle tenait, comme si chacun des membres du blond était doté de sa propre conscience mais d'une prestance identique. Il se leva enfin, d'une lenteur qui ne pouvait être calculée et qui aurait paru absurde à Edward s'il n'y avait pas décelé un sens pointu du spectacle. Le Français maîtrisait son image jusqu'au bout des doigts.
Une fois debout, l'Anglais eu tout le loisir de confirmer sa taille.
— Quel est ton nom ? demanda le jeune homme dans un anglais presque parfait.
— Edward Tempel, sir.
Il en avait assez de cette lourdeur qui flottait dans l'air et lui donnait le sentiment que le temps s'était arrêté. En prenant du recul, il réalisa que le maître des lieux le jaugeait. Déterminait-il si le brun avait de la valeur, ou non ? S'il devait le traiter comme un vulgaire chien d'Anglais, ou comme son employé ? Cette pensée enragea Edward. Il lui fallut beaucoup de contrôle pour ne pas laisser transparaître son agacement mais cela sembla peine perdue : son adversaire afficha un rictus et croisa les bras sur sa poitrine. Edward n'osa pas y voir de la condescendance.
— Tu parais bien docile, pour un Anglais.
La pique intentionnelle toucha sa cible puisque sa mâchoire se crispa. Le Français dû lire toute la révolte qui fulminait dans ses yeux parce qu'il le sonda avec tout le sérieux du monde, déstabilisant un peu plus Edward. Il ne comprenait pas ce jeu, ni son instigateur. Qu'essayait d'obtenir le Français ? Un acte de rébellion, qu'il pourrait punir ? Edward ne lui donnerait pas cette occasion.
— J'ai conscience de ma situation, sir, choisit-il de répondre.
— Ah oui ? Et que penses-tu qu'elle soit ?
À présent, il en était certain, le Français s'amusait grandement de cet interrogatoire. Il ne prenait plus la peine de dissimuler son rictus.
— J'ai été fait prisonnier durant la bataille de Saint-Cast. Je me trouve en France en tant que prisonnier de guerre et j'ai été envoyé dans votre maison pour vous servir. Sa voix n'avait point faibli, malgré le nœud grossissant dans sa gorge. Il avait parlé avec la concision de celui qui avait connu mille situations moins envieuses.
— Si je puis me permettre, je peine à comprendre le raisonnement derrière cette décision, ajouta-t-il, conquis par l'audace.
Son homologue haussa un sourcil, son visage exprimant l'amusement le plus hautain. Edward éprouvait le plus grand mal à ne pas ressentir une quelconque inimitié à l'égard de cet homme que l'orgueil n'étouffait pas. Malgré tout, il éprouvait une forme de respect instinctif devant cette figure noble aux yeux comme un voile destiné à dissimuler ses véritables affects.
Lorsqu'il bougea, Edward se rendit compte qu'il s'était raidi progressivement. Il recula parce que le Français avançait vers lui, puis l'observa se rapprocher de l'âtre. Il lui présentait son dos désormais, sa silhouette se découpant dans les ténèbres rougeoyantes du feu dans l'obscurité feutrée de la chambre. Alors, Edward réalisa que les rideaux n'étaient qu'entrouverts, autorisant seulement une lumière timide de pénétrer la pièce.
— La volonté d'un roi est absolue.
Ça n'avait été qu'un murmure qu'il peina à comprendre. La réponse, il ne sut exactement pourquoi, le déçut. Il avait espéré, à tort, que son sort paraîtrait aussi absurde à lui qu'à n'importe qui d'autre ; qu'un homme à la morale exemplaire ne pourrait soutenir pareille fourberie. Mais cet homme, cet inconnu, était un aristocrate : sans doute se rendait-il à la cour chaque jour et y félicitait-il Son Altesse pour sa politique ou ses bottes serties de pierreries. Ce n'était pas ici, entre ses murs, qu'il trouverait une âme compatissante. Il en venait même à douter de l'impression remarquable que lui avait fait Catherine : n'était-elle pas, finalement, femme d'aristocrate ?
— J'aimerais connaître votre nom, demanda-t-il.
Les épaules du Français tressautèrent, peut-être sous l'effet d'un rire muet. Il se tourna néanmoins vers lui, et nul sourire n'était lisible sur son visage.
— Arthur. Arthur de Nancy, fils de duc et vétéran de guerre.
Edward songea qu'il était bien jeune, pour en avoir terminé avec la guerre.
— N'aie crainte, je n'ai que faire d'un serviteur personnel. Je ne remets pas en cause tes capacités de fermier, mais tu seras sans doute fort inutile ici, aussi ne te demanderai-je pas de tâche trop ardue. Peut-être qu'en te voyant si désœuvré, mon père se décidera à abandonner son obsession ridicule.
L'Anglais, qui ne s'était pas attendue à un tel épanchement, fut trop abasourdi pour relever l'insulte.
— Dois-je vous remercier pour votre bonté ? demanda-t-il ironiquement.
Si l'aristocrate en fut agacé, il n'en témoigna rien.
— Abandonner ta liberté pour sauver ta vie, est-ce si terrible ?
— Avez-vous déjà été dans ma situation, sir ?
Cette fois, Arthur manifesta une lassitude presque comique. Les traits de son visage s'affaissèrent tandis qu'il se pinçait l'arrête du nez. En réalité, Arthur se demandait comment cet Anglais avait pu se ragaillardir si vite. Il l'avait découvert misérable mais une petite heure plus tard, le voilà qui se tenait devant lui, à la limite de la défiance.
Edward soutint son regard d'émeraude. Il avait pris la décision de ne point attendre d'Arthur un allié. Il avait naïvement pensé, par désespoir peut-être, que ce qui opposait la France à l'Angleterre n'était que militaire : cet homme venait de le détromper.
Pendant plusieurs secondes, leurs regards s'affrontèrent. Bientôt, il n'y eut plus que l'émeraude mystérieux plongé dans l'ambre sauvage, tous deux reflétant la volonté de leur propriétaire. Seulement, malgré le contrôle exemplaire qu'Arthur exerçait sur chaque partie de son corps, ce fut lui qui vacilla en premier, désarçonné par la sincérité du regard de son adversaire. Les yeux d'Edward reflétaient la franchise et la pureté d'une âme qui n'avait pas été corrompue par les intrigues et les manipulations de la cour. L'Anglais n'avait pas eu besoin d'apprendre à dissimuler ses sentiments, ses émotions, à cacher ses véritables intentions, à se méfier de tous. En cet instant, Arthur comprit qu'il essayait d'affronter un homme qui avait toujours vécu sans jamais se mentir, alors que lui-même n'était qu'une coquille vide baignant dans un océan de mensonges, uniquement apte à suivre le courant.
— Baisse les yeux. (sa voix était plus tremblante que prévu) Baisse les yeux où j'appelle les gardes.
Finalement, les deux ambres se détournèrent et Arthur réalisa que ses épaules s'étaient tendues depuis tout ce temps sans qu'il ne s'en rende compte. Il soupira, perdu. Il ne doutait pas de la sagesse du Roi, mais pour l'amour de dieu, que voulait-il qu'il fasse d'un serviteur pareil ? Son éducation entière était à faire, et la lassitude gagnait le jeune aristocrate simplement en y pensant.
Le maître des lieux dépassa Edward sans un mot et ouvrit la porte du salon, se penchant pour échanger quelques mots avec le jeune garde qui attendait depuis le début. Lorsqu'il se tourna vers le prisonnier, il fut soulagé de constater que les battements de son cœur n'étaient plus aussi frénétiques. Il était enfin redevenu maître de lui-même.
— Sors d'ici. Les gardes te conduiront à ta chambre. Tu n'as pas à en sortir de l'après-midi, attends simplement qu'on vienne te chercher pour le dîner.
Il lui fit alors signe de partir, et après un moment d'hésitation l'Anglais s'exécuta, quittant la pièce sans un seul mot, ni même un regard. Arthur se retrouva alors seul dans la chambre. Il retourna finir sa coupe de vin, délaissée sur la table.
Après de longues minutes passées à réfléchir et ressasser les derniers événements, le fils du Duc de Nancy demanda à ce que l'on fasse venir sa femme le plus rapidement possible.
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