Chapitre II ⚜ Une situation difficile

La sidération étira son visage sale et il prit le temps de déglutir, malgré l'assèchement de sa bouche. Depuis combien de temps n'avait-il plus entendu sa langue maternelle ? Il savoura secrètement l'accent particulier de la jeune femme tandis qu'elle prononçait ces mots.

Puisque de toute évidence elle attendait une réponse, Edward réunit ses deux mains dans un réflexe nerveux et son regard passa de l'aristocrate à la servante. Toutes deux ne bougeaient pas, ne l'épargnaient pas de leur regard.

— Vous... vous parlez anglais ? bredouilla-t-il finalement.

Sa voix cassée le fit grimacer tout autant que la douleur dans sa gorge. La chose ne dérangea pas Catherine, puisqu'elle ne se départit pas de son sourire. Cherchant sans doute à prendre ses aises, elle souleva ses jupes afin de s'accroupir. Alice amorça un geste pour l'arrêter – ce n'était après tout pas une position qu'une dame devait adopter – mais se ravisa.

— Je suis anglaise de naissance, expliqua l'aristocrate.

— Vous connaissez mon prénom ?

— Il figurait sur ton dossier. Edward Tempel, c'est cela ? Tu as vingt-cinq ans et tu vivais dans la province de Londres.

L'étonnement le plus complet se lisait sur le visage de l'Anglais. Catherine répondait à toutes ses questions sans faire de détours mais chaque réponse lui apportait son lot de stupéfaction.

— Ces informations figurent sur ton dossier de soldat, qu'on nous a transmis quand tu as été fait prisonnier, l'informa-t-elle, sans doute pour dissiper les derniers malentendus.

Immédiatement, l'humeur du brun chuta. Il avait espéré, durant sa longue détention, que l'illégalité de sa situation pouvait le sauver. En contactant les autorités compétentes il aurait alors été libéré. Mais les derniers mots de la jeune femme lui confirmaient ses craintes : il était ici en parfaite légalité. Ni le royaume d'Angleterre, ni celui de France ne changeraient la situation. Il pouvait seulement prier pour la victoire de son royaume, et le rapatriement des prisonniers. Mais combien de temps cela prendrait-il ?

— Tu dois avoir encore de nombreuses questions, repris Catherine. Mais nous aurons tout le temps d'y répondre plus tard. D'abord, j'aimerais que tu laisses Alice t'aider à te laver.

L'Anglais posa un regard méfiant sur l'adolescente, dont les épaules s'étaient tendues. Malgré la fascination qu'elle avait pour cet étranger, sa taille imposante l'inquiétait. Catherine dû percevoir le trouble chez chacun d'eux car elle se redressa dans un long soupir.

— Je consens que ce doit être difficile à croire, mais nous ne voulons que ton bien. Les maltraitances que tu as subies ne se répéteront pas entre ces murs, Edward. Tu as ma parole.

Ces mots le rassurèrent quelques peu et d'un petit mouvement de tête, il consentit à obéir. Un nouveau sourire fleurit sur les lèvres délicieuses de la jeune femme et elle tourna son corps gracieux vers sa domestique.

— Je le laisse entre tes mains. Si besoin est, Thomas est juste devant la porte.

— Pas d'inquiétude, ma dame ! J'ai déjà donné le bain à mes frères, celui-là est juste un peu plus grand.

— Merci, Alice.

Edward ne put comprendre cet échange, ainsi fut-il surpris de voir la dame quitter la salle de bain. Ne devrait-elle pas le surveiller ? Cette domestique était si frêle... d'autant plus qu'ils ne pourraient pas communiquer.

Cela, Alice le pensait également, toutefois l'honneur interdisait à une dame de la noblesse de se trouver en présence d'un autre homme nu que son mari. Elle espérait que les mots ne seraient pas nécessaires pour faire prendre un bain à un Anglais.

La jeune fille s'attela à jeter dans le baquet de bois les seaux d'eau fumante qui patientaient depuis peu. Elle vérifia la température et en fut satisfaite. Le prisonnier avait bien de la chance car sans la bonté de dame Catherine, il se serait lavé à l'eau froide, comme tout le monde. L'eau fin prête, Alice se tourna vers Edward.

Il comprit ce qu'elle attendait et força sur ses jambes afin de se redresser. Ce fut ardu et il se rassit une première fois, accablé de fatigue. Alice s'approcha et se pencha pour l'aider à retirer ses bottes. Elle allait s'atteler à ses bas mais ses doigts s'arrêtèrent en chemin et ses joues rosirent. Edward ne remarqua pas son trouble et entreprit de se déshabiller lui-même.

Bientôt, son corps se retrouva immergé dans une eau délicieusement chaude qui détendit ses muscles et réchauffa sa peau. D'une légère pression sur le haut de son crâne, Alice l'incita à plonger entièrement dans le baquet. Lorsqu'il en sortit la tête, un soupir d'aise lui échappa. Il en oubliait presque le contexte de ce bain si agréable. Le sourire honnête de la petite domestique apaisait sa méfiance.

Du coin de l'œil, Edward détailla la silhouette maigre d'Alice. S'il laissait la vapeur d'eau flouter sa vision, il pouvait aisément percevoir sa petite sœur, Lizzie. Bien qu'Alice lui parût plus âgée, leur corpulence était relativement semblable. Mais là où Alice arborait une longue tresse rousse, Elisabeth Tempel avait les cheveux bruns de son frère, épais et indomptables. Songer à sa sœur serra le cœur du jeune homme et il s'enfonça dans l'eau jusqu'au nez afin de chasser ces pensées.

Avec l'aide de la domestique, il fut astiqué, lavé, rincé. Il fallut de la persévérance pour correctement démêler ses cheveux et vérifier la présence de poux. Quand Edward fut suffisamment propre, Alice lui apporta une grande serviette dans laquelle il put s'envelopper. Les gestes de la jeune fille, vigoureux et plein d'entrain ; la chaleur humide qui emplissait la petite salle d'eau ; l'intimité qui leur était laissée, tout ceci permettait à Edward de ne pas trop penser. Il se laissait porter par les événements, l'esprit agréablement embrumé.

Lorsqu'on toqua, il se tendit. Une domestique plus âgée entra, apportant une pile de vêtements. Elle ne resta que le temps d'échanger deux mots avec Alice et jeta un œil à Edward avant de partir. La jeune fille déplia ensuite les étoffes pour les montrer à l'Anglais. C'était des vêtements simples : des bas sombres, une chemise blanche et un veston de la même couleur que les bas. Ils étaient accompagnés des sous-vêtements nécessaires et de bottes de cuir. Alice laissa à Edward de l'intimité en se retournant.

Un peu réticent d'abord, l'Anglais se résigna à enfiler ce qui ressemblait à un uniforme. Peu à peu, les rouages de son cerveau se réactivaient. Nul n'avait cherché à l'informer de quoi que ce soit durant sa captivité. Il était cependant capable à l'heure actuelle d'émettre plusieurs conclusions : d'abord, il était ici en parfaite légalité et n'avait donc pas à envisager la fuite. Ensuite, son rôle s'apparenterait sans doute à celui d'un serviteur – au vu de son uniforme et de celui d'Alice.

Le poids de la réalisation alourdit considérablement ses épaules et il se soutint d'une main au dossier de la petite chaise. Il connaissait les accords entre les différents pays concernant les prisonniers de guerre et comprenait que désormais, son sort était entre les mains de l'Angleterre. Edward se trouvait en France comme otage politique et il lui faudrait alors renoncer à toute tentative de fuite, car cela apporterait honte et déshonneur sur sa famille et son pays. C'était depuis la France qu'il lui faudrait servir en tant que soldat, et ce jusqu'à la fin de la guerre.

Plongé dans ses réflexions, il n'avait pas remarqué la présence de Catherine, qui était venue vérifier les préparatifs. C'est lorsqu'elle fut à ses côtés, une main dans ses cheveux, qu'il la considéra avec méfiance.

— Tes cheveux sont en excellente santé. Pourtant tu es paysan, je ne me trompe pas ? observa-t-elle.

— C'est de famille.

Sa réponse avait été marmonnée, face au sous-entendu évident. Les pauvres n'avaient pas les moyens d'entretenir leurs cheveux, mais les Tempel vivaient à proximité d'un lac, ce qui leur laissait la possibilité de se laver souvent. Catherine retira finalement sa main et sembla en avoir terminé avec son inspection. Les mains sur les hanches, elle recula d'un pas et apprécia la silhouette robuste parfaitement ajustée dans ses vêtements. Edward Tempel était en définitive un bel homme, dont le travail des champs avait développé une solide musculature. Etonnamment, son dos ne paraissait pas avoir pâtît des contraintes de ce dur labeur – sans doute parce qu'il était encore jeune.

— Edward, j'aimerais échanger quelques mots avec toi pendant que tu mangeras. Tu dois être affamé.

Touché par la sollicitude de la jeune femme, il ne le lui refusa évidemment pas et la suivit lorsqu'elle quitta la salle d'eau. Son visage débarbouillé et ses yeux décrottés, il put enfin embrasser du regard le lieu où il se trouvait. Pas de couloir au luxe outrageant, simplement des murs couverts d'un papier peint uni, quelques chandelles disposées çà et là. Une fenêtre laissait filtrer une lumière ténue et Edward s'y approcha. A travers les carreaux, il distingua ce qui ressemblait à un jardin d'arrière-cour et se demanda quelle surface recouvrait le... lieu de vie des propriétaires.

Catherine nota son intérêt et se plaça à ses côtés.

— J'ai dû renvoyer le jardinier, le mois dernier. Peut-être pourras-tu aider aux jardins ?

Edward ne prit pas la peine de répondre. Il savait que la jeune femme cherchait seulement à faire la conversation, à apaiser son esprit. Bien sûr, qu'il s'occuperait des jardins. Ce n'était pas une question de choix.

D'une pression sur son bras, la maîtresse des lieux l'incita à la suivre. Ils longèrent un long couloir, descendirent d'un étage, parcoururent un nouveau couloir. Edward faisait son possible pour retenir la construction des lieux. Apprendre à se repérer dans cette immense demeure lui serait d'une aide cruciale.

Leur déambulation cessa enfin lorsque Catherine les fit pénétrer dans les cuisines. Situés en sous-sol du manoir elles étaient construites toute en longueur et couvraient une surface impressionnante. Edward était certain qu'y faire entrer sa maison familiale deux fois ne remplirait pas l'espace. Plusieurs domestiques s'affairaient derrière les fourneaux, sans doute pour préparer le dîner. Catherine détonait particulièrement dans cet univers bien plus usurier. Toutes les femmes qui passaient près d'eux la saluèrent d'un « ma dame » et un rapide signe de tête. L'Anglaise conduisit le jeune homme jusqu'à une table en bois de chêne et lui désigna un banc.

— Assieds-toi ici. Je vais demander à ce que l'on te serve les restes de ce midi.

Edward la remercia d'un bref sourire. La créature gracieuse qu'était Catherine s'éloigna dans un bruissement de volants pour s'enquérir auprès d'une cuisinière. L'Anglais profita de ce moment seul pour observer un peu mieux les lieux et prendre ses aises. L'endroit était bruyant en comparaison du reste de la demeure, plongée dans un silence de mort. Edward trouvait curieux de croiser si peu de domestiques dans les couloirs. Même ici, il ne comptait pas plus de cinq cuisinières. Il avait imaginé tout autrement le manoir d'un aristocrate. De toute évidence, l'on était loin des murs couverts d'or, des statues antiques à chaque coin de pièce ou des lustres de cristal. Il se demandait si c'était là le reflet des goûts sobres du maître des lieux, ou si son imagination s'était un peu trop emportée.

Ses réflexions furent interrompues par une assiette apparue devant lui. Une cuisse de canard et des pommes de terre fumantes s'y prélassaient, aguichantes pour ses papilles. Il se saisit des couverts et débuta son repas, non sans prendre le temps de savourer un met qui, malgré sa simplicité, était rarement dégusté de par chez lui. Catherine s'était installée près de lui et l'observait manger en silence.

Très vite, la faim lui fit dévorer tout le contenu du plat et il ne laissa pas une miette. Le rire doux de Catherine lui fit relever les yeux et s'empourprer ses joues. Pour une femme si distinguée, il devait sans doute manger comme un véritable sauvage. Mais il ne distinguait aucun mépris dans ces yeux bleu ciel : seulement une profonde gentillesse.

— Tu avais sans doute très faim, fit-elle remarquer.

— C'est vrai. Je ne suis pas certain de me souvenir du dernier repas que j'ai pris, avoua-t-il.

Une pointe de tristesse accompagna cet aveu. Quand remontait son dernier repas en famille ? Qu'avait-il mangé, juste avant son départ pour l'armée ? Qu'avait cuisiné sa petite sœur ?

La main de Catherine se posa sur la sienne, attirant son attention.

— Qu'aimerais-tu savoir, Edward ? je sais que ta situation est difficile. Tu dois être angoissé, révolté... J'ai toutes les informations pour te répondre, alors n'hésite pas.

Edward recouvrit sa main de la sienne, touché par ses paroles. Il était convaincu que Catherine ne voulait que son bien.

— Sauriez-vous combien de temps s'est écoulé depuis ma capture ?

— Il me semble que les papiers indiquaient octobre. Nous sommes en novembre.

« Un mois », pensa-t-il. Cela faisait un mois qu'il avait quitté l'Angleterre. Il avait de la peine à réaliser que tant de temps avait pu s'écouler, sans qu'il ne le réalise. Les longs moments passés au cachot, les voyages maritimes et terrestres, il avait le sentiment de les avoir vécus dans un état second.

— Que suis-je sensé faire ici ? demanda-t-il ensuite.

— Tu as été engagé par la famille de mon mari en tant que domestique. Tu es en droit de savoir que c'est une demande personnelle de Sa Majesté et que mon mari n'est en aucun cas responsable de cette situation. Simplement, Sa Majesté préfère mettre les prisonniers de guerre au service de son pays afin de ne pas... gâcher de la main d'œuvre.

Edward assimila ces informations, le regard grave. Il ne savait que penser, en réalité. Bien entendu, et cela il le répétait autant de fois que nécessaire, la fuite n'était pas une option. Il sentit poindre une migraine, son esprit tournait en rond sans parvenir à se fixer sur une pensée précise, une décision. La nuit suivante, il ne fermera pas l'œil, obnubilé par cette pensée qui lui échappait.

Dans l'immédiat, il parvint à se raccrocher à la conversation. Sa situation maintenant clairement établie, il lui fallait, en toute logique, s'enquérir d'une information cruciale.

— Je vais donc vous servir ? tint-il à préciser.

— Plus exactement, tu serviras mon mari. C'est lui que Sa Majesté a tenu à récompenser pour ses victoires au front.

Edward ne sut que faire de cette nouvelle. Quel genre d'homme était son mari ? Qu'impliquait ce détail visiblement important ? Le jeune anglais avait espéré connaître une situation somme toute agréable en servant cette femme, qui était très admirable pour le peu qu'il connaissait d'elle. Désormais, il priait pour que son futur ne prenne pas une tournure qui lui causât trop de misère.


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