Chapitre I ⚜ Un Anglais, ça sait pleurer aussi
Paris, 3 novembre 1757
Malgré la fraîcheur ambiante, la vie citadine battait son plein dans la capitale. Les rues étaient inondées de calèches, de couples ou de dames en recherche de divertissement. Il flottait dans les beaux quartiers une douce odeur florale, tandis que les faubourgs transpiraient la chaleur des fourneaux, ou les relents des égouts. La capitale française était toute en contraste, à la fois reflet de la grandeur européenne, et centre névralgique d'un peuple affamé. C'était le temps du Roi Soleil, le temps du faste et des belles lettres.
Impossible de croire, lorsqu'on en parcourait ses rues, qu'elle était la capitale d'un pays plongé dans une guerre terrible déchirant l'Europe et l'Amérique.
— Je ne te comprends pas, Arthur. Toi qui tiens l'esclavage en horreur, pourquoi accepter ce caprice du roi ? demanda pour la énième fois Catherine.
— Eh bien, tout simplement parce que c'est mon roi qui me l'a demandé Cath', me crois-tu homme à humilier un prisonnier ? Ce pauvre bougre sera offert à un autre et vous ne pourrez rien pour lui.
Arthur sentit Catherine ralentir le pas derrière lui, alors qu'ils traversaient les longs couloirs de son manoir parisien. Sa femme étant d'origine anglaise, il n'ignorait pas son inquiétude vis-à-vis des sujets de son ancienne patrie.
Fille d'un marquis anglais, Catherine avait été envoyée en France afin de se marier à l'héritier de la famille de Nancy. Le mariage, en plus de lier deux familles amies, avait permis un net redressement financier pour les deux partis. Catherine avait trouvé en la famille de Nancy une amie, un soutien, bien plus qu'elle n'en aurait rêvé. Le comble du bonheur aurait sans doute été que son amour soit réciproque. Malheureusement, le cœur de son mari lui était hors d'atteinte.
La nouvelle leur était parvenue le matin-même : le roi avait personnellement tenu à remercier la loyauté sans faille du duc et de sa famille en leur offrant une main d'œuvre gratuite en la personne d'un prisonnier de guerre. Le duc avait alors souhaité que cet étrange cadeau ne soit offert à son fils – après tout, il possédait plus de serviteurs qu'il ne lui en fallait, alors qu'Arthur avait cette fâcheuse manie de vivre dans l'isolement. Frédéric de Nancy espérait par là qu'avoir un serviteur plus réticent à sa charge lui apprendrait à commander autre chose que des troupes armées. Arthur lui-même avait admis qu'un serviteur lui permettrait de se reposer.
Âgé de vingt-sept ans, le jeune héritier avait jusqu'ici mis un point d'honneur à vivre par lui-même. Le manoir qu'il habitait avec sa femme depuis maintenant cinq ans n'était peuplé que de quelques domestiques qui lui étaient affiliés depuis sa jeunesse.
Seulement, avec sa santé qui se fragilisait, Arthur avait besoin de s'entourer et Catherine, bien que sa présence fût d'une grande aide, ne pouvait tout porter seule sur ses frêles épaules. La jeune anglaise possédait une beauté et une délicatesse caractéristiques de ses origines : un visage tendre, de longs cheveux dorés qui dansaient en vagues dans son dos rehaussaient sa silhouette élégante et des manières soignées. Ses grands yeux turquoise et ses longs cils lui conféraient l'aura d'une poupée au teint de porcelaine.
Plus jeune qu'Arthur de trois ans, Catherine était vivace et rayonnante là où son mari s'épuisait facilement à la tâche. Leur couple formait un contraste attendrissant et leur jeunesse faisait d'eux les coqueluches de la cour.
— Me laisseras-tu lui parler ? repris la jeune femme. Je meurs d'envie de converser en anglais !
— Ne peux-tu pas le faire avec moi, pourtant ? lui répondit son mari, amusé.
— Ton anglais est bon, mais tu ne pourras jamais reproduire cet accent si cher à mon cœur, lui expliqua Catherine, s'attirant un regard faussement vexé du jeune homme.
L'après-midi venait de commencer, mais les nuages de novembre assombrissaient déjà le ciel et la lumière qui traversait les vitraux des fenêtres était blanche et ténue, suffisamment pour qu'il soit nécessaire d'allumer les chandeliers.
Malgré les précautions prisent par le personnel, le froid emplissait le manoir et Arthur n'avait d'autre choix que de rester bien couvert, soucieux de ne pas tomber malade. Le blond portait ses cheveux longs attachés en une demi-queue de cheval et avait revêtu sa redingote favorite, longue et ceinturée à la taille. Le vêtement était assorti à ses prunelles émeraude et venait couvrir une chemise en flanelle qui couvrait jusqu'à son cou. À ses oreilles pendaient des boucles d'oreilles en jade et ses bottes blanches et étroites claquaient sur le parquet au rythme pressé de ses pas.
Le grondement lointain d'un orage à venir surpris le couple qui se rendait au salon privé où ils étaient attendus. Ils parvinrent finalement devant une porte en bois brun et épais qu'Arthur ouvrit, laissant passer Catherine avec toute la galanterie qui était demandé d'un homme de sa stature. Il pénétra dans la pièce à sa suite et ferma la porte sans un bruit. Ce petit salon affichait, comme tous les autres, les couleurs de son propriétaire. Les murs de pierre étaient recouverts d'un épais papier peint vert anis et le plafond blanc se déployait, paré de dorures raffinées. Deux grandes fenêtres donnant sur le petit jardin permettaient à la pièce de recevoir la lumière de l'Astre en abondance. Ces mêmes fenêtres étaient encadrées par de lourds rideaux de velours vert. Trois canapés émeraude richement décorés et une cheminée meublaient la petite pièce dans laquelle un feu crépitait. La décoration du salon offrait une ambiance feutrée et agréable, propice à la lecture et aux conversations intimes.
Sur l'un des canapés était assis ce qui semblait être une silhouette d'homme, sale et recroquevillé, encadré par deux gardes affiliés au manoir.
Arthur, de là où il se trouvait, ne pouvait qu'entrapercevoir le visage de l'inconnu. Une fois le couple entré, les gardes ainsi que les domestiques présents s'inclinèrent.
— Pourquoi est-il si sale ? Et d'où vient ce sang ? s'alarma Catherine.
— Il a été fait prisonnier il y a un mois de cela mais il semblerait qu'il ne soit sorti du cachot que ce matin. Avec le long voyage, il n'a pas eu le temps de se laver, ma dame, lui expliqua l'un des gardes.
La jeune femme se tourna vers son mari dans l'espoir d'acquérir son soutien, mais Arthur demeura silencieux. Il contourna le canapé et s'accroupit devant le prisonnier qui restait obstinément tête baissée. L'aristocrate était intrigué par cette immense stature pourtant courbée de fatigue. Il tenta de voir les traits de son visage mais la saleté et le sang qui le recouvraient - il espérait que ce n'était pas le sien - empêchaient tout discernement. Arthur soupira et se redressa, fixant le prisonnier avec insistance. Il voulait le jauger, évaluer sa force, car il n'était pas très porté sur la pitié. Le blond pouvait déjà affirmer que leur âge devait être similaire. Ses cheveux étaient probablement bruns et sa peau semblait plus foncée que la sienne, ce qui lui indiqua qu'il devait être un paysan. Par conséquent, il ne devait pas parler un traître mot de français.
— Cath', pourriez-vous assister les femmes de chambres qui vont le laver ? Entendre un accent familier lui fera du bien, suggéra-t-il.
Catherine ne put qu'approuver d'un sourire tandis qu'elle portait vers l'anglais un regard tendre et compatissant. Arthur était, quant à lui, en proie à un sentiment étrange à mesure qu'il observait ce visage. Il décida de se détourner de cette masse prostrée et silencieuse qui ne faisait qu'écouter, puis donna ses ordres.
— Lavez-le, habillez-le, puis emmenez-le dans le salon du troisième étage, ordonna-t-il.
Le Français quitta ensuite la pièce et tous s'inclinèrent à son départ, puis se mirent au travail. Arthur quant à lui rejoignit sa chambre, où l'attendait une bouteille de vin, comme d'habitude. Il se servit un verre et s'assit à la petite table près de sa fenêtre.
Il ressentait quelque chose d'assez mitigé vis-à-vis de l'Anglais. Sa silhouette miséreuse ravivait chez lui des souvenirs encore saignants de la guerre et lui apportaient un goût amer dans la bouche. Il se força à avaler une gorgée de vin en fermant les paupières, afin d'oublier.
Son regard dévia vers la lettre abandonnée sur la petite table. Le blason du roi y figurait, lui rappelant amèrement sa situation. Peu importait sa volonté, il lui faudrait accepter ce chien d'Anglais en sa demeure.
— Sir, y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ? vint s'enquérir l'un de ses domestiques.
— Apportez donc une nouvelle bouteille, celle-ci est vide, lui demanda sans grande conviction l'aristocrate, désignant le récipient.
Sans s'appesantir en courbettes et politesses superflues, le vieil homme récupéra la bouteille et quitta la chambre sans dire un mot. Tous ici savaient que le maître de maison n'appréciait pas le zèle.
Arthur s'ennuyait terriblement, c'était incontestable. Il ne trouvait de distraction en aucune chose, ne se plaisait pas à converser ni à se rendre à des dîners. Son humeur eut inquiété sa famille si ce n'était pas un trait de son caractère qu'il possédait depuis tant d'années déjà. Personne ne savait, pas même Catherine, la personne qui le connaissait le mieux, ce qui avait déclenché cette mélancolie.
Ces lèvres, cette chambre, ce péché étaient enfouis dans son cœur et personne n'en avait jamais percé le secret. Il aurait aimé prétendre que cette tourmente se trouvait dans le passé et ne le troublait plus, pourtant l'arrivée de l'Anglais avait ravivé ses souvenirs sans qu'il n'en comprît la raison.
Dans un autre étage du manoir, un garde emmenait le premier Anglais qui lui était donné de voir. Il lui fallait avouer que ce corps apathique, sale, cette peau brunâtre le décevait. Le jeune soldat, fraîchement engagé par la famille, ne pouvait empêcher une grimace de mépris de déformer son visage juvénile. Quelle déception.
En réalité, le prisonnier parvenait à peine à garder conscience. Les longues journées passées au fond d'une cale de navire ou d'un cachot avaient affaibli sa vision et la lumière du jour était si vive qu'il était presque aveugle. Sa combativité dormait, abrutie, par la fatigue et la faim, tout comme ses lèvres gercées demeuraient entrouvertes, attendant l'eau désirée qui ne venait jamais.
Que pouvait-il bien y avoir dans l'esprit de cet Anglais ? Le soldat ne pouvait s'empêcher d'en être curieux.
— Eh, Anglais. À quoi tu penses ? demanda-t-il, naïvement.
Il s'imaginait peut-être que l'homme misérable qu'il soutenait de son bras allait lui répondre. Il n'eut rien, pas même un râle. Ses sourcils broussailleux se froncèrent, il soupira de déception.
Pourtant, il y avait bien quelque chose dans la tête de l'Anglais. Il y avait d'abord les perceptions transformées en image. Cette voix de miel, autoritaire, à qui appartenait-elle ? Et ces bras qui le tenaient, étaient-ils ceux d'un homme âgé, d'un adolescent ? Il ne parvenait pas à savoir où il se trouvait exactement. Une maison ? Un manoir ? Un château ? Il n'en avait vu qu'une fois, en se rendant à Londres.
Ce qu'il y avait ensuite, dans cet esprit épuisé, c'était des souvenirs. Il pensait à sa petite sœur, Lizzie, il pensait à son rire, à sa petite robe bleue. Elle lui manquait. Il la voyait aux côtés de leur père. Le vieux Reece Tempel, dont le dos lui causait mille douleurs. Il se voyait avec eux, pourtant il savait qu'il n'y était pas. Il n'y était plus. À cause de cette stupide guerre.
Une dernière once de volonté remua ses entrailles quand ses lèvres remuèrent dans une supplication muette. « De l'eau, je vous en prie », aurait-il aimé prononcer. Le soldat ne perçut qu'un râle faible.
— Un peu de nerf, l'Anglais, l'encouragea-t-il en raffermissant sa prise. La dame Catherine va t'aider à t'laver, c'est que tu aurais peut-être un visage !
Comme son guide s'arrêtait, Edward releva péniblement la tête. Ses paupières s'entrouvrirent dans une tentative d'obtenir même le plus petit indice. Il y parvint, aussi étonnant que ce fut pour lui, car l'endroit n'était que très peu éclairé. Il distingua une porte, comme s'il était condamné à ne voir qu'elles. Des portes toujours fermées, l'emprisonnant un peu plus.
Le garde toqua avec force, cinq fois.
— Alice ! C'est qu'il est prêt, le bain ? Il devient lourd !
— Patience Thomas. Soit un homme nom de nom !
Ledit Thomas s'agaça, ses pieds frottant le sol plein de poussière. Que faisaient donc les bonnes à longueur de journée ? Le troisième étage était couvert de crasse parce que le maître n'y venait jamais. Pourquoi laver s'il n'y allait pas ?
Edward sursauta en entendant la porte s'ouvrir. Il ferma aussitôt les yeux car la lumière était plus forte à l'intérieur et sentit les larmes venir.
— Oh, mais il pleure le bougre ! remarqua aussitôt Thomas. T'as vu ça, Alice ? Un Anglais, ça sait pleurer aussi !
— Evidemment, ne soit pas bête. Les Anglais ça pleure, ça chante et ça rigole autant que les Français. Regarde la dame Catherine !
— Toi et ta dame Catherine, marriez-vous, qu'on en finisse !
— Allez, tais-toi. Donne-le moi et ouste !
— Attention, il est lourd.
L'Anglais sentit un petit bras passer dans son dos pour le soutenir. Il lui fallut toute la force du monde pour ne pas s'écrouler sur ce qu'il pensait être une femme très menue. Il entendit des pas qui s'éloignaient, puis ce fut à nouveau le silence. La femme le fit marcher à l'intérieur de la pièce, la lumière lui arracha de nouvelles larmes. La femme dû percevoir sa souffrance, car sa main restante se posa devant ses yeux. Le geste plein de considération le sidéra.
— Ça doit faire longtemps qu'tu vis dans le noir toi ! T'as de la chance, le maître va pas souvent dehors, mais quand même ! Faudra t'habituer.
La voix était fluette et enjouée. Elle lui rappela celle de Lizzie mais celle qui lui parlait actuellement devait être bien plus âgée qu'elle. Sa nouvelle guide le fit asseoir sur une petite chaise. Il sentit une main se posa sur sa joue pour relever son visage, l'incitant alors à ouvrir les yeux.
— Oh, quelle jolie couleur ! J'en ai jamais vu des comme ça ! Je croyais que les Anglais avaient tous les yeux bleus.
— Ne sois pas bête, Alice, s'ajouta une nouvelle voix.
Edward ne l'avait pas entendu arriver. Alice se redressa, il distinguait sa silhouette floue et près d'elle, une autre femme.
— Dame Catherine ! Thomas m'a emmené l'Anglais, mais j'ai pas commencé à le laver.
— Laisse-moi lui parler, veux-tu ?
— Oui, bien sûr !
Edward voulut détourner son visage, effrayé par la proximité soudaine d'un nouveau visage.
— Enchantée, Edward, prononça-t-elle dans un anglais parfait. Je m'appelle Catherine.
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