« J'avais six ans, commença Jungkook d'une voix blanche. On revenait d'un dîner chez des amis de mes parents. Il était tard et je m'endormais à moitié sur ma console de jeu – j'avais une GameBoy à l'époque, j'aimais bien Mario Bros. Mon père n'avait bu que deux ou trois verres, mais il était fatigué. Ma mère se reposait sur le siège passager. Un rien l'épuisait, ces temps-ci, mais mon père disait que c'était normal... elle devait beaucoup se reposer pour que le bébé se porte bien.
— Le... attends, je croyais que t'étais... enfin...
— Je suis enfant unique. »
Taehyung déglutit, Jungkook enfonça le visage contre son torse en serrant de sa main saine son t-shirt.
« J'ai été tiré de ma torpeur quand ma console m'a échappé des mains. Elle est tombée entre mon siège et la portière. Tout s'est passé en même temps : mon père a commencé à s'assoupir, la voiture a quitté la voie pour circuler sur celle d'en face où arrivait un camion, et moi, sans voir la catastrophe qui approchait, j'avais plongé le bras à la recherche de ma GameBoy. »
Jungkook agita doucement ses doigts que libérait son plâtre avant de les serrer en un poing peiné.
« Le chauffeur a klaxonné, mais il a compris trop tard qu'on était sur la mauvaise voie. Mon père a essayé de donner un coup de volant, ça a été inutile. J'ai perdu connaissance au moment de la collision. J'étais encore penché sur le côté à la recherche de ma console, je me moquais bien qu'un chauffard klaxonne. Si j'avais retiré mon bras... mais je regardais pas, je regardais juste le creux entre mon siège et la portière, pour essayer de repérer la lueur de mon jeu.
« Quand j'ai rouvert les yeux, j'étais à l'hôpital. On m'a d'abord expliqué ma condition : j'avais plusieurs côtes fracturées, un traumatisme crânien qui s'est révélé peu grave, et plein de bleus. En revanche... notre voiture s'est éclatée contre le camion qui venait en face, la carrosserie a pris cher, et elle a emprisonné mon bras entre la portière défoncée et mon siège. J'y suis resté coincé jusqu'à l'arrivée des pompiers : si on essayait de me tirer de la voiture avant d'avoir délivré mon bras, on aurait risqué de m'ouvrir au point que je me serais vidé de mon sang en un instant. Les pompiers sont arrivés vite, mais pas assez pour sauver complètement ma main.
« J'avais plusieurs doigts aux extrémités gangrénées. Plus de sang, la pression sur ma main était trop forte. Alors il a fallu amputer.
— Oh mon dieu...
— Je me rendais pas vraiment compte de ce qui m'arrivait, à vrai dire, admit Jungkook. J'avais six ans et la main enveloppée dans un gros bandage qui remontait jusqu'au-dessus de mon coude. J'avais mal, mais on me donnait des médicaments pour que ça passe.
« Mon père s'en est sorti sans dégâts majeurs : quelques os cassés, des coupures plus ou moins profondes, et c'était tout. Ma mère en revanche... le tableau de bord a été poussé au moment de l'impact. Il lui a écrasé le ventre, et la carrosserie a fait pression sur ses jambes comme sur mon bras. Ma petite sœur est morte avant même d'être née. Sans elle, ma mère n'aurait probablement pas survécu au choc. Elle s'est accrochée de toutes ses forces dans l'espoir que le bébé était encore en vie. Mais plus tard, elle m'a dit qu'elle avait senti qu'elle perdait les eaux avant l'arrivée des pompiers, alors c'est à moi qu'elle a pensé de tout son cœur pour s'accrocher. Quand ma mère s'est réveillée à l'hôpital, après une semaine de coma, elle avait perdu sa fille et sa jambe droite, qui s'arrêtait désormais au genou. »
Jungkook sentit l'étreinte de Taehyung se raffermir autour de lui, et il voulut se taire pour s'y abandonner jusqu'à la fin de ses jours. Son seul parfum le réconfortait.
« Ma mère passait ses journées à pleurer ma sœur, mon père et elle l'ont nommée à titre posthume, parce qu'ils voulaient qu'on l'appelle autrement que « le bébé ». Mais... on n'a jamais réussi à utiliser ce nom, parce que ça nous faisait trop souffrir. Alors on ne l'appelait pas, on ne parlait pas d'elle.
« J'ai eu plusieurs examens pour vérifier que mes blessures guérissaient correctement... ils disaient que c'était le cas, mais ils n'avaient pas remarqué ce petit décalage entre les deux parties de l'os qui essayait de se ressouder, un infime décalage qui, quand j'ai grandi, a grandi aussi, jusqu'à amener à un cal osseux. Mais... à l'époque, j'allais bien.
« Ma mère en revanche, je la voyais mourir à petit feu. Elle aimait beaucoup bouger, elle faisait parfois du jogging avec mon père et nous accompagnait chaque fois qu'on sortait faire du vélo. La voilà clouer dans un fauteuil roulant, sa jambe sectionnée à la vue de tous – et comme elle détestait ça ! Elle n'osait plus sortir, car on la pointait du doigt, dehors. Alors... mon père a décidé d'acheter une prothèse. Sauf que les seules que l'assurance remboursait, y a quinze ans, c'était des trucs pourris. Ma mère n'en voulait pas, et on la regardait dépérir dans son fauteuil, refuser de se nourrir... Mon père a juste voulu la sauver, et moi je voulais aussi voir maman sourire...
« Il a acheté ce qui, à l'époque, était la pointe de la technologie. Une prothèse bionique confortable et capable de supporter même les foulées des sportifs sans faillir. Et ça a fonctionné. J'ai vu ma mère reprendre des couleurs, sortir de nouveau, courir de nouveau, et sourire à nouveau. J'ai vu ma mère renaître après le drame. Et depuis, mes parents se battent chaque jour, moi à leurs côtés, pour rembourser le prix de la prothèse de ma mère et tout ce que l'assurance avait refusé de prendre en charge sous prétexte que mon père était fautif de l'accident.
« Mes parents savaient que ça coûtait cher, et on avait déjà la maison à rembourser... mais il le fallait, pour ma mère, pour qu'elle ne s'éteigne pas avec le bébé. Mes parents se sont tués au travail, déterminés à effacer toutes leurs dettes. Mais... rembourser deux crédits en même temps, c'était de la folie. On gardait juste de quoi vivre, le strict minimum. On n'a jamais réussi à sortir de la pauvreté, depuis : le moindre won qu'on gagne, on s'en sert pour rembourser les emprunts. La maison a été payée y a trois ans, et d'ici un à trois ans, on devrait avoir fini de payer la prothèse de ma mère, les frais de l'hôpital et les intérêts. On y est presque... Je voudrais tellement voir mes parents manger ce dont ils ont vraiment envie, s'habiller de ce dont ils ont vraiment envie et s'offrir les activités qui leur manquent tant... Je veux les aider... »
Jungkook ne parvint pas à retenir une larme qui coula, misérable, sur le t-shirt de son aîné. Taehyung lui caressait les cheveux. Il lui embrassa le front.
« Je te savais courageux, mais là ça dépasse l'entendement, souffla-t-il. T'es admirable, Jungkook...
— Tout ce que je fais, mes parents l'auraient fait pour moi si j'avais été dans une situation difficile.
— Alors c'est pour ça que t'attendais la baisse du cours du chêne pour te payer une bibliothèque... »
Cette remarque amusa Jungkook qui lâcha un gloussement.
« Oui, on va dire ça. J'attends surtout une hausse de mes moyens.
— Tu prendras un nouveau studio ? Un appartement ? demanda Taehyung.
— Non, j'aime bien mon studio, il me suffit largement. Avec une bibliothèque et deux ou trois retouches déco, il sera parfait. Comme ça, j'aurai vraiment beaucoup d'argent et je pourrai aller au restaurant.
— Tu verses combien à tes parents, chaque mois ?
— Entre quatre cents et huit cent mille wons, selon le mois [NDA : entre 300 et 600 euros].
— Oula, oui, tu pourras même te payer le restau le plus cher du coin. »
Jungkook demeura silencieux. Il ignorait ce qu'il pouvait s'offrir avec autant d'argent. Ce qu'il s'achetait se limitait à des livres et les produits de première nécessité, et il ne regardait pas les prix du reste de peur d'être tenté.
« Jungkook...
— Hum ?
— J'ai peur que tu prennes mal ce que je vais te proposer, mais ne m'en veux pas de vouloir te soutenir... Est-ce que t'accepterais que je vous aide à rembourser votre emprunt ?
— Quoi ! Non, non, hyung ! Je voulais pas te donner l'impression que j'en avais besoin, c'est pas nécessaire ! Je te l'ai dit, on en voit le bout, tout va bien, on... »
Parce qu'il s'était redressé trop brusquement, Jungkook se sentit tout à coup étourdi. Il cligna des paupières, et Taehyung l'entraîna de nouveau dans son étreinte, assis cette fois-ci.
« Eh, Kookie, respire, ça va ?
— Oui, oui.
— T'es devenu blanc comme un linge tout à coup. T'es sûr que ça va ?
— C'est quand je me lève trop vite, c'est rien.
— Rallonge-toi, je vais te chercher un truc à boire. On reparlera de ça plus tard.
— Non, y a pas à en reparler. On a presque fini de payer, ça ne sert plus à rien, mais mille mercis pour ta proposition.
— Jungkook, répliqua encore Taehyung qui avait quitté le lit, j'ai de quoi m'acheter je ne sais combien de voitures comme celle que je possède, même alors que j'ai arrêté le mannequinat. Je t'assure que ça représente rien pour moi, et je...
— Hyung, s'il te plaît... je supporte pas de devoir quelque chose à quelqu'un. »
Il devait déjà tant... la seule idée de contracter une nouvelle dette l'horrifiait.
« Mais je te l'offre, cet argent, soutint pourtant Taehyung.
— Merci pour ta générosité, Tae, mais mes parents n'ont jamais accepté qu'on ouvre une cagnotte pour avoir un coup de main. On peut y arriver ensemble.
— Comme tu voudras, mais s'il te plaît, penses-y.
— Je te le promets. »
Taehyung planta son regard dans le sien, à la recherche peut-être de la moindre trace de mensonge, puis il opina et se rendit à la cuisine pour chercher un verre d'eau qu'il tendit à son ami en lui demandant néanmoins de ne pas y toucher tout de suite. Taehyung repartit. Il revint avec un thermomètre.
« Mets ça dans ta bouche, je veux savoir si t'as de la fièvre, déclara-t-il d'un ton qui n'admettait aucun refus.
— J'ai pas envie de foutre ça dans ma bouche.
— Je peux t'en apporter un qui va dans le cul, aussi, c'est comme tu préfères. En plus, il paraît que c'est plus précis que dans la bouche.
— C'est bon, c'est bon. »
Taehyung, avec un rictus victorieux, donna à son cadet le petit instrument qu'il enfonça entre ses lèvres avec un air bougon. Un bruit léger indiqua quand retirer le thermomètre, et Taehyung afficha une moue ennuyée.
« Trente-huit quatre, annonça-t-il, c'est pas très élevé mais ça reste de la fièvre. Demain, t'iras sûrement mieux. Tu devais être rétabli vers la fin de la semaine, d'après le médecin, et ça tombe bien, on y arrive.
— Oui, il a dit que c'était normal d'avoir de la fièvre après une opération et dans le cas où une petite infection se développe. La mienne était trop basse pour être inquiétante, et je présentais aucun signe d'infection grave, il suffit que je prenne mes médicaments.
— Et j'imagine que le stress avant l'opération a pas dû aider, n'est-ce pas ?
— Possible... »
Taehyung lui tendit l'eau que son cadet avala d'un trait. Il rapporta le verre à la cuisine puis s'enfonça avec lui sous le drap.
« Allez, viens, » sourit-il en lui ouvrant les bras pour qu'il s'y allonge comme avant leur séparation quelques instants plus tôt.
Jungkook, plutôt que de feindre de refuser son étreinte, préféra se montrer honnête avec lui-même comme avec Taehyung : il le rejoignit d'un rapide mouvement et s'étendit contre lui, la tête sur son torse. Il ne désirait plus qu'une chose : se reposer.
Se reposer dans les bras de Taehyung.
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