Yoongi décrocha le téléphone de la réserve, occupé à ses réceptions.

« Allô, Yoongi-ssi ? »

Il reconnut la voix de Sakura, la jeune fille qui remplaçait Jungkook au rayon littérature. D'un naturel enjoué mais très soucieux de bien faire, elle le contactait souvent pour s'assurer qu'elle ne se trompait pas dans une manipulation informatique. Yoongi l'appréciait beaucoup : elle parlait peu, restait en retrait sans pour autant s'effacer, et il la trouvait agréable.

« Oui ? Un souci ? s'enquit-il.

— Un client veut te voir, tu peux venir cinq minutes ?

— Il veut me voir moi ?

— Oui.

— C'est qui ?

— Il a pas voulu me dire.

— Il a un sourire magnifique ?

— Oh ça oui, gloussa Sakura. Il t'attend devant la porte de la réserve.

— D'accord, merci. »

Taehyung ne viendrait pas ici, du moins pas seul, tant que Jungkook demeurerait alité. Dans ce cas, il s'agissait de Jimin – Yoongi ne connaissait aucun autre garçon au sourire magnifique susceptible de lui rendre visite. Curieux néanmoins, le réceptionnaire se hâta de quitter son siège, traversa la réserve et en ouvrit la porte.

Sans surprise, il reconnut la silhouette de Jimin, tête baissée sur son portable. Le jeune homme cependant releva les yeux aussitôt qu'il entendit Yoongi, à qui il adressa son plus beau sourire alors qu'il rencontrait son doux regard.

« Bonjour, hyung ! Comment tu vas ?

— Bien et toi ? Pourquoi t'es ici à cette heure ?

— D'habitude, l'après-midi je m'occupe de la paperasse et de la construction de mes cours, et puis j'ai parfois des cours particuliers. Mais aujourd'hui, rien. Alors je me demandais si ça te plairait qu'on aille se promener une fois le boulot fini. Tu termines à quelle heure ?

— Oh, c'est cool. Moi je finis d'ici une demi-heure. Mais tu voudrais te balader où ? Il fait moche aujourd'hui, et l'air est lourd, humide.

— Ah... c'est vrai. Bah dans ce cas on pourra aller chez toi ou moi, comme tu préfères, ou je peux t'amener voir Jungkook, comme ça on passerait l'après-midi avec Taehyung et lui, t'en penses quoi ? Mon prochain cours ne commence qu'à dix-sept heures trente, on aura largement le temps de bien s'amuser ensemble !

— Oh, oui, c'est une super idée ! se réjouit Yoongi. Mais faudra d'abord leur demander si on peut passer, on sait jamais.

— Je m'en charge tout de suite. Je vais me balader rayon fantasy, tu m'y rejoindras quand t'auras fini ta journée, ça marche ?

— Avec plaisir, à tout à l'heure.

— À toute, je t'aime. »

Et sur ces mots, Jimin fila sans même attendre que Yoongi lui rende son salut – il savait que Yoongi ne le lui rendrait pas, mais peu importait, il s'y était habitué. L'aîné observa son compagnon rejoindre leur rayon favori, et il sourit. Sakura aimait bien la science-fiction, un peu moins la fantasy, mais elle en lisait malgré tout. Ils en avaient parlé peu après leur rencontre, et Yoongi se sentit presque nostalgique à l'idée qu'il n'entendrait plus Jungkook dénigrer sa passion pendant trois mois.

La porte de la réserve se referma derrière lui et il esquissa un rictus.

« Tss, hérétique, » marmonna-t-il en retrouvant son poste.

Son tempérament grognon et ses remarques piquantes lui manquaient déjà...

~~~

Jungkook était perdu dans les beautés du style hugolien quand la porte de sa chambre s'ouvrit tout à coup. Il sursauta et écarquilla les yeux pour découvrir son aîné, un large sourire aux lèvres et son portable à la main.

« Kookie ! Jimin et Yoongi vont nous rendre visite cet après-midi !

— Et ça justifie que t'aies failli me faire faire une crise cardiaque ! demanda Jungkook une main sur le cœur.

— Oui, totalement ! Ça va être trop bien !

— T'es vraiment con, ma parole...

— J'ai trop hâte, je vais passer l'après-midi avec Jiminie ! Oh je vais faire livrer de quoi grignoter ! Il passe son temps à faire du sport, alors il a toujours faim, il sera content !

— C'est à se demander si son copain, c'est Yoongi ou toi...

— C'est vrai que j'ai un faible pour les garçons qui font du sport, mais je pourrais jamais envisager quelque chose avec Jimin, on est comme des frères lui et moi, tu comprends. Et puis je pensais que le message avait été clair, non ? »

Jungkook baissa les yeux sur son livre. Sur le plateau que Taehyung lui avait apporté pour le déjeuner, il se trouvait la même rose que sur celui qu'il avait reçu plus tôt ce matin-là. Et si Jungkook jugeait la technique un peu rentre-dedans, il devait pourtant avouer que ça lui plaisait – il se sentait désiré.

« À propos de ça, souffla-t-il, je... est-ce que t'es vraiment sincère, ou est-ce que c'est juste pour rire ?

— Tu voudrais que ce soit une plaisanterie ? demanda Taehyung.

— Je sais pas.

— Alors j'attendrai que tu te décides.

— Pour toi, c'en est une ?

— Seulement si tu le souhaites.

— J'ai besoin d'une réponse.

— Ça tombe bien, j'en aimerais une aussi, répliqua l'aîné avec un rictus.

— Ta réaction m'a beaucoup blessée ce soir-là, souffla Jungkook. Tu complimentais sans cesse mon corps, tu me répétais que tu m'aimais... et puis tout à coup plus rien, j'avais l'impression de t'écœurer.

— Ça n'avait rien à voir avec toi, je suis désolé pour ce malentendu.

— Est-ce que... enfin...

— Oui ?

— Ton visage a changé quand j'ai parlé de dépression, indiqua Jungkook qui ne souhaitait pas révéler que Jimin l'avait mis sur cette piste. Si ça a rien à voir avec moi... est-ce que c'est ce que j'ai dit qui t'a bouleversé à ce point ?

— Je suis désolé, j'ai pas envie d'en parler.

— Donc c'était bien ça...

— Jungkook...

— Alors je te pardonne, le coupa son cadet.

— Hein ? s'étonna Taehyung qui s'attendait à des questions indiscrètes.

— Si c'est vraiment pour cette raison, alors... je te comprends, et je te pardonne. Je t'en ai beaucoup voulu de m'avoir repoussé quand je t'ai montré mes blessures, quand j'ai enfin osé m'ouvrir, mais... j'ai compris que c'était ni ta faute ni la mienne. On... on n'était plus nous-mêmes à ce moment-là. J'espère qu'à ton tour, tôt ou tard, tu me pardonneras de m'être emporté contre toi.

— Ça fait bien longtemps que je t'ai pardonné, mon Kookie, tu sais ?

— A-Ah bon ?

— Je voudrais tellement qu'on redevienne les amis qu'on était, tu m'as énormément manqué.

— Toi aussi, hyung.

— Oh quel moment mignon, je veux un câlin !

— Non.

— Oh mais Kookie...

— Et arrête avec ce surnom !

— Tu peux pas bouger, t'as vraiment cru que t'allais pas recevoir mon câlin ?

— Pardon ? »

Mais il avait à peine prononcé sa question que, traversant la chambre d'un bond, Taehyung se planta au pied du lit et se jeta presque sur lui, s'assurant cependant de ne pas même effleurer son bras blessé. Jungkook, assis sur le matelas, se retrouva donc avec son ami agenouillé près de lui, en train de lui enlacer la nuque, le visage réfugié dans son cou. Il laissa échapper un souffle amusé.

« T'es vraiment con, toi...

— Et pourtant t'as voulu redevenir mon ami.

— Faut croire qu'on fait tous des erreurs, dans la vie.

— Je suis heureux qu'on soit amis de nouveau, Kookie.

— Moi aussi. »

Sans se poser de questions plus longtemps, Jungkook décida de rendre son étreinte à son aîné, et à son tour il appuya le front contre son épaule dans un soupir soulagé.

« Ta main ne m'a jamais dérangé, et tu n'es pas seulement beau parce que tu as un beau physique, murmura Taehyung, mais aussi parce que tu as une personnalité magnifique. »

Et sur ces mots, avec une prudence exacerbée, Taehyung posa la main sur celle, mutilée, de Jungkook. Son plâtre lui couvrait la paume, mais pas les doigts, si bien que l'aîné les entrelaça aux siens. Jungkook sentit l'émotion lui nouer la gorge.

« T'es toujours aussi magnifique, Kookie, susurra Taehyung – et son cadet sentit son souffle envoûtant heurter sa tempe.

— Merci. »

Sa voix tremblait, faible, mais son ami l'entendit. Le silence revint, plus agréable que jamais, tandis que l'étreinte des deux garçons se prolongeait. Ils se tenaient encore la main, et comme quand Yoongi avait découvert ses blessures et avait posé ses doigts sur les siens, il désirerait que jamais Taehyung ne s'écarte. Jungkook en effet, s'il avait toujours caché ses cicatrices, aimait plus que tout le contact, et en particulier il aimait plus que tout lorsqu'une main affectueuse prenait soin de la sienne.

Taehyung, qui avait remarqué que son ami s'était blotti contre lui de manière plus apaisée quand il lui avait pris la main, ne s'imaginait plus le relâcher. S'il pouvait passer sa vie à garder entre les siens ces petits doigts meurtris, il n'hésiterait pas. Peu importaient les blessures, les phalanges en moins : il chérissait Jungkook, et maintenant que son cadet se sentait mieux, plus épanoui, il ne craignait plus rien d'une relation avec lui. Il n'avait jamais vu le jeune libraire si radieux, si bien que les problèmes qui l'avaient terrifié le soir où ils s'étaient disputés avaient disparu peu à peu, dès lors qu'il avait appris qu'il pourrait être opéré. Jungkook avait remonté la pente à la vitesse de l'éclair, délesté du pire fardeau qui soit, celui de son handicap.

« Hyung... une dernière question...

— Oui ?

— Ce soir-là, tu m'as repoussé, mais si maintenant, je te proposais de sortir avec moi, est-ce que malgré mes blessures tu voudrais toujours ? »

Taehyung esquissa un sourire.

« Si tu me le proposais maintenant, je refuserais, parce que je préfèrerais qu'on reste juste amis le temps de ta convalescence. Mais une fois que tu ne dépendras plus de moi, si tu me le demandes, je pense que je répondrai que oui, Kookie, j'aurai envie de sortir avec toi. »

Toujours enlacés, ils ne distinguaient pas le visage de l'autre. Jungkook en fut soulagé, d'ailleurs, parce qu'il ne parvint pas à retenir une larme de bonheur qu'il effaça en toute discrétion. Il se mordit la lèvre inférieure pour réprimer un sourire trop large, et il opina.

« Très bien, dans ce cas je te le redemanderai.

— Et toi, Jungkook ? Si je te disais que je voulais sortir avec toi, qu'est-ce que tu répondrais ?

— Que si tu promets de ne plus jamais me lâcher la main, alors je promets de ne jamais lâcher la tienne. »

Taehyung entendit son timbre vaciller, et il le serra plus fort contre lui, tout à coup ému par cette si douce réponse. Leurs doigts demeuraient entrelacés, mais de son pouce libre, l'écrivain caressa celui de Jungkook, sans que la longue cicatrice qu'il y sentait le dérange.

Oh ça non, il ne lui lâcherait plus jamais la main...

Le libraire ne désirait plus qu'une chose : supplier Taehyung de l'embrasser, maintenant et avec toute la passion qu'il ressentait pour lui. Or, conscient qu'ils n'entretenaient qu'une relation amicale et parce que Taehyung lui avait explicitement demandé d'attendre son rétablissement, Jungkook se tut. Il en brûlait d'envie, pourtant, et se rendre compte qu'il aimait un garçon avec une telle ardeur aurait sans doute dû le déstabiliser... mais ça lui importait peu, à vrai dire. Il en avait lu, des romans qui mettaient en scène des hommes qui en chérissaient d'autres, il avait vu Yoongi choisir de sortir avec Jimin, et ni lui ni ses parents n'avaient jamais jugé l'homosexualité, si bien qu'il se moquait du sexe, tant que les sentiments étaient sincères.

Et maintenant que plus aucune crainte ne lui pesait sur le cœur, maintenant qu'il pouvait rembourser en toute tranquillité la dette de ses parents, maintenant qu'il avait pour souci principal celui de bien dormir... il y voyait clair. Il aimait Taehyung du plus profond de son être.