Chapitre 79
Quand Jungkook se réveilla, il se sentit barbouillé, encore ensommeillé, et un léger tiraillement à l'avant-bras le fit grimacer, mais aucune douleur brutale. Il leva la main droite pour se frotter les paupières dans un râle ; il remarqua alors son bras gauche, protégé par son attelle qu'il ne se rappelait pas avoir enfilée. Il cligna des yeux, et une odeur savoureuse lui parvint en même temps qu'il aperçut Seokjin occupé à son coin cuisine.
« Hyung... je me suis endormi. »
Seokjin se retourna et, devant l'air fatigué de son cadet, afficha une moue attendrie. Il approcha, s'installa au bord du matelas et posa une main fraternelle sur sa jambe par-dessus le drap.
« Tu te sens mieux ? s'enquit-il.
— Oui, mais... l'attelle...
— Je t'avais donné deux somnifères. J'avais bien compris que tu risquais de mal vivre de mettre ton attelle, que ça te faisait aussi peur que mal. Et sur le coup... j'ai pas vu d'autre solution. T'avais pris des antidouleurs, je pouvais pas t'en donner d'autres, et il fallait agir sans que tu souffres ni que tu t'inquiètes. Je suis désolé, Kook-ah. Tu n'as plus mal, au moins ?
— Non, ça va. Et... putain c'était pas une petite dose, souffla Jungkook alors que ses yeux se fermaient seuls.
— J'avais peur qu'une gélule suffise pas, pardon. De toute façon, j'ai remarqué que t'avais de la fièvre, donc j'imagine que t'avais prévu de te reposer aujourd'hui.
— C'était le programme, ouais...
— Dis... tu comptes porter ton attelle et ton écharpe en permanence, maintenant ?
— Seulement quand j'aurai mal comme aujourd'hui.
— C'est pas tous les jours le cas ?
— Certains jours, ça va mieux que d'autres, répondit Jungkook en haussant l'épaule droite.
— Qu'on soit bien d'accord : les somnifères aujourd'hui, c'était exceptionnel. Je ne t'en passerai plus, et je te rappelle que sans ordonnance, tu peux pas avoir d'antidouleurs plus puissants que ceux que t'as achetés.
— Je sais. Ça ira. Je m'habituerai.
— Kook...
— Ça sent bon, le coupa Jungkook sans rouvrir les yeux, tu prépares quoi ?
— Je nous ai fait livrer deux gros bols de bibimbap, j'étais justement en train d'ouvrir tout ça quand tu t'es réveillé... enfin, si on peut considérer que t'es réveillé. Je peux les mettre au frigo pour les faire réchauffer plus tard.
— T'as pas des rendez-vous ?
— J'ai tout annulé jusqu'en début d'après-midi, on a le temps. Tu peux te rendormir, si tu veux.
— J'en ai pas envie, c'est tes gélules qui m'ont assommé...
— Je suis sincèrement désolé, j'ai conscience que j'aurais dû t'en parler avant de te les donner, mais... t'avais l'air tellement effrayé et désespéré que j'ai pas voulu te causer de souci supplémentaire.
— Je comprends, c'est rien du tout. Et puis t'as eu raison, ça va beaucoup mieux, maintenant. Au moins je n'ai plus mal.
— J'en suis rassuré, dans ce cas. »
Jungkook, qui éprouvait la sensation que chaque mot devenait plus difficile à prononcer que le précédent, ne répliqua pas. Il ne se sentait pas somnolent, mais il ne parvenait pas à reprendre le total contrôle de son corps. Ses yeux refusaient de s'ouvrir et ses muscles de se mouvoir. Ainsi, vidé de ses forces, il resta allongé à se perdre dans ses pensées.
« Jungkook ? »
Il poussa un grognement pour répondre qu'il était réveillé.
« Tu me comprends ou bien t'es trop épuisé pour ça ?
— Mais quoi ? râla-t-il.
— Trente-cinq plus dix-huit ?
— Trente-cinq... Quarante-cinq, plus huit... cinquante-trois, calcula son cadet pour lui prouver sa pleine conscience.
— J'ai discuté avec la directrice de la plus grosse clinique de Séoul, et... ton cas l'a beaucoup touchée, affirma Seokjin une fois le réfrigérateur refermé. Je pense qu'elle pourrait peut-être accepter de prendre l'intervention en charge. Je l'ai informée de l'urgence de la situation, et elle a indiqué qu'elle me donnerait sa réponse dans le courant de la semaine. Je pense que c'est bien parti, et si c'est oui, on programmera l'intervention pour qu'elle soit réalisée le plus tôt possible. Elle ne lésinera pas sur les moyens.
— Y a une contrepartie ? souffla Jungkook avec une émotion que sa fatigue dissimulait.
— Non, rien. Elle aura juste le plaisir d'avoir accompli une bonne action.
— Et les soins après l'opération ?
— Tous offerts, de même que tes médicaments pendant les mois qui suivront. Cette femme a tellement d'argent et de pouvoir qu'elle peut largement se le permettre, et ta mutuelle en rembourserait de toute façon une partie. Kook, tu m'avais promis que si je trouvais une solution qui ne te coûtait rien, tu accepterais de te rendre à l'hôpital pour cette intervention, j'ai besoin d'être sûr que t'es toujours d'accord. »
Il savait l'angoisse que son pauvre ami avait développée vis-à-vis des hôpitaux.
« Bien sûr, murmura Jungkook d'une voix faible, bien sûr que j'accepterais.
— Alors je ferai tout mon possible pour qu'elle aussi, elle accepte. Fais-moi confiance.
— Merci, hyung. »
Jungkook renifla, et tandis que l'épuisement se dissipait, il réussit à ouvrir les paupières pour laisser une larme lui échapper. Seokjin, qui avait retrouvé sa place au bord du lit, se pencha pour l'effacer d'un geste tendre, et il caressa les cheveux de son cadet.
« Je voudrais tellement guérir enfin, admit-il.
— Je m'en doute bien, Kook. Personne ne voudrait passer sa vie à souffrir. »
Jungkook se blottit contre sa main, et après quelques minutes, quand il sentit ses forces lui revenir, il se redressa puis se frotta les yeux. Il prit son portable qui indiquait onze heures : il avait dormi un bon moment...
« Tu veux que j'amène un verre d'eau ? proposa Seokjin. J'ai vu que t'avais des infusions froides, aussi.
— Je veux bien une infusion, s'il te plaît. »
Après s'être étiré, le cadet quitta ses couvertures, et s'il éprouva une désagréable sensation de vertige, celle-ci néanmoins demeura brève et s'effaça peu après. Il cligna des paupières, debout devant son lit, et se rendit d'un pas traînant jusqu'à la table sur laquelle se trouvaient des petites sucreries apparues pendant son sommeil. Seokjin remarqua son regard surpris sur la boîte de biscuits.
« Oh, oui, c'est pour le dessert, ou pour grignoter maintenant, c'est comme tu veux.
— Tu veux en grignoter avec moi ?
— Avec plaisir. »
Tous deux installés, ils se régalèrent en discutant, et une fois les gâteaux finis, alors qu'ils leur avaient ouvert l'appétit, Seokjin se hâta de faire réchauffer leur déjeuner. Jungkook l'en remercia d'un geste accompagné d'un regard reconnaissant, et ils reprirent leur conversation en même temps que leur repas.
« Je me suis fait beaucoup de souci pour toi ces dernières semaines, avoua Seokjin tandis qu'il nettoyait la vaisselle alors que Jungkook avait regagné son lit avec son livre entre les mains. Quand t'es parti la dernière fois de mon cabinet, t'avais l'air tellement... désespéré. J'ai vraiment eu peur de te retrouver dans un sale état, tu sais.
— Te fais pas de souci pour moi, c'est pas la peine.
— C'est pas ça qui m'empêchera de m'inquiéter. Au fil des années, t'es devenu un ami, presque un petit frère. Je pouvais pas courir le risque qu'il t'arrive quoi que ce soit, alors... c'est pour ça que j'ai continué de chercher une solution de mon côté. Je sais que t'as de très bons amis à ton travail, et sache que tu comptes pour eux autant que pour moi. Beaucoup de gens t'adorent, Jungkook, tu peux pas te laisser piétiner par la vie. On compte sur toi pour te battre. T'es un gamin fort, mon Kook-ah, et t'as pas que ce petit bras à soigner, tu sais ?
— Mon bras n'est pas petit, râla Jungkook qui avait baissé les yeux.
— J'espère sincèrement que cette opération aura lieu... et qu'elle te permettra de te sentir mieux dans ta peau. Tu le mérites plus que quiconque. »
Avec la pression qu'il s'infligeait pour économiser le plus possible, la peur et la douleur provoquées par son bras, et ce complexe que sa main mutilée avait entraîné... Jungkook ne s'était plus senti ni heureux ni serein depuis un bon moment. À peine avait-il droit à quelques instants de répit quand il ne pensait pas à ses soucis. Mais très vite tout lui revenait, et de nouveau il se voyait sombrer au plus profond d'un abysse de détresse, à un pas de chuter dans un ravin duquel il n'était pas convaincu de sortir vivant.
« Je ferai attention à moi, promit-il.
— Et je ferai attention à toi aussi, » affirma Seokjin.
Jungkook esquissa un sourire mélancolique mais opina sans discuter. Il savait que ça ne servait à rien de refuser.
En début d'après-midi, une fois sûr que Jungkook se portait mieux, son ami s'en alla après une dernière étreinte, et le cadet se retrouva seul dans son studio. Il retourna s'allonger dans son lit, mais lire ne l'intéressait pas, et il ne se sentait pas la force d'aller chercher son smartphone, laissé à l'abandon sur son bureau : il resta étendu, les yeux clos, les pensées vagabondes.
Ses songes bondirent d'un sujet à l'autre, perdus dans l'abondance de ce qui tournait dans son esprit, puis ils se focalisèrent sur Taehyung. Jungkook ressentit d'abord une grande colère contre lui, mais celle-ci s'apaisa pour laisser place à une question : que devenait-il ? Se réjouissait-il que le libraire soit sorti de sa vie ou bien s'en attristait-il ? Regrettait-il ses mots ?
Et Jungkook se posa une nouvelle question : lui, regrettait-il d'avoir chassé Taehyung de son appartement comme de son existence ? La réponse lui paraissait jusqu'à présent évidente, mais désormais... il n'en était plus si convaincu. Il ne comprenait pas la réaction de l'écrivain : lui qui se prétendait si éperdument amoureux, comment avait-il pu retourner sa veste aussi vite et pour un simple défaut physique ? À moins que ce ne soit la pauvreté de Jungkook, qui l'ait terrifié : devant les dettes dont il lui avait parlé, Taehyung avait peut-être craint que Jungkook ne cherche à profiter de lui et de sa richesse.
Jungkook s'était pourtant toujours montré très clair : jamais il ne réclamerait à quiconque le moindre won.
Alors pourquoi un rejet si brusque ? Et pourquoi s'en inquiétait-il, d'ailleurs ? Taehyung l'avait repoussé, écœuré par ses blessures, et Jungkook avait affirmé d'un ton cinglant qu'il ne voulait plus jamais le revoir. Pourquoi donc s'interroger à son sujet ? Le débat était clos, il ne reverrait plus l'écrivain, fin de l'histoire.
Jungkook lâcha un soupir en se positionnant sur son flanc droit. Non, ça ne pouvait pas être la fin de l'histoire, car il ne souhaitait pas en rester là. Or, pour tourner la page et continuer d'aller de l'avant, il lui fallait des réponses, des réponses que seul Taehyung pouvait lui apporter, alors même que le libraire savait qu'il n'oserait jamais reprendre contact avec lui pour une conversation cordiale.
Leur histoire, donc, demeurerait inachevée. Cette conclusion serra le cœur de Jungkook. Il avait développé pour son aîné une affection si forte qu'il se doutait qu'il souffrirait encore longtemps de leur amitié brisée. Il aurait voulu une dernière occasion de voir Taehyung, d'obtenir des explications et, pourquoi pas, de lui en donner à son tour. Parce que, naïf, il avait cru que l'écrivain l'accepterait tel qu'il était, avec ses qualités, ses défauts et ses blessures... et avec son cœur qui s'emballait quand Taehyung le prenait dans ses bras, depuis peu.
Il avait espéré qu'il affirme l'aimer en dépit de tout, et peut-être qu'alors... oui, peut-être qu'alors, Jungkook lui aurait demandé de lui prouver ses sentiments. Peut-être qu'il aurait réclamé un baiser.
Car peut-être avait-il fini par se rendre compte que cette affection qu'il nourrissait pour Taehyung s'était changée en un amour qui, aujourd'hui, lui laissait un cœur vide et aussi abîmé que sa main. L'auteur avait su éveiller en lui cette volonté d'être choyé, de se perdre dans des bras tendres et de passer du temps avec quelqu'un qui lui permettait de s'oublier et de se sentir à la fois normal et exceptionnel.
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