Chapitre 73
« Je partirai pas trop tard, je dois voir Jimin, ce soir, indiqua Taehyung d'une voix étouffée.
— Parle pas dans mon oreiller, tu vas baver dessus.
— Je peux aussi baver dessus sans parler, tu sais ?
— Surtout pas ! »
Taehyung pouffa de rire, et Jungkook lui donna une tape sur l'épaule en râlant. Tous deux installés sur son lit, ils avaient choisi de discuter avec, en fond sonore, un épisode au hasard de Nicky Larson, animé qu'ils connaissaient et appréciaient tous deux.
Jungkook s'allongea à son tour, veillant à ce que son bras abîmé reste le plus loin possible de son aîné. Sur le dos, il regarda Taehyung se tourner sur le ventre, et leurs yeux se croisèrent. En silence, ils s'adressèrent un sourire, et l'auteur jura qu'il passerait sa vie à contempler ces jolies prunelles noisette si seulement il en obtenait l'autorisation. Il s'y noierait, s'y engouffrerait jusqu'à en suffoquer. Il mourrait pour elles.
« Hyung...
— Oui, Kookie ? »
Leurs voix étaient devenues tout à coup si basses, si... sensuelles.
Un éclat de malice brilla dans le regard du cadet.
« T'as la trace de l'oreiller sur la joue. »
Taehyung crut revenir soudain à la réalité, et il grommela en enfonçant de nouveau le visage dans le coussin qu'il avait attrapé quelques minutes auparavant. Jungkook gloussa et reporta son attention sur le plafond, profitant des dialogues que débitaient les personnages en fond.
« Tu vas voir Jimin chez lui ? demanda Jungkook qui se rappela tout à coup de quoi avait voulu parler Taehyung un peu plus tôt.
— Oui, on dîne ensemble et on regardera sûrement un film avant de s'endormir.
— Tu dors chez lui ?
— Ouais. Ça va faire longtemps maintenant, ça me manque.
— Je comprends, c'est cool qu'il ait un peu de temps. »
Pour partager avec Yoongi un lien similaire à celui qui unissait Taehyung et son meilleur ami, Jungkook se doutait de l'importance que revêtait à ses yeux chaque instant passé avec Jimin. Ça devait ressembler à un exutoire, un moyen d'oublier toutes les mauvaises choses pour les remplacer par des moments plus doux et réconfortants.
« Oui, il me manque dès qu'on se voit pas au moins une fois en deux jours, c'est dire comme je souffre, soupira Taehyung.
— Je comprends aussi. Mes dix minutes de discussion avec Yoongi-hyung tous les jours, c'est vraiment précieux.
— T'as de la chance d'avoir un ami aussi précieux.
— Oui... et j'ai de la chance aussi de ne pas en avoir qu'un seul. »
Taehyung tourna la tête pour le regarder, et il sourit au sous-entendu.
« Moi aussi, affirma-t-il en réponse. Je me sens parfois seul, mais je sais que je suis bien entouré. J'ai des amis merveilleux. »
Sur ces mots, il se redressa pour retourner se servir un peu d'infusion, de crainte que de nouveau une tension gênante ne s'installe entre eux. Jungkook s'assit en tailleur, une moue attendrissante au visage et les bras entre ses jambes.
« Tu m'en apportes un verre aussi, s'il te plaît ?
— Ouaip. »
Le verre rempli, il le rapporta à son ami qui le vida d'un trait. Les minutes et les discussions s'écoulèrent de manière paisible, jusqu'au moment où Taehyung songea qu'il ne devrait plus tarder à partir. Il lui restait un bon moment avant de se rendre chez Jimin, mais il désirait avant ça passer lui acheter une boîte de mochis – Jimin adorait les mochis, même s'il s'autorisait rarement à en manger.
« Je vais y aller, souffla Taehyung qui se reposait tout près de son cadet les yeux rivés sur l'épisode qui défilait. Merci encore pour cet après-midi.
— Ça m'a fait plaisir de te voir, hyung. »
Ils se redressèrent et retournèrent dans l'entrée.
« Je te suis reconnaissant pour ta patience, avoua Taehyung tandis qu'il enfilait ses chaussures. Je sais que... ce que je t'ai dit t'a un peu bouleversé, et... je voulais que tu comprennes bien que c'est pas ça qui va m'empêcher de te considérer comme un ami, même si j'aurais voulu plus. Je le redis, mais notre relation telle qu'elle est maintenant compte beaucoup pour moi.
— Pour moi aussi.
— Peut-être qu'à force de dédicaces, je trouverai un autre libraire grincheux et sexy qui voudra bien de moi, plaisanta Taehyung avec son sourire habituel.
— Je suis ni grincheux ni sexy, râla Jungkook.
— Je comprends pas comment tu peux dire ça. Je veux dire... tu t'es sérieusement déjà regardé dans une glace avant de parler ?
— Oh oui, crois-moi.
— Non justement, je te crois pas. T'as des muscles en béton armé. Tu caches un truc, genre t'as du ventre ? C'est mignon quand même, tu sais ? De toute façon, la beauté c'est très subjectif. Donc avec toute ma subjectivité, je l'affirme, Jeon Jungkook, je te trouve carrément sexy.
— Ta subjectivité tu peux te la foutre là où je pense.
— Seulement si c'est toi qui l'y mets.
— T'es con ! sourit enfin Jungkook.
— Je sais, tu me le dis souvent. Mais plus sérieusement, Kookie, je t'assure que t'es beau. Que t'aimes l'entendre ou non, je m'en moque, je te le répèterai autant de fois qu'il le faudra pour que tu l'acceptes. T'es un garçon sublime. Toutes les filles seraient ravies de t'avoir pour elles.
— Arrête, Tae.
— Pourquoi tu refuses de voir ça ? Je veux dire... tu passes des heures chaque semaine en salle de musculation, tu dois bien te voir, non ? Je rêverais d'avoir un corps comme le tien, mais je suis trop fainéant, j'aime pas faire du sport.
— Un jour tu trouveras une motivation, tu t'y mettras et ça te plaira, mais en attendant arrête avec tes foutus compliments. Je déteste ça. »
Comprenant au regard sombre de son cadet qu'il s'agissait d'un sujet qu'il haïssait plus que tout, Taehyung fronça les sourcils.
« Vraiment, je comprends pas. C'est quoi le souci ?
— J'ai le droit de pas m'aimer, non ? Laisse-moi.
— C'est tellement dommage, on mérite tous de se sentir à l'aise avec notre corps. Faudrait que je te répète combien de fois que t'es beau avant que tu l'entendes enfin ?
— Arrête avec ça. »
Le ton dur de Jungkook ne fit pas même ciller Taehyung. Tous deux face à face dans l'entrée étroite du studio du libraire, ils avaient planté chacun le regard dans celui de l'autre et paraissaient se défier – bien que s'il brillait dans les yeux de Jungkook une étincelle de fureur, les prunelles de Taehyung pour leur part luisaient d'inquiétude. L'auteur posa une main sur l'épaule de son cadet dans un geste de soutien.
« Kookie, tu... »
Jungkook recula tout à coup. Taehyung avait appuyé la main sur son épaule gauche, et il baissa la tête pour cacher sa grimace de douleur.
« Pardon, je voulais pas te... te faire sentir mal à l'aise, s'excusa Taehyung. Mais... Jungkook, ça me fait mal de te voir te dénigrer de cette manière. Tu veux en parler ? Je t'assure que je te jugerai pas. Vraiment, t'es super mignon, c'est dommage que tu sois convaincu du contraire. »
L'écrivain poussa tout à coup un glapissement surpris quand Jungkook attrapa son col d'un geste aussi précis que brusque. La gorge serrée, le libraire ne contrôlait plus le flot de ses émotions, et elles s'avéraient bien trop nombreuses pour qu'il les reconnaisse toutes. Elles se confondaient, pareilles à un amas de sentiments indiscernables.
« Tae... arrête.
— D'accord, c'est bon, pas besoin de t'emporter, je m'excuse. »
Taehyung préféra capituler et, dans l'espoir de détendre l'atmosphère, il tenta une plaisanterie.
« Après, je suis pas non plus tout à fait contre la violence. Ça aussi, ça a quelque chose de sexy.
— Oh tu trouves ? souffla Jungkook avec un rictus presque... mauvais.
— Y en a que ça excite de se faire étrangler, j'imagine qu'il y a une raison à ça, non ? rit l'autre.
— Hum... et tu voudrais que j'essaie de te le faire, je parie... puisque je suis si beau. »
Son ton exagéré fit sourire Taehyung qui le sentait se détendre en dépit de ses yeux toujours plus obscurs. Le libraire en effet étouffait à cause de cette blessure qu'il cachait depuis des années. Un poids inconnu lui écrasait la poitrine, lui comprimait les poumons. Le besoin de hurler, de tout lâcher.
« Me tente pas, Kookie, sinon tu vas m'enfoncer des images bizarres dans la tête. »
Jungkook ignora pourquoi, mais tout à coup, il ne pensa plus à rien. Un blanc soudain... ou bien les ténèbres les plus complets. Il l'ignorait. Son regard parut se teinter d'une folie provoquée par la frustration et les souffrances qu'il avait accumulées au point qu'elles le submergeaient. Son sourire s'élargit.
« Et si j'essayais, proposa-t-il d'une voix qui débordait d'un enthousiasme dément, mais... avec cette main-là ? »
Sur ces mots, sans se contrôler et sans quitter du regard les yeux surpris de son aîné, il leva lentement son bras gauche à côté de son visage... et après quelques secondes, sa manche tomba. Les traits de Taehyung prirent tout à coup un pli horrifié.
La main de Jungkook était mutilée. Une cicatrice courait le long de son pouce, il manquait une phalange à son index, son annulaire et son auriculaire, qui ne possédaient donc pas d'ongle visible – si ce n'était ce petit bout blanc qui dépassait à peine de sa peau –, et sa paume était légèrement déformée, recousue par endroits.
Hébété, l'auteur avait entrouvert les lèvres sans savoir quoi dire. La stupeur le pétrifiait.
« Q-Qu'est-ce qui t'est arrivé ? balbutia-t-il enfin.
— Quoi ? Tu ne me trouves plus si beau, tout à coup, hyung ?
— C'est... à cause de ça que tu te rabaisses ?
— Parce que tu trouves ça beau, peut-être ? Regarde un peu cette horreur, tu voudrais qu'elle te frôle ? Qu'elle te touche ? C'est immonde.
— C'est un accident ?
— Oui, quand j'étais petit. Un accident qui m'a laissé cette main dégueulasse et un avant-bras foutu. Un accident qui a brisé puis endetté ma famille que j'essaie d'aider tous les mois de mon mieux pour lui éviter la ruine. Mais c'est pas grave, un jour le cours du chêne descendra, hein, hyung ? plaisanta-t-il d'un ton acide. T'as déjà essayé de te nourrir seulement de riz, de poulet et de bouillon pour mettre le plus d'argent possible de côté, au lieu d'investir dans une table qui vaut plus qu'un salaire moyen ? T'as déjà dû choisir de refuser une opération juste parce que t'avais pas le putain de fric pour te la permettre, cette opération à la con ? Je ne serai plus capable d'utiliser mon bras d'ici quelques mois, et en plus j'ai une main tout droit sortie d'un film gore. Tu te rends compte : un gamin de six ans a un accident, et voilà, près de quinze ans plus tard, qu'il frise la dépression et a déjà envisagé le pire parce qu'il ne supportait plus d'avoir l'impression d'être un fardeau et un monstre.
« Mais je suis sexy, n'est-ce pas, Taehyung ? Je suis si beau, alors pourquoi je me déteste à ce point ? Pourquoi je pourrais bien avoir envie de me jeter de ma putain de fenêtre ? C'est vrai, c'est à n'y rien comprendre. Alors, je te plais toujours autant ? Si tu m'aimes, tu dois toujours me trouver magnifique, n'est-ce pas ? L'amour rend aveugle, non ? Deux handicapés ensemble, on rigolerait bien, tu crois pas ? »
Taehyung ne parvenait pas à détourner son regard de la main de son ami.
« Bah quoi, tu réponds pas ? Allez, hyung, un handicapé grincheux et au bord de la dépression, ça te fait pas envie ? Le copain idéal, tu trouves pas ? Hein ? »
Sa voix se chargeait de colère à mesure qu'il parlait.
« N-Non, je... Jungkook...
— Non ? Tu ne veux donc plus de moi ? Tu ne m'aimais que pour ce que tu croyais savoir de mon apparence ?
— Je... c'est pas...
— Un auteur qui en perd ses mots, qu'est-ce que c'est amusant ! se moqua Jungkook comme s'il en jubilait. Alors, sois honnête : est-ce que me trouves toujours aussi beau ? Est-ce que tu veux toujours sortir avec moi ? »
Même dans l'abysse de sa folie, Jungkook éprouva un sentiment inconnu au moment où il posa cette question qui remua quelque chose en lui.
« Jungkook, pitié... »
Taehyung paraissait désorienté, presque perdu, et ses yeux vides qui fixaient la main de son cadet semblaient regarder ailleurs... mais pas un autre endroit. Il semblait regarder un autre temps. Son air terrifié ne l'avait pas quitté, et peu à peu il commença à trembler.
« T'as juste à répondre à ma question, Taehyung : veux-tu toujours oui ou non sortir avec moi ? »
Jungkook posa sa question d'un ton à la fois calme et tranchant.
Quand il avait montré sa main à Yoongi, ce dernier l'avait acceptée et ça les avait rapprochés. Quand il l'avait montrée à Namjoon, son patron n'avait pas cillé. Jungkook pourtant avait gardé en lui la peur d'être un jour rejeté pour cette différence par quelqu'un à qui il tiendrait. Si Taehyung affirmait qu'il l'aimait toujours malgré tout, si d'une manière ou d'une autre il réussissait à lui prouver que leur amitié ne changerait pas du fait de ses blessures, alors pour Jungkook peut-être que ses sentiments...
« Non, souffla Taehyung en baissant la tête. Non, je ne veux plus sortir avec toi, je suis désolé. »
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