Chapitre 65
Yoongi, tandis qu'il appelait Jungkook, éprouvait la sensation de revivre tout ce qu'il avait connu ces dix dernières années, à commencer par ses révisions infernales... et puis cet après-midi avec Sungyeol. Il n'oublierait jamais. Son petit ami de l'époque l'avait persuadé de coucher avec lui. Ils avaient commencé par les préliminaires, et Yoongi, toujours hésitant, avait néanmoins accepté d'être pénétré. Or, en plein ébat, alors que son compagnon était enfoncé en lui et cherchait à leur procurer du plaisir, l'adolescent s'était tout à coup senti sale, horriblement sale. Il avait aussitôt ordonné à son copain de se retirer, ce à quoi Sungyeol avait obéi sans attendre, et Yoongi avait titubé à la salle de bains pour se laver après lui avoir demandé de s'en aller.
Sungyeol était parti, et Yoongi s'était douché. Il était retourné à ses révisions une fois retourné à sa chambre, et le lendemain, au moment de se rendre au lycée... impossible de quitter la maison. Impossible de mettre un pied dehors. Une angoisse monstre l'étouffait, son cœur s'emballait et il jurerait qu'un seul orteil à l'extérieur signerait sa fin.
Terrifié, il était remonté se cacher dans son lit et avait prétexté être malade. Sa mère n'avait posé aucune question : elle savait que son fils tombait peu malade, et elle savait qu'il ne lui mentirait jamais, surtout pas pour rater l'école. Elle lui avait préparé un repas léger, une bonne tisane, et il avait étudié dans sa chambre toute la journée.
Quand le soir Sungyeol avait apporté les cours et les devoirs à son petit ami, ce dernier lui avait annoncé qu'il souhaitait rompre : en le voyant, Yoongi avait compris qu'il n'arriverait plus à l'embrasser, qu'il ne se sentirait plus à l'aise avec lui. Il le craignait. La nouvelle avait bouleversé son compagnon qui l'adorait et ne s'expliquait pas pourquoi il avait pris cette décision. Il ne s'était pas rendu compte de ce qu'il lui avait infligé, il ne s'était pas rendu compte du stress monstre qu'il avait ajouté à celui que Yoongi subissait déjà. Sungyeol avait réellement agi dans l'espoir que son copain se détende, il avait réellement cru lui faire plaisir... il ignorait qu'il avait en vérité représenté la goutte de trop, celle qui avait fait déborder le vase.
Les jours s'étaient écoulés, et peu à peu Yoongi n'avait plus réussi à travailler sans que des bouffées d'angoisse l'étranglent.
C'était de cette manière qu'à dix-sept ans, écrasé par la pression, souffrant d'un burn-out brutal, Yoongi était devenu agoraphobe.
Il n'avait pas été en mesure de passer ses examens de fin d'année, prostré dans son lit, et ses parents s'étaient désolés de son état. Malgré tout, ils n'avaient pas cessé de le soutenir. Leur déception n'avait pas entaché leur affection. Ils lui avaient même proposé d'appeler un psychologue, mais Yoongi ne souhaitait consulter personne. Au cours de ces longues journées, il regardait son téléphone, ou bien il lisait les quelques livres qui traînaient sur son bureau et qui ne concernaient pas ses cours. Et souvent, aussi, il pleurait sans savoir pourquoi, juste parce qu'il en avait besoin.
Semaines et mois s'étaient écoulés, et le père de Yoongi avait trouvé un moyen de voir son fils sourire : en rentrant du travail, il passait devant une librairie dans laquelle il lui achetait trois fois par semaine un bouquin. N'importe quoi, tant que ça pouvait l'occuper et lui permettre de penser à autre chose. Il lui avait offert une imposante bibliothèque pour Noël, de sorte que ses livres y tiennent, et alors que sa collection ne cessait de croître, un jour Yoongi avait reçu un roman bien particulier.
Le Seigneur des Anneaux.
Il s'était senti happé par cet univers, ces merveilles. Il avait adoré ! Il avait aussitôt demandé à son père s'il pouvait lui procurer la suite, et ce dernier, devant les yeux brillants de son fils, n'avait pas hésité. Il lui avait acheté la trilogie, puis le Hobbit, et le Silmarillon. Il avait cherché tous les livres qui existaient à propos de cette histoire, tout pourvu que son Yoongi se rétablisse.
Puis il lui avait trouvé d'autres romans de fantasy, et Yoongi ne s'était pas lassé de ce genre. Ses parents, bien que peinés qu'il ait arrêté ses études, s'étaient renseignés sur le burn-out, sur ses conséquences, et l'idée qu'ils aient provoqué chez leur Yoongi adoré cette rupture soudaine les bouleversait. Ils se sentaient coupables de ses échecs, et ils tentaient de réparer leur faute avec l'espoir qu'une fois sur pieds, leur fils reprendrait les cours et les rendrait fiers.
Il ne reprit jamais les cours.
Parce qu'il se nourrissait peu, Yoongi avait perdu beaucoup de poids. Descendre manger à la cuisine le mettait mal à l'aise, il n'aimait pas voir dans le regard de son père et sa mère leur déception, leurs inquiétudes, et parfois l'éclat de reproche qu'ils gardaient pour eux de peur de le traumatiser. Devenu plus fragile, plus vulnérable, il avait beau ne pas sortir, il tombait plus souvent malade qu'à l'accoutumée. Ses proches ne le reconnaissaient plus.
Alors qu'il avait à peine dix-neuf ans, Yoongi avait rencontré sur un forum dédié à la fantasy un garçon du nom de Namjoon. Ses parents l'avaient convaincu de se sociabiliser un peu via internet, et son père lui avait suggéré de chercher des gens passionnés par les mêmes livres que lui. Namjoon et Yoongi s'étaient tout de suite liés d'amitié, ils avaient passé de longues soirées à discuter non seulement de fantasy, mais aussi de littérature : avec tous les livres que Yoongi dévorait, il ne peinait pas à suivre la conversation.
Quelques mois plus tard, après trois ans d'enfermement, Yoongi avait réussi à mettre un pied dehors, allant jusqu'à accepter de rencontrer Namjoon, un après-midi, dans un café. Leurs rendez-vous s'étaient multipliés, et l'année d'après, Namjoon lui avait proposé de travailler avec lui dans la librairie de son père dont il venait de prendre la tête. Malgré son hésitation, Yoongi avait acquiescé : il se sentait capable de sortir, et obtenir un métier parmi les livres lui paraissait fabuleux ! De plus, il espérait que de cette manière, ses parents seraient un peu moins déçus de lui.
Les premières années, en dépit de sa timidité, Yoongi avait fait un excellent libraire, passionné aussi bien que passionnant, et les clients l'appréciaient beaucoup. Namjoon le soutenait, Yoongi lui avait parlé de cette angoisse qui l'avait incité à se terrer si longtemps chez lui, et il ne souhaitait lui mettre aucune pression. Il lui demandait de tout faire à son rythme, d'y prendre du plaisir avant tout, et il lui laissait commander les livres de son choix pour son rayon. Yoongi, réfléchi et mature, apportait toujours de brillantes suggestions, et Namjoon avait trouvé en lui un véritable pilier pour son jeune commerce.
Or, quelques années plus tard, alors qu'il venait de fêter ses vingt-quatre ans, Yoongi était tombé sur un article. Un article sur le viol conjugal. Un article sur ce que Sungyeol lui avait infligé cet après-midi de printemps, quand il n'avait que dix-sept ans. Tétanisé, horrifié de mettre un mot sur ce qu'il avait subi, Yoongi n'avait pas pu aller travailler le jour suivant, et quand il était retourné à la librairie le jour d'après...
Plus personne ne pouvait l'effleurer sans qu'il panique.
Ainsi, alors que son agoraphobie commençait à s'effacer, elle lui était revenue en pleine figure, doublée de l'haptophobie, cette peur que quiconque le touche.
On ne pouvait plus l'approcher sans son autorisation, et même quand Yoongi souhaitait la donner, il n'y parvenait pas, car une partie de lui lui rappelait qu'il l'avait donnée à Sungyeol, il avait accepté qu'il le pénètre, mais il y avait été forcé. Alors il refusait. Il refusait qu'on le frôle, qu'on agisse sans son parfait consentement. Et son consentement, Yoongi n'était plus capable de l'accorder, chaque fois horrifié à l'idée qu'il ne l'accordait pas parce qu'il le désirait mais parce qu'il s'y sentait contraint.
Yoongi était devenu réceptionnaire peu après, et Jungkook avait été embauché pour lui succéder à la tête du rayon littérature. Le pauvre jeune homme s'était trouvé minable, et il en avait voulu à ce garçon qui lui avait pris ce rayon qu'il chérissait tant. Il n'arrivait pas à parler à Jungkook, trop amer de ce dont son cadet n'était pourtant pas responsable.
Et puis... un jour, alors que le libraire portait un carton avec difficulté, sa manche avait glissé sans qu'il réussisse à la retenir. Yoongi avait découvert sa main.
Aujourd'hui, Jungkook était le seul à savoir la raison qui avait poussé son ami à s'effrayer du moindre contact, il était le seul à savoir que Yoongi avait été violé par son copain, et il était le seul à pouvoir étreindre Yoongi sans que ce dernier se crispe d'horreur. Pourquoi ? Yoongi l'ignorait. Sans doute parce qu'il l'avait touché le premier, et parce que Jungkook était le seul à qui il voue une telle confiance. Avoir partagé leur histoire compliquée leur avait permis de se rapprocher de manière indescriptible, comme deux âmes identiques, deux âmes sœurs.
« Allô ?
— Hey Kook, comment tu vas ? demanda Yoongi d'une voix tremblante – une chance, son cadet venait de terminer son service à cette heure !
— Bien, mais... et toi ? T'avais rendez-vous avec Jimin cet après-midi, non ? Ça s'est mal passé ?
— Non, au contraire, il a été très gentil.
— Alors qu'est-ce qui va pas ? demanda Jungkook avec douceur.
— J'ai... j-j'ai pensé que j'aimerais beaucoup qu'il me prenne dans ses bras, et... j-je sais pas pourquoi ça m'est venu, mais... je veux pas, Kook-ah, j'ai peur. S'il se rend compte que j'en ai envie, t-tu crois qu'il... qu'il insisterait ? Et je réussirais pas à lui dire non s'il insistait, alors... Kook, j'ai peur de le revoir, je... j'ai peur, balbutia Yoongi de qui la gorge se nouait à ces aveux.
— Du calme, hyung, tu veux que je vienne ? Ce serait mieux qu'on en discute ensemble autour d'une tisane, tu crois pas ?
— Oui, d'accord.
— Je sors à peine de la librairie, j'arrive dans dix minutes.
— Merci, Kook-ah. »
Ils raccrochèrent, et alors que Yoongi se laissait dévorer par l'anxiété, enfin on sonna. Il se hâta d'ouvrir, et quand Jungkook se jeta dans ses bras, il l'étreignit aussi fort que possible, serrant ce garçon si affectueux contre lui avec amour. Les paupières closes, ils appréciaient tous deux ce moment et ne se séparèrent qu'après une longue minute à s'oublier un peu contre l'autre.
« Je suis heureux de te voir, merci d'être venu.
— C'est normal, alors maintenant viens, on va se poser et se détendre. »
Yoongi opina. Deux tasses bien chaudes les attendaient sur la table, ils les burent en discutant. L'aîné raconta son après-midi à son ami qui hochait la tête sans un commentaire, et une fois son récit achevé, Jungkook lui prit la main.
« Faut pas t'en vouloir de flipper, lui assura le libraire. Jimin n'est pas Sungyeol, mais je t'avoue que moi aussi, votre relation m'inquiète. Je me fais sans doute trop de souci, c'est peut-être stupide... mais j'ai peur que tu t'attaches à lui, et que tôt ou tard, il se passe quelque chose qui aurait de graves conséquences, admit Jungkook d'un ton peiné.
— Tu crois que je devrais le quitter ? »
Prononcer cette phrase parut à Yoongi aussi douloureux qu'imaginer que quelqu'un l'effleure. Son cœur avait sursauté dans sa poitrine, et l'idée même d'annoncer à Jimin qu'il voulait rompre le brisait.
« T'as envie de le quitter ?
— Non, répondit Yoongi.
— Alors le quitte pas.
— Mais... il pourrait se passer des choses et... j-je sais pas...
— T'as peur d'avoir envie qu'il te touche, c'est ça ? osa Jungkook. T'as peur de lui demander de t'étreindre ou de t'embrasser, parce que t'as peur qu'après ça, tu n'arrives plus à le regarder que comme un nouveau Sungyeol. T'as peur de transformer toi-même Jimin en un garçon que tu continues de craindre des années après votre rupture.
— Je crois... Kook, si j'autorise Jimin à me toucher mais qu'ensuite ça me tétanise et que je n'ose plus le voir... qu'est-ce que je pourrais bien lui dire ? Ce sera entièrement ma faute !
— Je comprends... mais dans ce cas discutes-en avec lui la prochaine fois que vous vous verrez. Dis-lui ce que t'as sur le cœur sans lui parler de ton ex, ça pourrait te faire du bien de lui expliquer que t'as peur de le laisser te toucher, et pas seulement parce que tu crains son toucher mais aussi parce que tu crains ce que ce toucher pourrait t'amener à ressentir ensuite, tu crains d'accepter quelque chose qui, par la suite, pourrait t'écœurer et t'amener à vouloir t'éloigner de lui alors que tu l'aimes.
— Oui... t'as raison. Je pense que le jour où je lui avouerai mes sentiments, j'en profiterai pour mettre ça au clair... Merci, Jungkook, heureusement que t'es là. »
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Je sais que j'ai toujours eu tendance à faire des trucs différents des autres pour la St Valentin, mais que le chapitre sur le viol conjugal tombe pile aujourd'hui... c'est fort.
Y a un truc qui m'a beaucoup marqué dans vos réactions au chapitre précédent : vous êtes plusieurs à avoir écrit en commentaire « il a dit non ». Sauf que... bah non. Yoongi n'a jamais dit « non » à son petit ami. Sauf que s'il y a bien quelque chose à savoir au sujet du consentement, c'est que le consentement, c'est pas l'absence d'un non, c'est la présence d'un oui. Yoongi n'a pas dit non, mais il n'a jamais dit oui.
Sungyeol n'est pas quelqu'un de mauvais, c'est juste quelqu'un qui était pas très au point sur le consentement. Il aimait sincèrement Yoongi, c'est ce que j'essayais de montrer au chapitre précédent. Or, ils étaient jeunes, peu informés (y a dix ans, on parlait beaucoup moins, je trouve, de viol conjugal, de ses répercussions, etc), et il pensait bien faire... alors qu'au contraire, il a provoqué une terrible réaction en chaîne.
Alors oui, Yoongi aurait dû dire non, mais de même, en l'absence d'un oui, Sungyeol aurait dû comprendre, comme les lecteurs, qu'il n'aurait pas dû continuer. Quand Yoongi a fini par accepter de coucher avec lui, il l'a fait par dépit, il a baissé les bras parce qu'il était déjà épuisé psychologiquement et qu'il n'avait pas la force de résister à l'insistance de son copain.
Voilà, c'est tout pour aujourd'hui, bonne St Valentin. ♥
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