Chapitre 34
De retour au salon avec leurs deux carafes, Taehyung et Jungkook s'assirent, et aussitôt l'aîné se mêla à la discussion de Namjoon et Jimin, qui parlaient des actualités. Yoongi, plus en retrait, n'hésitait pas à laisser entendre son avis, quant à Jungkook il lorgna le plat encore chaud et bien rempli sur la table. Taehyung capta son regard mais n'osa pas lui adresser la moindre remarque. À la place et songeant que le libraire se sentait peut-être honteux à l'idée de se resservir, il attrapa la grande cuillère et en remit dans son assiette, poursuivant la conversation de manière naturelle. Jungkook le toisa, comprenant qu'il cherchait à lui indiquer qu'il avait le droit de manger un peu plus – et qu'il y était même encouragé.
Jungkook se contenta d'une gorgée d'eau supplémentaire : il n'arriverait plus à avaler quoi que ce soit. Devant tout ce luxe, ça l'obnubilait : les dettes de ses parents, ses dettes, son putain de bras de merde. Et cette opération, cette opération qui ruinerait sa famille s'il l'acceptait, mais qui ruinerait sa vie s'il la refusait. Pour lui qui avait appris cette nouvelle moins d'une semaine plus tôt, ça demeurait un sujet très sensible et qui lui nouait l'estomac.
La seule table sur laquelle ils mangeaient suffirait à payer une chambre d'hôpital pour plusieurs jours, et chaque chaise représentait plusieurs séances chez le kiné. Ça rongeait Jungkook : depuis son adolescence, il cherchait à aider sa famille par tous les moyens. Il fallait sans cesse penser à l'argent économiser toujours plus. Et lorsqu'il voyait ce luxe ostentatoire... il en venait à croire qu'il ne s'en sortirait jamais. Il s'enfoncerait dans sa misère jusqu'à ce qu'elle finisse par le tuer.
Meurtri par ces songes qui lui occupaient l'esprit, Jungkook faillit sursauter quand Yoongi posa la main sur sa cuisse. Il avait remarqué que son cadet n'attendait plus qu'une chose : s'enfuir au plus vite. Il savait sa détresse, il comprenait son mal-être, mais il cherchait par ce geste à l'inciter à rester ici. Or, Jungkook n'était plus convaincu de vouloir terminer ce repas : il se sentait de plus en plus mal, il plombait sans doute l'ambiance – même si Taehyung se montrait toujours aussi bavard qu'à leur arrivée – et il inquiétait ses amis autant que son hôte. Il était un invité exécrable...
« Hyung, tu peux me dire où sont les toilettes ? demanda-t-il en se redressant.
— Oui, viens, je vais te montrer, opina Taehyung.
— Non, t'embête pas, je...
— Viens. »
Jungkook poussa un soupir muet mais obéit. Il suivit Taehyung et, quand ils atteignirent le couloir menant à l'entrée, le libraire se stoppa. Son aîné, l'entendant s'arrêter, l'imita. Son regard le transperça.
« Alors j'avais raison, tu comptais t'en aller ? » s'enquit-il.
Rien dans ses yeux ni dans sa voix ne le trahissait, mais Taehyung semblait peiné. Jungkook s'en voulut d'autant plus.
« Je suis désolé, déclara-t-il en s'inclinant. Je gâche ton dîner, je l'ai bien remarqué. Je te remercie d'avoir essayé de me mettre à l'aise, j'ai bien vu tout ce que tu faisais, mais... j'y arrive pas.
— Est-ce que je peux au moins savoir ce qui cause ce... malaise, du coup ?
— C'est juste moi. C'est ma faute.
— J'avais espéré qu'on puisse discuter ensemble, admit Taehyung en se grattant la nuque d'un air gêné. Qu'on parle littérature, ou peu importe ce qui t'intéresse. On pourrait...
— Je vais rentrer chez moi, le coupa Jungkook. J'ai pas envie de te peser plus longtemps. Pardonne mon comportement, je voulais pas que ça se passe comme ça.
— Je vois... alors... je te retiens pas. Désolé pour ce qui s'est passé, quoi qu'il se soit passé. Passe une bonne soirée.
— Merci, hyung. Toi aussi. »
Ses lacets noués, Jungkook se redressa sans lever les yeux sur son aîné. Il fit demi-tour, ouvrit la porte, et au moment de partir seulement il osa croiser le regard de Taehyung. Ce dernier fut bouleversé d'y voir briller une telle détresse. Sans réfléchir, il avança d'un pas et enlaça son ami qui, sous la surprise, demeura immobile. Jungkook néanmoins enroula à son tour les bras autour de lui et appuya le front contre son épaule, les paupières closes. D'une certaine manière, il avait besoin d'affection, lui aussi. Il aimait sentir cette étreinte, un soutien par le geste plutôt que par les mots.
Jungkook s'en alla sans plus tarder, mais son regard reconnaissant parlait pour lui.
Arrivé dans la rue, Jungkook n'y tenait plus. Il sortit son portable, brancha ses écouteurs et, sans quitter son application qui lui permettait de se repérer jusque chez lui, il téléphona à sa mère. Il savait qu'à cette heure, elle profitait d'une pause pour dîner avant de reprendre le travail.
« Allô ?
— Salut maman, ça va ? demanda-t-il avec douceur.
— Oui mon lapin, et toi ? Tu vas bien ?
— Ouais, ouais. J'ai dîné avec des collègues et des amis, c'était sympa, j'ai passé un bon moment.
— Ah, je suis contente ! Et à la librairie, ça va toujours ?
— Oui, avec l'été qui arrive, c'est plutôt tranquille. Et toi, ça va ?
— Très bien, je suis en pause alors j'en profitais pour lire le roman que tu m'as offert. Il est vraiment bien !
— Je savais qu'il te plairait, sourit son fils.
— Et comment va ton bras ? Le docteur Kim a de bonnes nouvelles ? »
Jungkook resta silencieux. Il ne savait pas mentir à sa mère, et de toute façon, s'il lui avait téléphoné, c'était bien pour lui avouer la vérité, parce qu'il n'en pouvait plus de la garder pour lui. La gorge nouée, il lui parle de l'opération, de ce que ça risquait de coûter, et de sa décision finale.
« Tu peux pas faire ça, souffla sa mère qu'il sentait au bord des larmes. On va trouver une solution, on va faire un nouvel emprunt, mais tu dois accepter.
— Maman, je...
— Je refuse que mon fils subisse les conséquences de ma bêtise ! Jeon Jungkook, tu nous envoies déjà chaque mois des centaines de milliers de wons, je t'interdis de te priver de ces soins ! On trouvera l'argent, je t'assure, on demandera à la famille s'il le faut, ils ont toujours dit qu'ils nous aideraient si on en avait besoin, mais il est hors de question que tu finisses avec un bras invalide si une opération peut te sauver !
— C'est même pas sûr que ça réussisse, déclara Jungkook d'un ton dénué d'émotions. Je veux pas prendre le risque.
— Jungkook, je t'en prie... »
Et lorsqu'il entendit les premiers sanglots de sa mère, Jungkook ne parvint plus à garder ses propres larmes pour lui. Il savait à quel point elle se démenait pour lui, il savait qu'elle travaillait plus que de raison, tout comme son père, dans l'espoir de rembourser au plus vite leurs dettes. Ils travaillaient tous comme des forçats dans l'espoir que d'ici quelques années, les problèmes s'envolent enfin. Cette opération supplémentaire les condamnerait à de nouvelles années d'épuisement, et déjà ils étaient tous sur les nerfs.
Jungkook s'en rendait compte dans son métier : un rien l'irritait. Et pire encore, il s'en était rendu compte ce soir, au dîner avec Taehyung. Le désarroi s'était à ce point insinué en lui qu'il ne supportait pas de voir autant de luxe. Ça l'écœurait.
« Je peux pas vous infliger ça, souffla-t-il d'une voix plus aiguë du fait de ses sanglots. Faut que ça s'arrête, j'en peux plus non plus. Je veux qu'on rembourse les dettes et qu'on vive enfin. Le médecin dit que si j'immobilise mon bras, je ne souffrirai même pas. Je trouverai un boulot sympa et tout ira bien. Quand on aura tout remboursé, je garderai mon petit appartement, mais je pourrai enfin m'acheter les meubles que je veux. Tu sais, maman, la jolie bibliothèque que je t'avais montrée ? Elle irait super bien dans mon studio. Je rêve d'une déco dans des tons de gris et de bleu, ce sera super apaisant et moderne, et ce sera vraiment chouette. »
Il tentait de se convaincre que sa vie serait meilleure, pourtant même lui n'y croyait pas.
« Je suis désolée, je suis tellement désolée, susurra sa mère. Jungkook, mon lapin, réfléchis je t'en prie... Laisse pas passer cette chance. Tant pis pour nous, on vendra la maison, ça permettra de tout payer et de mener une vie confortable. Ce weekend on regardera ça avec papa, d'accord ? On aura assez pour tout payer et pour t'offrir enfin ce que tu mérites.
— Non, maman, pas la maison, c'est pas nécessaire. »
Il y avait grandi, elle représentait un véritable trésor à ses yeux, et il savait à quel point ses parents y étaient attachés.
« Tu vaux mille fois plus que cette maison, mon ange, affirma sa mère avec un peu plus d'assurance. Si on la gardait jusqu'à présent, c'était pour le jour où il nous arriverait quelque chose, pour que tu puisses la vendre et utiliser l'argent. Notre dernière économie, si tu préfères, notre dernier cadeau pour toi. Pour une fois qu'on veut t'offrir quelque chose, ne refuse pas.
— Mais je veux pas la vendre...
— On n'a plus le choix. T'en fais pas, ça ira. Papa et moi on trouvera un petit appartement sympa, et tu nous aideras à le décorer, d'accord ?
— Maman...
— Je dois retourner bosser, je suis désolée. Je t'aime, Jungkook, de tout mon cœur.
— Moi aussi. »
Il raccrocha alors qu'il arrivait devant chez lui. Après les quelques instants nécessaires pour rejoindre son petit studio, il referma derrière lui, se déchaussa, puis s'effondra. Il n'en pouvait plus de ces problèmes, ça le hantait, le détruisait ! S'il le pouvait, il se l'arracherait, ce foutu bras, comme ça il ne dérangerait plus jamais ses parents ! Ils vivraient enfin heureux et sans souci ! Il refusait qu'ils vendent la maison de son enfance, la maison qu'ils avaient achetée juste après leur mariage, près de trois ans avant sa naissance ! Elle portait les souvenirs de toute la famille : des dessins plein les murs, des photos, et cet arbre qu'il avait planté avec son père dans le jardin et qui avait grandi jusqu'à donner un sublime cerisier ! Sa chambre que sa mère avait conservée sans y toucher, de sorte que chaque fois qu'il y entrait, une profonde nostalgie l'envahissait !
Il savait l'attachement qui liait ses parents à cette demeure, il savait qu'après tous les bons moments qu'ils y avaient vécus, se séparer de cet endroit représenterait une immense déchirure – pour eux comme pour lui. Et aux yeux de Jungkook, ça ne valait pas une opération qui risquait en plus d'échouer.
Enfoncé dans les méandres de sa peine, Jungkook sursauta quand son portable vibra. Il craignit un message de sa mère et esquissa un sourire mélancolique en découvrant qu'il s'agissait de Taehyung.
Taehyung – Si t'es toujours disposé à discuter littérature, tu peux revenir chez moi : tout le monde est sur le point de partir.
Le libraire fronça les sourcils.
Jungkook – Déjà ? Mais je suis parti depuis même pas une heure...
Taehyung – Namjoon était épuisé, et Yoongi et Jimin bossent tôt le matin. Ils ont préféré pas s'éterniser. Après le dessert, ils se sont excusés de pas pouvoir rester. On se reverra sûrement ce weekend, mais du coup, si tu veux repasser à la maison, c'est comme tu veux. :3
Jungkook – C'est gentil, mais je préfère rester chez moi.
Taehyung – Ah... Ok, comme tu le sens. Une prochaine fois, peut-être ?
Son cadet s'apprêtait à répondre quand l'évidence le frappa de nouveau.
Jungkook – Excuse mon indiscrétion, mais... t'espérais qu'ils restent plus longtemps pour pas être seul, c'est ça ?
Taehyung – Je t'ai déjà dit que j'aimais bien la solitude.
Jungkook – Alors pourquoi t'invites tout le temps tout le monde chez toi ou ailleurs ?
Parce qu'il ne recevait pas de réponse, il craignit d'avoir froissé son aîné. Après une courte réflexion, il reprit donc la conversation.
Jungkook – Après, ça me dérange pas qu'on se voie pour parler littérature, mais là je n'ai plus le courage de marcher une demi-heure. Si tu veux passer chez moi, en revanche, t'es le bienvenu.
Taehyung – C'est vrai ? ^^
Jungkook – Ouais, bien sûr. J'ai encore jamais fait de soirée littérature, ce sera cool ! Je prépare du thé et de quoi grignoter ! ;D
Taehyung – Trop cool ! J'arrive dans vingt minutes !
Taehyung – Et... merci, Jungkook.
Jungkook – Je t'en prie, ça me fait plaisir à moi aussi.
Jungkook non plus n'aurait pas supporté de passer cette soirée seul, pas après avoir entendu sa mère pleurer au téléphone en lui affirmant qu'elle vendrait la maison. Encore secoué, donc, le libraire renfila ses chaussures et descendit à la supérette près de son immeuble. Il y acheta un assortiment de biscuits ainsi qu'un paquet de thé à la menthe – son préféré – et il retourna à son studio mettre de l'eau à chauffer dans sa bouilloire.
Il s'impatientait déjà de la venue de Taehyung !
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