Chapitre 3

S'il existait une chose que Jungkook détestait, c'était bien le réassort. Ce matin-là, après avoir discuté quelques instants avec Yoongi, il était retourné à son ordinateur pour découvrir qu'il avait, la veille, écoulé près de deux cents romans de son rayon. À lui, en tant que chef de ce dernier, de vérifier chaque fiche une à une pour juger s'il devait ou non recommander les romans en question. Ceux qui se vendaient bien ou qu'il conseillait souvent aux clients, il les reprenait, et ceux dont il considérait la vente comme un véritable miracle, il n'y touchait plus.

Une fois son calvaire derrière lui, Jungkook jeta un regard à l'heure : la librairie ouvrait dans vingt minutes. Le jeune homme se hâta de mettre quelques livres en rayon avant l'arrivée des clients, qu'il accueillit avec un sourire poli. Toujours aussi méticuleux, Jungkook s'assura d'attirer l'attention sur ses deux opérations promotionnelles : il leur agença une table sur laquelle il disposa chaque livre de ses caisses ainsi qu'un écriteau « 2 achetés = le 3ème offert en caisse ».

De cette manière, les clients en quête de bonnes affaires repartiraient heureux.

Satisfait de son travail, Jungkook s'écarta pour observer sa table d'un œil fier. Revigoré par une énergie nouvelle, il retourna à ses bouquins avec enthousiasme. Une pile sous le bras, il virevolta entre les rayons, enfonçant à leur place chaque roman avec une aisance et une souplesse qui donnaient l'impression qu'il dansait. La chorégraphie, connue par cœur depuis bien longtemps, était exécutée avec une maîtrise digne des plus grands professionnels. Jungkook pouvait citer chaque auteur, chaque titre, chaque livre appartenant à son rayon.

Et il le chérissait, son rayon, il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Ce métier, il rêvait de l'exercer depuis plusieurs années, de sorte que dès qu'il avait signé son contrat et obtenu la responsabilité de la littérature, il s'était senti investi d'une importante mission : rendre la littérature vivante à travers une sélection pertinente de nouveauté et des conseils adaptés à chacun.

Jungkook aimait voir ses rayons bien rangés, il aimait passer les doigts sur le mur que formaient les tranches des romans qui se suivaient avec une régularité parfaite, et il aimait se perdre dans des dizaines de résumés qui, tous, lui donnaient envie. Même râleur, Jungkook était avant tout un immense passionné de livres, et partager au quotidien sa passion lui était apparu comme le travail idéal !

Ainsi, lorsqu'une jeune femme s'inclina devant lui de manière respectueuse en lui demandant s'il pouvait la conseiller, il lui rendit son geste en s'enquérant de ce qu'elle cherchait, assurant qu'il ferait de son mieux.

« Je vais à un anniversaire. Je sais que c'est quelqu'un qui aime lire un peu de tout, et j'aurais voulu lui offrir une nouveauté pour l'occasion. Vous auriez quelque chose à me suggérer ? »

Jungkook sauta aussitôt sur l'occasion de lui résumer le livre incroyable qu'il avait passé sa nuit à dévorer. Sa fascination s'avéra contagieuse, si bien que la demoiselle, son sourire retrouvé, n'espérait plus qu'une chose : repartir avec l'ouvrage en question. Amusée par l'enthousiasme du libraire, elle le remercia plus d'une fois pour son aide et rejoignit la caisse quelques instants plus tard, sa trouvaille sous le bras.

« Les paillettes dans les yeux, c'est parce que le livre t'a plu, ou bien tu les as achetées hier pour t'en badigeonner les iris ? »

Jungkook sursauta à cette voix et se retourna pour adresser un sourire à son collègue.

« Hyung, t'en as déjà fini avec tes mangas ?

— Ouais, je viens m'occuper des tarots, j'en ai reçu un paquet.

— C'est vraiment un rayon de fous. Des tarots, et puis quoi encore ? Des boules de cristal ?

— Bah pourquoi pas ? s'amusa Hoseok en appuyant une main sur sa hanche. Ça ferait fureur !

— Parmi les fous, grommela encore Jungkook en jetant un œil à la caisse de son aîné. Sérieux, le tarot des heures miroirs ? Ils nous prennent pour des cons ou ça se passe comment ?

— Je ne te permets pas de parler de mon rayon de cette façon, se défendit l'autre d'un ton théâtral.

— On en parle du rayon sorcières ? »

Hoseok se fit tout à coup plus petit.

« Y a des gens que ça intéresse.

— Et d'autres à qui ça fait peur, hein mon Hoseok ? »

Son sourire narquois tira une moue boudeuse à son ami.

Hoseok en effet, en plus du manga, gérait le rayon ésotérique, qui concernait tout type de croyances. Ça partait du plus banal christianisme jusqu'au chamanisme, en passant bien sûr par le règne de la nature, les anges, les pendules, la numérologie, les cristaux, ou bien le thème en vogue en ce moment : les flammes jumelles.

Et Jungkook ne pouvait pas s'empêcher d'estimer qu'il s'agissait d'un endroit pour les fous.

Hoseok, s'il défendait corps et âme ses étagères, ne pouvait néanmoins pas nier une chose : celles au sujet de la sorcellerie, l'au-delà et les apparitions d'extraterrestres ne le rassuraient pas. Ça remontait à l'année précédente, lorsqu'il avait dû s'occuper de la fermeture. La nuit était tombée et le jeune homme se trouvait seul en rayon... quand un bruit l'avait fait sursauter, peureux qu'il était. Il avait découvert, en plein milieu du magasin, un ouvrage sur la magie noire... trop loin de son étagère pour que la gravité en soit l'unique responsable. Du moins, ça, c'était sa version. Terrifié en effet, le pauvre en avait aussitôt parlé à Jungkook qui, bien sûr, s'était esclaffé. Il savait Hoseok peu téméraire, mais à ce point, il n'aurait pas imaginé.

« Tu verras quand ces bouquins te jetteront un sort, souffla Hoseok, t'arrêteras de faire le malin.

— Mais bien sûr, j'ai hâte de voir ça... »

Jungkook rajusta son veston aux couleurs de la librairie par-dessus son t-shirt à manches longues et larges, et il reprit son travail après un dernier regard pour son collègue qui ébouriffa sa tignasse brune avant de regagner ses propres rayons. Jungkook râla en repartant à son bureau, replaçant comme il le pouvait ses mèches folles qu'il peinait à dompter.

La matinée passa vite pour le jeune homme : après avoir réussi à ranger les quelques caisses que Yoongi avait réceptionnées, il s'attaqua à ses retours. En prévision de l'été en effet, Jungkook soulageait ses étagères des restes de Noël. Il s'en occupait depuis plusieurs semaines à présent, et la tâche touchait à sa fin. Il avait consigné sur un carnet chaque rayon vidé et la date à laquelle il s'y était attelé. Sa mission s'avérait simple : vérifier livre par livre la date de réception de chaque produit, et renvoyer aux fournisseurs ceux qu'il estimait trop anciens – autrement dit, ceux qui étaient arrivés plus de trois mois auparavant et ne se vendaient pas bien.

Jungkook les entassa dans ses caisses vides et, une fois venue l'heure de quitter son poste, il rapporta le tout en réserve, ravi d'avoir pu alléger ses étagères qu'il jugeait trop serrées. En somme, Jungkook se satisfaisait de son quotidien. Les jours se suivaient et se ressemblaient sans jamais s'égaler. Il y avait les nouveautés chaque semaine, les idées pour améliorer son rayon, les frasques de ses collègues, les étourderies de son supérieur... il ne s'ennuyait jamais, ici !

« Déjà fini ? s'enquit Yoongi en le voyant.

— Ouais, c'est l'heure. »

Jungkook finissait à midi le jeudi, autre très bonne raison d'aimer son travail.

« Passe une bonne journée, on se voit demain. »

Jungkook lui rendit son salut en claquant un rapide baiser sur sa joue, et il partit, animé d'une bonne humeur qui le suivit jusque chez lui. Il s'effondra sur son canapé et, après un soupir, saisit l'album qu'il avait acheté la veille après son service. Un album du fameux Kim Taehyung. C'était un livre pour les enfants de trois à six ans, environ. Un grand livre illustré par un certain Park Jimin, dont Jungkook n'avait jamais entendu parler mais qui figurait dans les remerciements, ce qui permit au jeune homme de découvrir qu'il s'agissait du meilleur ami de l'auteur.

Quelques minutes lui suffirent à terminer l'ouvrage et, s'il en reconnut les indéniables qualités, il demeura néanmoins perplexe : un petit apprécierait ce récit sans comprendre ce que les adultes pouvaient y voir. Les dessins et le sous-texte tendaient à raconter une histoire beaucoup plus sombre et douloureuse qu'il n'y paraissait. Là où un enfant lirait l'amitié, Jungkook pour sa part lisait le poids de la solitude. C'était sans doute ce qui avait valu à l'auteur et son illustrateur une pareille renommée. Une pesante douceur émanait de ces pages, que Jungkook feuilleta plusieurs fois dans l'espoir d'en saisir tout le sens.

Il passa le reste de sa journée pensif, curieux et impatient de rencontrer cet auteur peu banal qui avait réussi l'exploit de le surprendre avec un livre pour les petits. S'il y parvenait avec une telle facilité en quelques phrases, Jungkook savait d'emblée une chose : il devait absolument lire son premier roman.

Au matin du vendredi, Jungkook traîna dans son lit avec entre les mains un nouveau bouquin. Il s'agissait d'un service de presse que Namjoon lui avait laissé. Les éditions en envoyaient souvent aux librairies, afin que les employés découvrent en avant-première ces textes qu'ils seraient amenés à mettre en valeur sur leurs gondoles ou bien en tant que coups de cœur. Le livre que Jungkook dévorait ce matin-là sortirait dans deux semaines et narrait une émouvante histoire à propos de l'amour immense entre deux frères, prêts à se soutenir dans les épreuves les plus difficiles.

Jungkook en fut touché au point qu'il écrivit un message à sa mère pour prendre de ses nouvelles, et la conversation qui suivit le mit d'une si bonne humeur que l'opinion qu'il se construisit de ce livre en fut influencée. Il adorait les récits qui se concentraient non sur un amour classique, mais sur l'amour d'un membre de la famille ou bien d'un ami très cher. Lui qui n'avait jamais connu l'amour, les romans à l'eau de rose lui tiraient une grimace, et l'érotique ne l'intéressait pas le moins du monde.

Ce qui l'agaçait sans doute le plus, c'était le cliché du badboy, très populaire aux États-Unis mais qui le répugnait plus que tout. Rester fort en toutes circonstances, il n'y parvenait pas, et même s'il s'efforçait de ne jamais rien montrer de ses faiblesses, ça lui coûtait de se cacher sans cesse. Les codes toxiques que la société imposait aux garçons lui pesaient, mais comme chacun, il les acceptait et s'y pliait.

Jungkook se rendit à la librairie un peu avant son service et monta au second étage pour retrouver son supérieur. Namjoon passait l'essentiel de sa journée dans son bureau à gérer tantôt la comptabilité, tantôt les nouveautés à paraître, tantôt les problèmes liés à un fournisseur, une livraison, ou n'importe quoi d'autre. Il ne quittait son poste qu'en début de soirée, une fois son travail fini, et il flânait dans les rayons qu'il aidait à entretenir.

« Kook, salut, lança son ami en le voyant entrer, t'as besoin de quelque chose ?

— Kim Taehyung arrivera à quelle heure, demain ?

— De treize à dix-huit heures, il a un emploi du temps très serré. Je peux compter sur toi pour que tout soit près avant son arrivée ?

— Tu sais que tu peux toujours compter sur moi, approuva Jungkook. Ce sera prêt.

— Y a des biscuits et des bonbons à l'endroit habituel, avec l'assiette et la bouteille d'eau. Et Jieun a pas mal de stock de ses précédents bouquins.

— T'as de la chance que les fournisseurs soient plus réactifs que toi, si on n'avait pas eu ses livres à temps, on aurait eu l'air sacrément cons...

— Je me rappelle toujours tout à temps, c'est ça qui fait de moi un bon chef.

— Ce qui fait de toi un bon chef, c'est Yoongi et moi qui réussissons toujours à rattraper tes bourdes.

— Oh d'ailleurs...

— Quoi encore ? soupira Jungkook, las avant même de savoir ce que lui voulait son ami.

— J'ai obtenu une autorisation de retour pour les quatre-vingt-dix Nesbo en trop.

— Mon dieu merci, je commençais à envisager d'en faire une pyramide devant ma table !

— J'ai vu que tu les avais laissés en réserve, de toute façon, répliqua Namjoon.

— Oui, et chaque fois que je passe devant, ça me met de mauvaise humeur.

— Le prends pas mal, mais un rien te met de mauvaise humeur.

— Je ne nierai pas l'évidence...

— Faut que tu les aies renvoyés avant ce soir, d'ailleurs.

— Génial. Et j'imagine que tu l'as appris...

— Y a trois jours, marmonna Namjoon en reportant son regard embarrassé sur ses papiers.

— J'ai besoin d'un lait à la banane... »

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