Chapitre 28

Arrivé au travail, Jungkook perdit sa bonne humeur et sa lèvre se mit à trembler à mesure qu'il approchait de la réserve. Il entra, bien décidé à demander une petite faveur à Yoongi. Son corps brûlait de froid, et en même temps qu'il frissonnait, il transpirait à grosses gouttes. Tout occupé à sa réception, son collègue lui adressa son habituel sourire léger mais chaleureux en le voyant... sourire qui s'effaça quand il constata l'état de nervosité dans lequel se trouvait Jungkook.

« Kook-ah, tu vas bien ? Il s'est passé quoi, hier ?

— Faut que j'aille parler à Namjoon-hyung, mais... j-je pourrais pas, seul. Tu veux bien m'accompagner ?

— Maintenant ?

— Mieux vaut en profiter tant qu'on est fermé. »

Effectivement, parce qu'il entamait son service à huit heures le lundi, il disposait d'une heure de paix avant l'arrivée des premiers clients.

« Euh... d'accord, aucun problème, acquiesça Yoongi – il avait compris qu'il ne pouvait pas lui refuser ça.

— Merci beaucoup. »

Les deux amis montèrent les marches dans un silence de mort, de sorte qu'une fois devant le bureau de leur supérieur, Yoongi sentit lui aussi une boule d'anxiété lui alourdir l'estomac et une corde de stress lui nouer la gorge. Namjoon les invita à entrer une fois que Jungkook eut frappé, et ce fut à l'échafaud que le cadet éprouva la sensation de se rendre.

« Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? » s'inquiéta leur patron en découvrant les deux garçons le visage fermé.

Le jeune homme assis derrière son bureau portait une chemise blanche aux premiers boutons ouverts afin de lui apporter un côté décontracté, et il avait mis ses lunettes pour lire les papiers qui se trouvaient devant lui. Ça lui donnait une allure un peu plus sérieuse, contraste qui reflétait sa personnalité travailleuse mais tête en l'air.

Jungkook décida qu'il valait mieux y passer le moins de temps possible, de cette façon il souffrirait moins.

« Ça s'est beaucoup aggravé ces derniers mois. »

Namjoon comprit aussitôt de quoi son employé parlait. Une fois embauché en effet, Jungkook avait décidé de lui avouer ses blessures, estimant qu'en tant que supérieur, il devait être mis au courant. Il ne lui en avait pas expliqué la cause mais lui avait certifié que ça n'affecterait pas son travail, puisqu'il ne souffrait que de très rares douleurs qui s'avéraient toujours infimes.

Or, il avait relevé quelques semaines plus tôt que Jungkook peinait à utiliser son bras gauche, et il avait confronté son cadet qui avait admis qu'il en éprouvait une gêne plus marquée, mais que son kinésithérapeute se montrait optimiste.

Ce n'était plus le cas.

« Je compte pas subir d'intervention, poursuivit Jungkook qui sentait déjà sa voix vaciller. Même si je fais attention, d'ici trois ou quatre mois, je ne serai plus en mesure de me servir de mon bras. Je sais que t'auras pas le cœur de me virer, même si je devenais inutile, alors je venais juste te dire que quand je serai considéré comme invalide, je t'apporterai moi-même ma démission. »

Les yeux brillant et incapable de prononcer le moindre mot sous peine de craquer, Jungkook s'inclina face à son patron et quitta la pièce. À peine en fut-il sorti, Yoongi sur les talons, qu'il sentit ses premières larmes couler. Il reprit aussitôt le chemin de son rayon, peu désireux de sangloter juste devant la porte de son supérieur.

« Kook-ah ! lança Yoongi qui fut surpris de le voir détaler. Attends ! »

Jungkook courut se réfugier en réserve, son ami entra peu après. Adossé à un mur, Jungkook laissait libre cours à ses larmes, désemparé.

« Jungkook, tu peux pas faire ça ! s'exclama le réceptionnaire en le rejoignant. Tu dois faire cette opération, c'est vital !

— Tu comprends pas que je peux pas la faire, cette putain d'opération ! hurla Jungkook. J'ai pas le fric, je l'aurai jamais !

— Mais c'est pas toi qui dois la payer, ton opération, si ?

— Non, mais à ton avis, qui paie tout ce qu'il y aura autour ? J'ai pas le fric pour une chambre d'hôpital, j'ai pas le fric pour des médicaments, j'ai pas le fric pour les séances de rééducation en clinique privée, j'ai même pas le fric pour le kiné ! Tu crois que j'aurais décidé de plaquer ce boulot sans avoir cherché toutes les solutions possibles avant ! Hyung, c'est un travail de rêve ! J'aime mon rayon, j'aime mes collègues, et même si elle est pas rose, j'aime ma vie ! Sauf que j'en peux plus de ce qui se passe en ce moment, tout ce que j'ai envie, c'est d'aller crever une bonne fois pour toutes ! »

Secoué par de bruyants sanglots une fois sa tirade achevée, Jungkook semblait plus frêle que jamais aux yeux de Yoongi qui, conscient que les mots ne suffisaient plus, avança d'un pas et l'étreignit d'un geste puissant et ferme dans l'espoir de le rassurer. Ému par la détresse de son cadet, il dissimula sa peine et laissa Jungkook pleurer contre son cou de longues minutes durant.

Ils furent interrompus quand la porte de la réserve s'ouvrit de manière timide et que Namjoon apparut. Il les rejoignit et Yoongi s'écarta de Jungkook sans pour autant l'abandonner : il garda sa main dans la sienne, preuve de son soutien. Le libraire passa sa manche sur son regard trempé de douleur, et il baissa le visage sous l'effet de la honte.

« Je voulais pas que tu me voies comme ça, souffla-t-il.

— C'est humain, Kook, répliqua Namjoon avec une voix apaisante qui se voulait rassurante. Dis-moi ce qui se passe, s'il te plaît. Tu peux pas juste m'annoncer que dans trois ou quatre mois, tu te barres. Je suis ton patron, mais je me considère avant tout comme ton ami. Sois honnête. »

Jungkook renifla, et il lui suffit d'un pas pour poser le front sur l'épaule de son supérieur qui enroula un bras autour de sa nuque afin de lui caresser les cheveux. Incapable de raconter son histoire, Jungkook préféra expliquer l'essentiel : « Mes parents ont beaucoup de dettes à cause de tout ça, des opérations qu'il a fallu me faire, et des soins constants que ça a réclamés par la suite. Depuis quelques années, je n'avais plus rien, puis j'ai eu des séances chez le kiné, alors ça allait, on a réussi à rembourser une partie des crédits... mais si j'accepte cette opération... je sais même pas si la banque voudra bien nous prêter de l'argent. Même si je le voulais, je sais pas si j'en aurais les moyens.

— Mais... tu souffriras toute ta vie ?

— Non : si je bouge pas le bras, ça fait pas trop mal. Je prévois d'acheter une attelle pour bloquer tout mouvement. C'est même pas garanti que l'opération fonctionne, je peux pas prendre un tel risque.

— Kook, c'est pas une vie, ça... tu feras quoi avec un bras en moins ?

— Y a des entreprises qui proposent des boulots adaptés aux handicapés. Je trouverai.

— On pourra adapter le boulot pour que tu restes ici, songea Namjoon, je suis convaincu qu'avec quelques ajustements basiques, ce sera faisable.

— On pourra essayer, souffla Jungkook, mais j'ai pas envie de devenir un boulet pour la librairie.

— Arrête de penser ça. Si t'étais pas là, qui serait mon deuxième cerveau ?

— Yoongi-hyung, rétorqua Jungkook dans un gloussement.

— Non, hyung c'est le troisième.

— T'as vraiment besoin de trois cerveaux ?

— Tu te poses vraiment la question ?

— Oh putain non, t'as raison, » admit le libraire en s'écartant de son supérieur.

Ils échangèrent un regard amusé qui se teinta d'affection.

« Merci, hyung, murmura Jungkook. Je ferai mon possible jusqu'au bout, je te le promets.

— Ménage-toi au maximum, on va trouver une solution. Je veux pas perdre mon libraire grincheux.

— Je veux pas que tu partes non plus, souffla Yoongi d'une voix timide. J'ai besoin de toi... »

Ému de son aveu, Jungkook opina et se laissa aller dans ses bras protecteurs. Yoongi le serra contre lui, abandonna une larme de soulagement. Attendri par le lien qui unissait ses deux employés, Namjoon conclut cette conversation en leur enjoignant de reprendre leur poste, et il les quitta après avoir demandé à Jungkook de le tenir au courant pour sa blessure. Le libraire promit, et une fois seul avec Yoongi, il poussa un soupir de dépit.

« J'aurais dû me douter qu'il me laisserait pas partir.

— Pourquoi t'as voulu que je vienne avec toi le voir ? demanda Yoongi.

— J'aurais jamais eu le courage de lui avouer sans toi à mes côtés, me demande pas pourquoi.

— Qu'est-ce qui s'est passé exactement hier ? »

Nouveau soupir de la part du cadet.

« Jin-hyung m'a dit que ça empirait de manière marquée. Il me donne trois mois avant que ça devienne irrémédiable. Il me laisse deux mois pour me décider pour l'ostéotomie, passé ce délai, ça ne servira plus à rien. L'os est foutu n'importe comment... Tout ça parce que j'ai pas été opéré correctement alors que ça nous a coûté une blinde. Au moins, je souffrirai pas trop.

— Et y a aucun moyen pour financer ça ?

— Non. On doit encore des millions [NDA : des millions de wons, ça représente des milliers d'euros], c'est pas gérable. Je suis coincé.

— Et tes parents, ils...

— Ils doivent rien savoir ! l'interrompit tout à coup Jungkook avec véhémence en s'écartant de lui. Ils essaieraient de faire un nouvel emprunt, et c'est hors de question !

— Kook-ah, un emprunt, ça se rembourse, mais si tu ne peux plus utiliser ton bras...

— J'aurais encore préféré perdre la vie si ça avait pu leur permettre d'être heureux ! »

Yoongi fut heurté de la violence des propos de son cadet. Jungkook, les yeux humides mais le regard déterminé, avait tendu tous ses muscles sans s'en apercevoir, comme s'il se trouvait devant un danger.

« Comment tu peux dire ça ? murmura Yoongi. Comment tu peux imaginer que tes parents puissent connaître le bonheur s'ils perdent leur fils ? Tu m'as raconté tant de belles choses à leur sujet, comment tu peux encore croire que si t'étais mort, ils seraient plus heureux ? Kook, pas un jour ne passerait sans que ton père pense à toi, pas un jour ne passerait sans que ta mère verse une larme. T'es toute leur vie. Si tu meurs, c'est une part d'eux qui meurt. »

Et, alors que ses larmes s'étaient enfin taries, Jungkook les sentit remonter à mesure que son aîné parlait. Il se figura son père se lever tous les matins, penser à lui avant de penser à quoi que ce soit d'autre, et vivre sans savoir pourquoi jusqu'à ce qu'il retourne au lit, le soir, en pensant à son fils au moment de s'endormir. Il se figura sa mère, ouvrant les yeux après le départ de son époux, regardant le plafond pendant de longues minutes en songeant à son fils jusqu'à ce que le flot de sa peine l'empêche de distinguer ce qu'elle fixait.

Abattu, Jungkook réfugia son visage entre ses mains, et de nouveau Yoongi l'enlaça.

« J-Je sais juste pas q-quoi faire, bégaya Jungkook en sanglotant.

— Si vraiment tu peux pas subir cette opération, alors nous on s'assurera que tu pourras rester et que tu resteras le pilier que t'es pour ce magasin.

— Merci, Yoongi-hyung, merci...

— T'es comme mon petit frère, je t'abandonnerai jamais.

— M-Moi non plus, je t'abandonnerai jamais. »

Et en dépit des incertitudes qui planaient sur les vies des deux jeunes gens, une conviction leur réchauffait le cœur : ils tiendraient leur promesse.

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