Chapitre 24

Jungkook appuya sur le numéro et sélectionna aussitôt l'option d'appel. Il n'avait plus le temps d'hésiter : Taehyung avait indiqué rentrer aujourd'hui à Séoul, avec un peu de chance il pourrait passer le chercher... et avec beaucoup de chance, il accepterait en dépit de l'animosité que Jungkook éprouvait contre lui et qu'il ne lui avait jamais cachée.

Pendant que les sonneries se succédaient, il se racla la gorge et s'assura que les larmes versées jusque-là ne s'entendaient plus dans sa voix. Hors de question qu'il montre ses faiblesses à ce garçon qui en profiterait pour s'en moquer.

« Allô ? lança une voix que Jungkook reconnut aussitôt. C'est qui ?

— Taehyung... c'est moi, Jungkook... je...

— Kookie ? s'étonna l'écrivain – et son cadet voulut l'insulter pour ce surnom. Comment t'as eu mon numéro ? Et pourquoi tu m'appelles ?

— C'est Yoongi-hyung qui me l'a donné, mais peu importe. Écoute, je suis dans un endroit que je connais pas, et mon portable n'a presque plus de batterie. Je suis paumé. Si je t'indique où je suis, tu peux venir me chercher ? T'es revenu sur Séoul, non ?

— Ouais, je suis rentré chez moi y a environ une heure, mais là je t'avoue que j'ai pas vraiment envie de bouger. Si y a ni bus ni taxis dans le coin, demande à un passant, il pourra t'indiquer le chemin.

— C'est que... j'ai marché pendant à peu près cinq heures, balbutia Jungkook.

— Ah... et tu peux vraiment pas appeler un taxi ?

— Ça coûte cher...

— Ah ?

— Je t'en prie, Tae, je suis épuisé, j'ai tourné tout l'après-midi, je suis paumé, en plus je meurs de faim et de soif, j'ai juste envie de rentrer chez moi.

— Et tu crois pas que je suis crevé, moi aussi ? J'ai déjà fait six heures de route aujourd'hui, je suis en pyjama devant la télé actuellement et je t'avoue que j'ai vraiment pas envie de bouger.

— Je t'en supplie, je... »

À cet instant précis, Jungkook sentit sa voix craquer, ses défenses s'effondrer, et ses larmes revenir à l'assaut. Il s'était juré de ne rien montrer, mais déjà son smartphone n'affichait plus que six pour cent, et à quatre il s'éteignait. Le libraire ne réussirait même pas à contacter un taxi avec si peu de batterie. Désespéré, au bord du gouffre, il se noyait. Impossible de continuer de lutter contre lui-même.

« J'en peux plus, pleura-t-il finalement, ma journée a été un calvaire, ces deux dernières années ont été un calvaire, et si je m'écoutais je me jetterais juste d'un putain de pont tellement j'en ai marre ! Hyung, je te jure que je t'embêterai plus jamais, mais par pitié, juste aujourd'hui, aide-moi à rentrer ! Si tu pouvais juste me déposer dans Yongsan, ce serait déjà super, je veux rentrer chez moi, j'en peux plus ! »

Taehyung resta silencieux, Jungkook ne s'en formalisa pas, perdu dans sa détresse. Sa peine lui était revenue à la figure, pareille à un boomerang dont il avait tenté de se débarrasser : il s'y était attendu, mais ça le blessait quand même. Laisser libre cours à ses larmes lui apportait un sentiment d'humiliation, malgré tout ça lui faisait toujours du bien de lâcher la pression ainsi... même s'il préférait quand personne ne s'en apercevait.

« T'es où ? »

Jungkook renifla de manière peu discrète, il lui fallut une seconde avant de comprendre ce que son aîné venait de lui demander.

« Je sais pas, répondit-il d'un souffle avec une voix plus aiguë qu'à l'accoutumée, et si je me connecte à internet et que j'active la localisation, mon portable s'éteindra.

— Y a quoi autour de toi ?

— Je suis dans un petit espace vert, pas loin d'un magasin LG Best Shop. Et devant moi y a un grand bâtiment : SETEC, c'est marqué.

— Je vais regarder où tu peux être, attends deux secondes. »

Jungkook garda le silence, priant pour que l'appel ne coupe pas entre temps.

« Putain, t'as sacrément bien marché, s'étonna Taehyung, t'es arrivé dans Gangnam. Un petit parc, t'as dit ? Devant le SETEC ?

— Ouais.

— Ok je vois où c'est. Je viens te chercher, mais je risque d'en avoir pour au moins une demi-heure.

— Y a aucun souci, merci, merci, mille mercis, Tae. Tu... »

Il se coupa lorsque son téléphone vibra, et il constata que l'appareil s'était éteint. Son estomac se tordit à l'idée que son aîné change d'avis au dernier moment sans pouvoir le prévenir et décide de le laisser se débrouiller seul. Son cœur s'emballa à cette idée. Où dormirait-il ? Que mangerait-il ? Comment se rendrait-il à son travail le lendemain ?

Il marcherait en demandant son chemin aux passants, et malgré ses pieds abîmés il tournerait des heures dans Séoul. Gangnam... il devrait longer puis traverser le Han avant de retrouver Yongsan. Or, même à un bon rythme, il lui faudrait des heures de trajet pour regagner son studio.

Jungkook serra son portable contre lui en se répétant que la vie, difficile aujourd'hui, s'adoucirait demain. Il ignorait encore comment, mais un jour ses problèmes s'envoleraient à mille lieues de lui, qui profiterait enfin de son existence. Il irait au cinéma, au restaurant, il s'achèterait ces objets, ces vêtements, ces chaussures qu'il désirait tant, il offrirait de beaux cadeaux à ses amis et sa famille...

Une nouvelle larme perla au coin de son regard à cette idée. Une vie banale, simple et agréable. Un fleuve tranquille loin de l'océan déchaîné sur lequel il se voyait contraint de naviguer à vue depuis deux ans.

Il renifla, il essuya son visage, et il osa un sourire. Un jour tout s'arrangerait, un jour ses blessures guériraient, disparaîtraient. Un jour il connaîtrait enfin le bonheur. Un jour, oui, mais pas aujourd'hui. Quand on se trouvait au fond de l'abîme, le chemin risquait de s'avérer long pour rejoindre les cieux.

Jungkook se balançait de droite à gauche à la manière d'un enfant que l'on berçait. Il fredonnait, peu inquiet du regard des quelques passants sur lui. Les minutes s'égrainaient, interminables et douloureuses, et parce qu'il ne possédait pas de montre, le jeune homme ignorait l'heure.

La nuit était tombée, et Jungkook commençait à désespérer et envisager de s'endormir sur son banc. Il pesait le pour et le contre quand une voiture ralentit à sa hauteur et s'arrêta un peu plus loin. Un sursaut d'adrénaline souleva le cœur de Jungkook qui observa la portière avant s'ouvrir... et Taehyung s'extirper du véhicule.

Jamais le libraire ne s'était trouvé à ce point soulagé de voir quelqu'un. À mesure qu'il approchait, il le distinguait plus nettement : ses cheveux bruns bouclés encadraient son visage pareil à celui d'un ange, même sans maquillage il rayonnait dans l'obscurité, et le sweat ainsi que le jogging qu'il portait tendaient à prouver qu'il avait quitté son domicile à la hâte. Jungkook se sentit aussitôt coupable, lui qui s'était toujours montré si méprisant envers celui qu'il considérait la semaine passée comme un abruti.

« Bonsoir, marmonna le cadet quand son aîné arriva à sa hauteur. Merci d'être venu.

— C'est normal. Viens, on y va, » déclara-t-il en retournant à sa voiture.

Son ton presque détaché fit frémir Jungkook, qui enroula les bras autour de son corps et le frictionna. Il suivit l'écrivain sans un mot, intimidé par la situation dans laquelle il s'était mis. Taehyung lui ouvrit la portière côté passager, et si Jungkook n'osa pas refuser, il ne s'en réjouit pas pour autant. Il se cala au fond du siège, s'attacha, et un nouveau frisson le prit. Entre la faim, la fatigue, et les fraîches températures de cette soirée de printemps, il mourait de froid... mais il ne souhaitait pas déranger son généreux conducteur avec ce souci de moindre importance.

« On en a pour un petit moment, indiqua Taehyung en rejoignant sa place pour ensuite démarrer. T'as dit que t'avais faim, tu veux qu'on passe au fast-food ?

— Non merci.

— C'est moi qui paie, je t'invite.

— C'est très généreux, merci beaucoup, mais... je sais que je t'embête déjà assez comme ça, affirma Jungkook dans un murmure étranglé – ça lui coûtait d'avouer qu'il savait quel fardeau il représentait pour lui.

— Ça me dérange pas, j'ai pas dîné non plus.

— S'il te plaît... je veux pas. »

Taehyung lui accorda un bref regard avant de se concentrer de nouveau sur la route. Il poussa un soupir vaincu.

« Comme tu veux. T'as envie de parler de ce qui s'est passé ou... ?

— Non, merci. J'aime pas déballer ma vie. »

Sauf à Yoongi.

« Ça pourrait te faire du bien, t'avais l'air au bout du rouleau, quand tu m'as appelé, répliqua Taehyung dans un haussement d'épaules.

— J'ai eu une longue journée. »

Il ne parvint pas à retenir une nouvelle larme, à l'exact moment où, arrêté à un feu tricolore, Taehyung se tournait de nouveau vers lui. Il leva la main et posa le pouce sur la pommette de son cadet avant de balayer avec délicatesse la gouttelette qui s'y était échouée.

« Avec tous les kilomètres que t'as marchés aujourd'hui, j'imagine qu'effectivement, ça a dû être long.

— Ouais... je vais souffrir demain au boulot, j'ai la plante des pieds en miettes, ricana-t-il en grimaçant de douleur.

— Avec de bonnes baskets de sport, ça devrait aller. Et si t'as du bol, ce sera parti demain matin.

— Or, il se trouve que je ne suis pas le genre de personne à avoir du bol...

— Dans ce cas tu vas douiller. »

Jungkook laissa échapper un souffle amusé à cette réponse.

Heureusement que ses manches longues cachaient ses bras, car ils s'avéraient à présent recouverts de chair de poule, comme le reste de son corps. Taehyung ne tarda néanmoins pas à s'en apercevoir, quand Jungkook frissonna au point qu'il en eut un léger sursaut.

« Tu sais, c'est pas parce que je suis venu te chercher que tu peux rien me demander, affirma-t-il en allumant le chauffage. Si tu crèves de froid, dis-le, et si t'as faim, je maintiens que ça me gêne pas qu'on s'arrête deux minutes pour commander au fast-food.

— T'en as déjà fait beaucoup pour moi, et le reste est pas nécessaire, je t'assure.

— Pourquoi, alors que t'avais l'air si malheureux, tu persistes à refuser qu'on t'aide ? »

La question transperça Jungkook à la manière d'une flèche tirée en plein dans son torse. Il se mordit la lèvre inférieure tandis que sa gorge se serrait, et il se tourna en direction de la fenêtre. Il ne réussit pas à contenir des larmes silencieuses qui glissèrent le long de son visage alors que la conversation s'était coupée.

Taehyung demeura muet lui aussi, et ainsi se déroula le retour. Il s'aperçut après de longues minutes que son cadet s'était endormi contre la vitre, et il en éprouva un attendrissement agréable. Désormais de profil, on voyait les restes de ses larmes former un sillon sur sa joue, pourtant ses traits avaient pris ce pli serein qu'offrait le sommeil.

Une fois arrivé à destination, après un trajet qui lui avait paru interminable, Taehyung posa avec délicatesse la main sur l'épaule de Jungkook.

« Debout, petit biscuit, on est vers la librairie. T'habites où, exactement ? »

Jungkook, qui se réveillait à peine, marmonna son adresse en sortant de sa torpeur. Taehyung redémarra et, environ deux minutes plus tard, se gara devant un immeuble.

« C'est ici ? s'enquit-il.

— Oui, merci beaucoup, hyung, je te dois une fière chandelle. Si un jour t'as besoin de quoi que ce soit... hésite pas à demander, je ferai mon possible.

— Repose-toi bien, c'est tout ce qui compte. »

Jungkook opina et chacun se souhaita une bonne soirée. Le benjamin poussa la portière, sortit du véhicule et frémit lorsque le froid lui mordit le corps. Ce fut à cet instant, quand le vent lui frappa le visage, qu'il s'aperçut des traces humides formées par ses larmes. Il les effaça d'un geste. Chaque pas lui apparaissait comme un calvaire. Entre ses jambes désormais lourdes et ses pieds massacrés, il boitillait sans chercher à s'en empêcher, trop épuisé pour tenter de le cacher Depuis sa voiture, Taehyung observait le libraire afin de s'assurer qu'il rentre chez lui. Toutefois, à mesure que passaient les secondes, son cœur se serrait : laisser seul un garçon si jeune alors qu'il semblait avoir vécu une journée plus qu'éprouvante, ça ne lui plaisait pas. Dans un soupir, il éteignit le contact et ouvrit à son tour sa portière.

« Jungkook, attends ! »

L'appelé se retourna, la mine surprise.

« Est-ce que... enfin... tu vis avec quelqu'un ? demanda son aîné.

— Non, pourquoi ? »

Taehyung verrouilla sa voiture et le rejoignit.

« T'es vraiment sûr que c'est une bonne idée de rester seul chez toi après tout ça ?

— T'en fais pas pour moi, je...

— Jungkook, est-ce que tu veux rester seul ? lui demanda Taehyung d'un ton grave. Je me moque que ça t'embarrasse, je te demande si ça te rassurerait si je restais. On pourrait commander à manger, regarder un film, ou ce que tu veux. Mais... je pense pas que rester seul soit une bonne chose. Qu'est-ce que tu veux vraiment ? »

À présent face à face, chacun avait planté son regard dans celui de l'autre. Jungkook baissa les yeux le premier, ferma un instant les paupières, puis les rouvrit pour de nouveau fixer son aîné... qui lut dans ses prunelles une détresse qu'il n'y avait encore jamais vue.

« S'il te plaît, hyung, murmura-t-il, me laisse pas... »




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Funfact : pour cette histoire, depuis le début j'écris avec une carte de Séoul sous les yeux. Quand un quartier ou un bâtiment est nommé, c'est que j'ai vérifié son existence et sa localisation. D'ailleurs, si la librairie de Namjoon n'existe pas, je me suis néanmoins basée sur un bâtiment qui se trouve bel et bien dans le quartier de Yongsan, pas très loin à l'ouest du Yongsan park, et dont vous avez sans doute déjà entendu parler... :P

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