Chapitre 146
Jungkook se réveilla ce samedi avec la boule au ventre à l'idée de quitter ses parents. Taehyung et lui avaient certes passé plusieurs jours ici, mais parce qu'il ne voyait sa mère et son père que tôt le matin et tard le soir, il éprouvait la sensation de n'avoir pas assez profité de sa venue à Busan. Son nez se mit à le piquer et il se mordit la lèvre en se tournant dos à Taehyung, laissant par la même occasion une larme qu'il n'expliquait pas lui échapper.
Ses parents travaillaient sans arrêt, dimanche compris. Le weekend par chance ils partaient plus tard et rentraient plus tôt, mais ils travaillaient quand même. Ils travaillaient sans relâche, et le corps de Jungkook commença à trembler quand les premiers sanglots s'emparèrent de lui. Il se recroquevilla sur lui-même, ferma les paupières, et pria pour que son compagnon dorme encore au moins dix minutes pour lui permettre de calmer sa peine.
« Viens là, mon Kookie. »
Taehyung enroula les bras autour des hanches de son cadet qu'il attira tout contre lui, dos contre son torse, et il lui embrassa la nuque en lui caressant de manière chaste le ventre par-dessus son haut.
« Tu veux en parler ?
— Pas maintenant, murmura Jungkook qui ne parvenait pas à parler plus fort. Serre-moi juste dans tes bras.
— Tourne-toi face à moi, s'il te plaît. »
Il obéit, et Taehyung l'incita à enfoncer le visage contre son cou tandis qu'il l'étreignait de façon plus prononcée en passant les mains sous son t-shirt pour lui cajoler les reins. Ses gestes eurent raison de la détermination du jeune homme à se montrer discret, puisqu'il craqua. Ses pleurs s'élevèrent dans la pièce, déchirants. Blessé par la peine de celui qu'il aimait, Taehyung retint une larme qui voulait couler, et il prit une profonde inspiration afin de rester fort pour Jungkook. Ce dernier, dans l'esprit de qui défilaient toutes les années difficiles, avait besoin d'évacuer toute cette détresse mêlée de frustration. Ses parents et lui enchaînaient les sacrifices depuis si longtemps qu'il ne se rappelait plus les avoir vus reposés et paisibles. Toujours compter le moindre won, s'assurer que le crédit pouvait être payé...
« Ça va aller, souffla Taehyung en lui embrassant les cheveux.
— Hyung... je suis fatigué... »
Son amant vivait dans un bel appartement que lui-même habitait, et sa famille continuait de s'épuiser jour après jour, de se noyer dans leurs dettes, de se refuser tout plaisir pour économiser davantage... comme lui l'avait fait jusqu'à sa rencontre avec Taehyung.
Deux coups furent frappés à la porte, et madame Jeon entra sans même en attendre la permission. Ses traits inquiets se fissurèrent quand elle vit son fils pleurer dans les bras de son petit ami.
« Jungkook-ah, qu'est-ce qui se passe ? s'inquiéta-t-elle aussitôt. Je t'ai entendu depuis la chambre, tout va bien ? C'est ton bras ? Est-ce que...
— Je pense pas que ce soit ça, affirma Taehyung alors que son copain refusait de lever le visage de son cou.
— Maman, bredouilla Jungkook sans bouger, c'était quand... la dernière fois que t'as vraiment profité de ta vie... ? »
Madame Jeon resta un instant interdite, les yeux sur Jungkook qui n'osa pas la regarder, trop honteux de sa question qu'il savait intrusive et compliquée.
« En quoi ça importe ? répondit enfin sa mère dans un haussement d'épaules.
— S'il te plaît...
— Je profite chaque fois que je te vois, chaque fois que...
— On se voit presque jamais.
— Je profite quand on va se promener avec ton père jusqu'à la plage.
— Vous avez jamais le temps de sortir.
— Le weekend.
— Vous êtes trop fatigués pour ça, et vous profitez de commencer plus tard pour dormir plus longtemps.
— Chaque fois que je vois l'homme que tu deviens, je suis fière.
— C'est pas profiter de la vie, ça.
— Et pourtant je ne l'échangerais pour rien au monde, affirma madame Jeon avec un tel aplomb dans la voix que son fils en sentit à son tour sa fierté le réchauffer.
— J'ai l'impression qu'on s'est à peine vus ces derniers jours... »
Il quitta le refuge que constituait pour lui la courbe du cou de son petit ami, et il sortit de son lit pour s'avancer devant sa mère. Enfin il osa planter son regard dans le sien, et à l'observer avec tant d'attention, il la trouva si différente de celle dont il se souvenait. Le souci avait tracé son sillon sur son visage jadis si délicat et parfait, et ses prunelles ne brillaient plus seulement de joie de vivre, mais aussi d'inquiétude et de fatigue.
« J'ai l'impression qu'on s'est à peine vus ces dernières années, chuchota-t-il en lui prenant la main de sa main valide. Papa et toi, vous me manquez tellement... »
La mine de madame Jeon, jusque-là fière et impassible, se fissura tout à coup. Elle se mordit la lèvre inférieure, réflexe que son fils et elle partageaient, et très vite ses yeux se remplirent de larmes alors qu'elle s'avançait pour enlacer son enfant qu'elle aurait désiré élever dans un environnement bien différent.
Pas un jour ne passait sans qu'elle s'en veuille de constater qu'il subissait les sacrifices qu'elle s'imposait. Quand Jungkook avait obtenu son premier travail, elle avait essayé de le convaincre de vivre pour lui et de ne pas s'inquiéter pour son père et elle, mais rien n'avait fonctionné, le jeune homme avait insisté pour se restreindre toujours plus de sorte à envoyer à ses parents le plus d'argent possible chaque mois.
« Je suis désolée, mon ange ! sanglota-t-elle. Je suis tellement désolée ! Je voulais faire au mieux pour t'offrir une vie agréable malgré tout... mais même ça, je n'y suis pas arrivée !
— T'es la meilleure maman du monde, déclara Jungkook en pressant le front contre son épaule, je t'aime plus que n'importe qui... »
Debout en retrait, Taehyung assistait à la scène sans oser y prendre part. À la place, il s'éclipsa et gagna le salon. Il s'assit sur le canapé, et il regarda droit devant lui bien que la télévision soit éteinte. Ses yeux se perdirent sur l'écran qui lui renvoyait son reflet tandis qu'il se demandait comment aider les Jeon sans les froisser en leur proposant un soutien financier. Chaque soir il voyait les parents de Jungkook rentrer épuisés mais heureux de retrouver leur fils, il éprouvait la sensation de demeurer impuissant face à eux qui dépérissaient, comme un film dont il ne pouvait changer le cours.
Alors qu'il le pouvait.
« Tu me sembles soucieux. »
La voix du père de Jungkook tira Taehyung de ses rêveries. Il se tourna pour adresser un salut poli à l'homme qui le rejoignit pour s'asseoir à ses côtés.
« J'ai entendu Jungkook et sa mère. J'imagine que ça a un rapport avec eux, soupira-t-il.
— Oui, admit l'écrivain.
— Ils sont tous les deux très sensibles, et pire encore ils sont à fleur de peau depuis quelques mois. Et puis, j'imagine que quand il s'agit de son fils, une mère devient tout de suite beaucoup plus émotive.
— Et pas vous ?
— Oh si, et pas qu'un peu. Mais je préfère être l'épaule sur laquelle on pleure plutôt que d'être celui qui pleure. Mon épouse a besoin d'un pilier, elle est convaincue d'être à l'origine de tous nos problèmes et ça la dévore. Alors que... celui qui a causé tout ça, c'est moi. Je ne m'autorise à craquer que quand ils sont absents, parce qu'ils sont si courageux face à l'adversité que je veux leur apporter autant de soutien que possible.
— Je comprends.
— Tu n'imagines pas les heures que j'ai passées à verser des larmes la nuit où j'ai appris que Jungkook allait enfin être opéré. J'ai été si heureux pour lui, si soulagé ! J'étais terrifié à l'idée qu'il fasse n'importe quoi et que moi, trop loin de lui, je ne puisse rien faire d'autre que d'essayer de lui envoyer des SMS pour le convaincre. Il n'en faisait qu'à sa tête sans se rendre compte qu'en se détruisant de cette façon, il nous détruisait tout autant. Je ne pense pas qu'il soit possible d'assister sans rien ressentir à la dégringolade de quelqu'un qu'on aime.
— Raison pour laquelle vous avez sauvé votre femme, quitte à vous endetter pour plusieurs années. »
Monsieur Jeon demeura un long moment muet avant de pousser un soupir.
« Je ne l'avais plus envisagé de cette manière depuis bien longtemps, mais effectivement, concéda-t-il.
— Comment vous l'envisagiez ?
— En fait, je n'y réfléchissais plus. Ça fait si longtemps...
— Et pourtant c'est pour ça que vous payez encore aujourd'hui, parce que vous avez une femme et un fils en bonne santé. Je pense que beaucoup seraient prêts à payer cher pour ça.
— J'imagine. Jungkook t'a donc tout raconté ?
— Oui.
— J'aurais payé plus cher encore si j'avais pu avoir une fille en bonne santé. »
Cette phrase lui vola sa voix, qui s'amenuisa mot après mot jusqu'à s'éteindre. Il déglutit, prit une longue inspiration, et tenta d'oublier ce prénom qu'ils avaient donné à leur fille et qui l'avait rendue plus humaine encore – rendant sa mort plus douloureuse.
« Je n'en doute pas, opina Taehyung. Et je me doute aussi qu'il ne s'est pas passé un jour sans que vous vous maudissiez pour cet accident.
— Bien vu...
— On fait tous des erreurs. Dans votre entourage, il n'y a qu'une personne qui vous en veut encore, et c'est vous-mêmes. Est-ce que vous n'êtes pas un peu trop sévère ?
— Ce que j'ai fait est impardonnable, je n'aurais pas dû prendre le volant. À moi d'en payer les conséquences. Je me sens juste... vraiment mal à l'idée que ma famille paie aussi, tant d'années après.
— Et j'imagine que vous refuserez que je vous aide, n'est-ce pas ?
— Jungkook tient ça de ses parents, acquiesça monsieur Jeon d'un air presque mélancolique. Je ne supporte pas devoir quoi que ce soit à quelqu'un. On est tous pareils, ici.
— Vous me facilitez pas la tâche, sourit Taehyung.
— Ces problèmes ne sont pas les tiens.
— Les problèmes de celui que j'aime sont les miens, tout comme ceux de votre femme sont les vôtres. Est-ce que vous la laisseriez dans la situation où je suis forcé de laisser Jungkook si vous possédiez largement assez pour l'aider ? »
L'homme baissa la tête, l'air coupable. Taehyung garda le silence, conscient qu'il devait digérer la question qu'il venait de poser – et il savait qu'il avait frappé juste.
« Tu aimes mon fils au point de comparer tes sentiments à ceux que j'éprouve pour celle que j'ai épousée il y a plus de vingt ans ? sourit monsieur Jeon en relevant les yeux au plafond cette fois.
— Oui. Il est unique à mes yeux, je n'avais jamais rencontré quelqu'un comme lui. Il est sincère, gentil, et grâce à ça je sais sans en douter que c'est de son âme que la mienne s'est éprise. C'est quelque chose de profond, de brûlant mais de doux, et par-dessus tout d'inqualifiable. Je voudrais expliquer à quel point je l'aime, mais aucun mot ne me vient pour exprimer la force de l'attachement que j'éprouve pour lui. De bien des manières il m'a apporté plus que l'argent n'avait jusqu'à présent réussi à le faire. Alors si cet argent pouvait servir à lui rendre un peu de ce qu'il m'a donné... ce serait avec plaisir que je vous aiderais. J'ai appris avec le temps que l'argent ne fait pas le bonheur, mais je sais malgré tout qu'il peut y contribuer.
— Je comprends...
— Quand j'ai connu Jungkook, il était méfiant, grinçant, toujours ou presque de mauvaise humeur, et il n'avait aucune patience. Mais... quelque chose dans son regard, dans sa façon d'être, trahissait un fond bien plus doux qu'il n'y paraissait. Et puis... dès l'instant où il a appris qu'il pourrait être opéré, Jungkook s'est métamorphosé. Pareil à une chenille qui sort de sa chrysalide sous forme de papillon, il est devenu magnifique : gentil, compréhensif, tendre. Parce que l'angoisse n'assombrissait plus ses journées, elles étaient toutes devenues ensoleillées. J'étais déjà tombé amoureux de Jungkook à ce moment, mais... quand on s'est revus après son opération, j'ai su qu'il n'y aurait plus que lui, qu'il serait le seul à capturer mon cœur de cette façon. Monsieur Jeon, j'aime votre fils, comprenez que je souffre de le voir s'inquiéter à ce point et se sacrifier. »
L'homme opina sans un mot, s'excusa, et lui proposa de lui préparer un thé. Taehyung accepta volontiers. Seul au salon, il poussa un soupir de dépit, le cœur lourd de l'image qui lui restait en tête : celle de madame Jeon et son fils enlacés, bouleversés de ne plus vivre comme ils l'entendent depuis si longtemps.
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