Chapitre 12

Rentré chez lui en début d'après-midi, Yoongi observait d'un œil pensif l'onglet ouvert sur son ordinateur. Il se leva, tourna en rond dans sa chambre d'une quinzaine de mètres carrés à la décoration si sobre qu'elle en devenait presque inexistante, puis il traversa un petit couloir qui le mena à sa cuisine et s'y servit un verre d'eau. Il tira de sa poche son portable pour rédiger un SMS qu'il décida de ne pas envoyer et, une moue ennuyée au visage, il retourna à sa chambre. Blanc et gris dominaient, avec quelques touches boisées. Seuls quelques meubles occupaient l'espace, dont une large bibliothèque bien remplie et une vitrine qui protégeait de nombreux objets à l'effigie du Seigneur des anneaux.

Yoongi finit par attraper son smartphone et ouvrit le contact de Jungkook avant de lui passer un appel. S'il préférait les messages, qu'il jugeait moins intrusifs, aujourd'hui il lui semblait qu'il valait mieux lui en parler de vive voix. Il essayait depuis déjà plus d'une semaine de lui demander ce service ; s'il ne s'en chargeait pas tout de suite, il serait trop tard.

« Allô ? Hyung ? »

Désarçonné par la voix de son cadet qui avait décroché plus vite qu'il l'aurait imaginé, Yoongi paniqua. Son cœur s'emballa et il se mit à bégayer avant de se reprendre.

« Oui, Kook-ah, c-c'est moi, je... en fait...

— Tu vas bien ? s'inquiéta Jungkook.

— Oui, ça va super. Je voulais juste te demander quelque chose...

— Bien sûr, tout ce que tu veux.

— En fait... la semaine prochaine, dimanche, y a un festival de fantasy. Y aura des tas de stands sur tous les thèmes, des spectacles, un concours de cosplay, et... j'aimerais tellement y aller... mais pas tout seul, tu comprends ?

— T'es vraiment sûr ? Un festival, hyung... y aura du monde.

— Je sais bien, mais... j'ai tellement envie d'y aller.

— T'es sûr que ça ira ?

— Si t'es là, oui, opina Yoongi en se mordant la lèvre. On y resterait pas très longtemps, juste le temps de regarder un peu le spectacle et de faire les stands qui vendent des trucs du Seigneur des Anneaux. Je rêve d'une occasion pareille depuis des années et... je veux tellement y aller.

— Et ce serait quand, du coup, dimanche prochain ?

— Dans l'après-midi.

— Hyung, tu sais bien que je peux pas, le dimanche après-midi. On peut pas y aller le matin ?

— J'ai un rendez-vous aussi, soupira Yoongi, et je peux pas le décaler.

— Me demande pas de décaler mon rendez-vous, s'il te plaît, je... je peux vraiment pas bosser et m'y rendre dans la même journée. C'est trop, souffla Jungkook d'une voix que Yoongi sentit emplie d'émotions.

— D'accord, y a pas de soucis, je trouverai quelqu'un d'autre. Je demanderai à Namjoon, il pourra peut-être. T'en fais pas.

— T'es sûr que ça ira, sans moi ? »

Jungkook, parce qu'il pouvait le prendre dans ses bras, le rassurait toujours mieux que quiconque. Yoongi ne l'ignorait pas, raison pour laquelle c'était à lui qu'il s'était adressé. Or, il était déterminé à se rendre à ce festival, et il ne supportait plus de se contraindre à cause de sa phobie. Il y avait des jours comme celui-ci où une fureur grondait en lui et contre lui : il se sentait faible, minable, et si aller à ce salon pouvait lui procurer une impression de force – comme s'il dominait ses peurs – alors il ne comptait pas hésiter.

« Ça ira, approuva Yoongi, je vais tout de suite demander à Nam s'il est dispo. Merci beaucoup.

— Je suis désolé...

— T'excuse pas, t'y peux rien. Prends soin de toi, mon Kook-ah.

— Toi aussi, hyung. À demain.

— À demain. »

Lorsqu'il raccrocha, Yoongi fronça les sourcils, le regard verrouillé sur son ordinateur. L'onglet de la billetterie du festival lui semblait le narguer. Il n'oserait pas demander à Namjoon, le dimanche était l'unique jour de repos de son supérieur qui en avait bien besoin après une semaine presque deux fois plus longue que la sienne. Ce festival ne lui plairait pas, Namjoon ne s'intéressait plus à la fantasy, à laquelle il préférait de loin la littérature.

Et cette page internet qui paraissait le défier !

Agacé par ses propres troubles contre lesquels il se sentait toujours si impuissant, Yoongi agit cette fois de manière impulsive. D'un geste rageur, il acheta une entrée pour le salon.

Une seule entrée.

Un flot d'euphorie se déversa dans ses veines, jusqu'à ce que son téléphone vibre pour lui indiquer la réception du mail de confirmation. Tout courage alors s'évapora de son corps, sa phobie le gifla pour le ramener à la raison, et il s'effondra sur son bureau, en larmes.

~~~

Le lendemain, à peine fut-il arrivé au travail que Jungkook se hâta d'entrer dans la réserve. Il y trouva son ami, concentré sur les retours qu'il s'occupait d'enregistrer puisqu'il ne lui restait aucun carton à réceptionner. Soulagé de le voir tout à sa tâche, Jungkook le rejoignit et lui sourit quand il leva les yeux dans sa direction.

« Hey, Kook, comment tu vas ? lança Yoongi.

— Bien, et toi ?

— Bien. »

Le libraire, comme à son habitude, enlaça son aîné par-derrière et lui embrassa la nuque avant de poser le menton sur son épaule. Yoongi pencha la tête afin d'appuyer sa joue contre la sienne. Il savait ce que son cadet allait dire, si bien qu'il préféra l'empêcher de parler :

« T'as pas à t'excuser pour le festival, déclara-t-il. Je me débrouillerai.

— Je sais à quel point ça doit te rendre enthousiaste, à quel point t'aurais voulu y aller. Je suis tellement désolé...

— Je te l'ai déjà dit, t'y peux rien. »

Le cœur lourd, Jungkook resserra son étreinte et ferma les paupières. Sa mâchoire se crispa, dépité qu'il était de constater que même le fait d'accompagner son meilleur ami à un festival dont il rêvait depuis des années ne lui permettait pas de dépasser ses propres angoisses.

« Dimanche... Jin m'a dit que je continuais de faire trop d'efforts, que ce soit ici ou à la salle, confia Jungkook d'une voix faible. Soit je calme la cadence, soit... ce sera l'opération.

— Kook-ah...

— Même avec les aides, j'ai pas les moyens... je suis encore en train d'aider mes parents à rembourser tout ce que ça leur a coûté, je... il a proposé que je porte une attelle, pour que ça m'oblige à garder l'avant-bras immobile, mais il pense que de toute façon, ça suffira pas – et puis je peux pas. On la verrait, et je veux pas, je veux pas que tout le monde sache.

— Viens là. »

Yoongi quitta son tabouret et l'étreinte de son ami pour se redresser, se retourner et le serrer à son tour dans ses bras protecteurs. Jungkook posa le front contre son épaule.

« Les mouvements qu'il me demande de faire lors de nos séances, je... avant, ça faisait pas mal, termina Jungkook. Mais ça fait au moins deux mois que c'est devenu vraiment difficile. Même quand je bosse, je le sens : porter une pile de livres, ça devient douloureux au bout d'une vingtaine de minutes, alors qu'avant je pouvais les porter pendant des heures. Mais je sais pas quoi faire...

— Ça va aller, Jin trouvera un moyen de t'aider sans opération ni attelle. Essaie de faire comme il dit et d'y aller plus tranquillement.

— Ça me fait tellement chier...

— Tu dois te ménager.

— Jin pense que l'ostéotomie est le seul moyen de mettre un terme à mes douleurs... il m'a donné le numéro d'un chirurgien qu'il connaît bien, avoua finalement Jungkook. Et dimanche... Jin m'a dit qu'il lui a montré mes radios.

— C'est quoi, l'ostéotomie, Kook ? demanda Yoongi d'un ton inquiet.

— Sectionner une partie de l'os pour en corriger la déformation – chez moi invisible à l'œil nu. Ensuite, des vis ou une broche dans l'avant-bras, pour que l'os reprenne une bonne position... Hyung, ils pensent que si je passe pas par là, je ne pourrai plus utiliser mon avant-bras d'ici la fin de l'année, et les douleurs empireront. »

C'en fut trop pour Jungkook qui ne parvint plus à retenir une larme. Yoongi lui frotta le dos avec un peu plus de force et lui caressa les cheveux en même temps qu'il abandonnait un baiser aérien sur son front. Il savait à quel point parler de ses blessures coûtait à Jungkook, mais il savait également qu'il n'en parlait à personne d'autre que lui, si bien que ça lui pesait et qu'il lui fallait se libérer de ce poids trop lourd à porter seul.

« Je suis sûr que Jin fera tout pour que ça arrive pas, lui jura Yoongi. Ménage-toi et ça lui laissera plus de temps pour y réfléchir et t'aider, d'accord ? Au lieu de porter des piles de livres, va avec tes caisses en rayon, si tu dois porter des cartons, demande à quelqu'un de t'aider, et à la salle, au lieu de travailler les bras sur des séries courtes avec beaucoup de poids, privilégie les séries plus longues avec moins de charges. Ça te permettra de conserver tes muscles sans t'abîmer le bras.

— C'est ce que Jin m'a conseillé aussi... je le ferai, mais j'en ai juste tellement marre.

— Je te comprends... »

Silencieux, les deux amis demeurèrent l'un contre l'autre, se réconfortant à leur manière par la simple présence de celui qui parvenait toujours à les apaiser. Jungkook éprouvait depuis quelques semaines la sensation qu'il ne contrôlait plus rien dans sa vie. Il perdait pied, et le désespoir s'insinuait peu à peu en lui qui avait cru pouvoir un jour surmonter ses anciens traumatismes.

Une fois consolé, il poussa un soupir.

« Je suis désolé, tu parlais de ton festival, et moi j'ai juste parlé de moi. Excuse-moi.

— Ça avait besoin de sortir, je peux pas t'en vouloir, et puis comme ça, au moins, je comprends bien pourquoi tu peux pas venir, dimanche. Ta santé, c'est une priorité, affirma Yoongi en s'écartant de lui pour lui offrir un sourire rassurant. T'en fais pas pour moi, y aura toujours d'autres occasions. Toi, repose-toi, prends soin de toi, et tout ira bien. D'acc ?

— D'acc. Merci pour tout. »

Yoongi lui ébouriffa les cheveux sans répondre puis la conversation reprit au sujet de la librairie. Ils n'en discutèrent que quelques instants avant que le cadet ne reparte de la réserve avec les deux caisses qu'il lui faudrait ranger cet après-midi-là. Arrivé à son bureau, Jungkook poussa pourtant un profond soupir. Il avait tout tenté pour vivre une vie normale, sans se soucier de ses blessures. Il avait cru que les oublier reviendrait à les effacer, peut-être.

Au lieu de sortir une pile de livres, il retourna en rayon avec son chariot, composé de ses deux caisses sur une plateforme à roulettes. Jamais il ne s'était senti si abattu, et s'il avait espéré qu'en parler à Yoongi le soulage, l'inverse s'était en vérité produit : ça avait rendu ses craintes plus concrètes encore, et cette opération qui lui tendait les bras lui donnait un cafard monstre.

Ainsi, quand il se dirigea vers la salle de sport une fois son service terminé, Jungkook avait perdu toute son énergie. Il se força néanmoins à aller au bout de la séance qu'il s'était prévue, changeant comme il le faisait depuis le début de la semaine les exercices qui travaillaient l'avant-bras.

Chaque contrainte lui rappelait à la manière d'une piqûre douloureuse à quel point sa vie avait basculé. Chaque contrainte ressemblait à une chaîne qui lui arrachait sa liberté.

Le jeune libraire rentra chez lui encore plus accablé que ces derniers jours. Comme Icar, à s'approcher trop près du soleil, il avait fini par se brûler les ailes. Il avait cru que voler plus haut lui permettrait d'abandonner derrière lui ses soucis, à la place de quoi il en avait provoqué de nouveaux, bien pires.

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