Chapitre 119
Les secondes ressemblaient à des heures, et Taehyung observait avec des yeux ronds celle qu'il n'avait plus revue depuis des années, celle à qui il ne parlait plus depuis plus longtemps encore. Il la regardait comme un mirage, convaincu qu'au moindre mouvement elle disparaîtrait – et il ne supporterait pas qu'elle s'évanouisse par enchantement. Immobile, il se nourrissait de son image, de son visage si délicat, de la beauté de ses traits, de son corps élancé qui devenait peu à peu celui d'une femme.
« Oppa... »
La voix hésitante de Yeonmi convainquit Taehyung que non, il ne rêvait pas. Elle était bien là, la prunelle de ses yeux, sa famille, sa si précieuse petite sœur.
Il se leva de façon mécanique, incapable de réfléchir et de prononcer le moindre mot... mais les émotions qui se mêlaient dans son regard parlaient pour lui. Elles trahissaient tout ce qui secouait son être.
« Je suis désolée. »
Et Yeonmi s'avança pour enrouler les bras autour de son grand frère contre l'épaule de qui elle posa le front. Du fait de sa petite taille, elle enlaçait toujours son aîné de cette façon quand ils étaient enfants, Taehyung se le rappelait bien, il adorait l'étreindre.
Redécouvrir cette sensation, sa chaleur contre lui, son parfum qui n'avait pas changé, la douceur de ses gestes...
Enfin Taehyung réagit : il prit à son tour sa sœur contre lui, et il éclata en sanglots, bouleversé. Des larmes lui échappèrent qui brouillèrent très vite sa vue, il tremblait comme une feuille malmenée par les vents. Il s'effondra, incapable de retenir plus longtemps le flot de souvenirs qui noyait son cœur.
« Je t'en prie, pardonne-moi, murmura Yeonmi dont la voix tout à coup aigüe et emplie de trémolos trahissait qu'elle s'apprêtait à fondre en larmes à son tour. Je t'aime. »
Le retrouver après tout ce temps lui avait remémoré, à elle aussi, de nombreux moments tous plus précieux les uns que les autres. Et chacun de ces moments lui rappelait une chose : Taehyung les avait sans cesse protégés, leur frère et elle, de la détresse de leur mère. Ils avaient vécu une enfance heureuse grâce à lui et ses histoires. Imaginer qu'elle l'avait rejeté, accusé même, lui brisait le cœur. La façon dont il s'était effondré dans ses bras lui avait permis de comprendre qu'ils resteraient pour toujours une famille, et... et elle désirait qu'ils agissent comme tel, désormais. Toute l'affection qu'elle éprouvait pour Taehyung la submergea au point qu'elle aussi, elle craqua.
Jungkook à son tour versa une larme qu'il effaça d'un geste vif.
Taehyung ignorait quoi dire, mais serrer sa petite sœur dans ses bras représentait pour lui quelque chose d'inestimable, qu'il n'échangerait pas pour tous les prix littéraires et tout l'argent du monde. Il refusait d'imaginer que cet instant puisse s'achever, il refusait d'imaginer qu'il puisse s'écarter d'elle, la lâcher, et la voir s'éloigner de nouveau.
« J-Je t'en supplie... reste, murmura-t-il en dépit de ses pleurs.
— Je te le jure. »
Il lui embrassa la joue, elle lui embrassa l'épaule, et ils restèrent l'un contre l'autre le temps qu'il leur fallut pour se calmer. Ça leur parut durer des heures, des heures pendant lesquelles ils demeurèrent là à pleurer de joie pour oublier leur chagrin.
Quand enfin, les larmes séchées, ils s'écartèrent, Taehyung toisa Yeonmi, détailla le moindre trait de son visage, et il lui caressa les cheveux avant de glisser sa paume contre sa pommette qu'il essuya du bout du pouce.
« J'ai lu ton premier livre, souffla Yeonmi, c'était vraiment bien. »
Trop ému pour répondre sans sangloter de plus belle, Taehyung se contenta d'opiner avec un sourire, les yeux humides.
« Merci pour tout, oppa. »
Elle lui prit la main, il la serra dans la sienne, et ils échangèrent un long regard qui parla pour eux.
« Je suis tellement heureux, murmura Taehyung, j'aurais jamais pensé te revoir.
— C'est... c'est Jungkook qui m'a contacté, et... tu me manquais, alors... je lui ai donné rendez-vous ici. Tae, y a tellement de choses qu'il faut que je te dise, tellement de moments qu'on doit rattraper. Toutes ces années, je t'en ai voulu pour rien, j'ai été si bête, je m'en veux tellement. Je ferai mon possible pour me racheter, je veux qu'on redevienne une famille, je...
— À mes yeux on l'a toujours été, affirma Taehyung d'une voix faible et vibrante d'émotion, et que ce soit Yeongho ou toi, vous avez toujours eu une place dans mon cœur comme dans mon appartement. J'y ai aménagé une chambre pour vous, parce que vous n'avez jamais cessé de faire partie de ma vie.
— Je suis tellement désolée... »
La voix de sa petite sœur se brisa, et de nouvelles larmes lui échappèrent alors qu'elle retrouvait la confortable étreinte de son frère. Il lui caressa le dos, et il profita du silence de Yeonmi pour lever les yeux sur Jungkook.
« Je te remercierai jamais assez, Jungkook, de me l'avoir ramenée...
— J'ai pas fait grand-chose, tu sais, et... je regrette pas d'avoir tenté ma chance.
— Je t'aime.
— Moi aussi, hyung. »
Ils échangèrent un regard attendri alors que Yeonmi repoussait l'écrivain avec douceur pour observer tour à tour les deux garçons, la mine surprise.
« Attendez... v-vous... tous les deux...
— On est en couple, oui, opina Taehyung. Ça t'ennuie ? »
Jungkook sentit son cœur chuter à l'idée que si Yeonmi désapprouvait leur couple, Taehyung la privilégierait sans doute à lui, et préfèrerait rompre plutôt que de contrarier sa petite sœur qu'il retrouvait après des années.
Yeonmi par chance agita aussitôt la tête de gauche à droite.
« Non, non, juste... ça m'a étonnée, je savais pas que t'étais plutôt de ce bord-là.
— Je suis bi, affirma Taehyung, mais... c'est normal que tu le saches pas, je m'en suis rendu compte à l'adolescence. »
Quand déjà elle refusait de lui adresser la parole.
« Je suis désolée de pas avoir été là...
— T'es là, maintenant, c'est tout ce qui compte, déclara Taehyung, et comme tu l'as dit, on a beaucoup à rattraper. Tu veux bien t'asseoir avec nous ?
— J'ai seulement un petit quart d'heure avant de devoir aller prendre mon bus, alors je pourrai pas m'éterniser, mais ça me ferait plaisir de le passer avec vous, oui.
— Je peux te conduire, si tu veux, on est venus en voiture. T'es venue de Daegu ?
— Non, j'étudie à l'université de Séoul. Et c'est très généreux, mais je peux pas accepter : je prends le même bus que Yeongho, il se posera des questions s'il me voit pas. Aucun de mes amis n'a encore le permis, alors ça risquerait de l'inquiéter.
— Oh... alors... Yeongho sera pas au courant qu'on s'est revus, comprit l'écrivain d'un ton peiné.
— Oui, j'en suis désolée. J'essaierai de lui parler dans les jours à venir, je te le promets.
— C'est gentil, merci. »
Ils apportèrent une chaise supplémentaire, s'assirent, les deux garçons face à face et Yeonmi à côté. Cette dernière jeta un regard appuyé au plâtre de Jungkook duquel dépassait une main abîmée. Il ne s'agit que de deux secondes, juste après quoi elle recentra son attention sur son frère à qui elle sourit, mais Jungkook avait remarqué son air surpris et... entre pitié et dégoût. Il se ratatina sur sa chaise, agacé que son écharpe l'oblige à garder le bras contre son torse. Il adorerait le cacher, mais il avait oublié d'enfiler un vêtement qui dissimulerait sa main gauche.
Il avait oublié parce que Taehyung ne la fixait plus, si bien que Jungkook en avait omis ses propres difformités.
Par chance, l'auteur avait lui aussi aperçu le coup d'œil de sa petite sœur sur son compagnon, et il l'avait vu se recroqueviller. Il se douta que Yeonmi n'avait pas dû rester indifférente aux blessures de celui qu'il aimait, si bien qu'à peine assis, il se releva, sous les regards de ses deux cadets qu'il ignora. Il attrapa sa chaise et la traîna jusqu'à côté de Jungkook, puis s'installa et prit sa main gauche dans la sienne.
« D'ailleurs, j'y pense, mais Jungkook vit avec moi depuis peu. Ça me fait beaucoup de bien.
— Oh, j'en suis heureuse pour vous, dans ce cas. Ça se voit que vous tenez l'un à l'autre, sourit Yeonmi.
— J'ai... récemment été opéré, avoua Jungkook, ça a été très difficile pour moi, tu comprends ? »
Taehyung, qui avait cru qu'il ne souhaitait pas aborder le sujet, prit une moue triste en jetant un regard à son copain, tandis que Yeonmi posait – cette fois sans le dissimuler – un court regard sur son bras.
« Je comprends, opina-t-elle, pardonne-moi, ça m'a juste étonnée, rien de plus. J'espère que tu t'en remettras vite... et que Taehyung s'occupe aussi bien de toi qu'il s'occupait de nous.
— Mieux encore, acquiesça à son tour l'écrivain, et puis c'est mon copain, alors y a des choses en plus dont je peux m'occuper pour le soulager si... aïe ! »
Il venait de recevoir un coup de coude dans les côtes de la part de son compagnon, geste qui fit pouffer Yeonmi. Le visage las, Jungkook soupira :
« Fais pas gaffe, il est tout le temps comme ça. »
Attendrie, Yeonmi les toisa l'un après l'autre. Les trois jeunes gens discutèrent pendant une dizaine de minutes avant que la benjamine ne se voie contrainte de s'en aller. Elle avait brièvement raconté où la vie l'avait menée : après des années plutôt correctes au collège puis excellentes au lycée, elle avait intégré l'université qu'elle désirait, où elle étudiait désormais l'histoire, sa passion. Yeongho pour sa part avait dû se contenter d'une plus petite université dans laquelle il étudiait l'économie, domaine qui lui plaisait peu mais qui, d'après lui, offrait des débouchés intéressants.
Taehyung ensuite lui avait résumé son ascension, et Yeonmi avait souri : elle était plus d'une fois tombée sur un article au sujet de lui, et chaque fois elle l'avait lu dans l'espoir d'obtenir des nouvelles de lui. Malgré tout, elle préférait quand c'était lui qui lui racontait ses péripéties, et il acheva son bref récit avec sa victoire du prix du roman jeunesse ainsi que son couple avec Jungkook.
Yeonmi le félicita pour l'un comme pour l'autre, et elle fila après une courte hésitation suivie d'un baiser sur la joue de son frère à qui elle promit d'envoyer un message.
Ravi, Taehyung la salua, Jungkook lui souhaita une bonne soirée, et ils s'en allèrent peu après elle pour rentrer chez eux. Le libraire garda le silence tout au long du trajet, son copain aussi. L'aîné n'en revenait toujours pas d'avoir revu sa sœur, l'avoir étreinte et lui avoir parlé. Ça lui semblait irréel, au point qu'il se rejoua ces trop quelques minutes plusieurs fois, jusqu'à ce qu'ils franchissent le seuil de l'appartement.
Jungkook retira ses chaussures d'un geste mou, dénué du moindre entrain, et ce fut alors que son petit ami remarqua qu'il avait perdu son sourire dès que Yeonmi était partie.
« Kookie, ça va ? s'enquit-il une fois ses propres chaussures enlevées.
— Oui, pourquoi ?
— Parce que tu m'avais rarement sorti un « oui » si maussade. Est-ce que... Yeonmi a fait quelque chose sans que je le remarque ?
— Non... rien de spécial.
— Jungkook, s'il te plaît, dis-moi ce qui va pas. Me mens pas.
— Je te mens pas, c'est rien de spécial. Je devrais y être habitué, depuis le temps, aux regards sur ma main. Ça n'a plus rien d'exceptionnel.
— Oh, mon amour, dis pas ça... »
Taehyung prit son visage en coupe et, après un baiser sur son front, en déposa un sur ses lèvres, que Jungkook lui rendit en les pressant avec amour.
« Ça me fait juste chier, soupira-t-il quand ils s'écartèrent, mais je sais que j'y aurai toujours droit.
— Moi je l'aime, ta petite main toute cassée. »
Pour prouver ses dires, Taehyung s'inclina et attrapa la main de son compagnon pour lui en embrasser le dos, tirant un maigre sourire à Jungkook. Il se redressa puis planter son regard dans le sien.
« Viens, on va s'allonger un peu. »
Jungkook s'exécuta, il le suivit jusqu'à la chambre où tous deux s'allongèrent dans le lit confortable de l'écrivain. Ce dernier néanmoins, au lieu de se lover contre Jungkook comme à son habitude, s'installa à quatre pattes au-dessus de lui. Son cadet lui adressa un regard empli de curiosité.
« Dis, mon amour, est-ce que... t'accepterais qu'on aille un peu plus loin que la dernière fois ?
— L-La dernière fois ? balbutia Jungkook qui se doutait pourtant de ce que son compagnon attendait.
— Laisse-moi te montrer comme je t'aime, s'il te plaît. Je voudrais te réconforter et te remercier pour ce que t'as fait pour moi, je voudrais prendre soin de toi. Est-ce que je peux te toucher, te faire du bien ? »
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