Chapitre 108

Jungkook frémit, mais il ne parla pas. Taehyung sentit le léger mouvement que provoqua son frisson, il lui caressa le dos, redevenu silencieux de longues secondes durant.

« Mon père et ma mère m'ont eu tôt, révéla l'écrivain, trop tôt sans doute. Mon père l'a mal vécu, et il est devenu absent. Ma mère, ça lui importait peu, du moins je me souviens de l'avoir connue souriante et très disponible pour moi. Mon frère est né, puis ma sœur, à moins de deux ans d'intervalle. Ça en revanche, elle l'a mal vécu. Deux enfants en bas âge en plus d'un autre remuant, c'était difficile à gérer, et surtout difficile à gérer seule. Elle a commencé à perdre son sourire, son enthousiasme, et parfois, puisque ma chambre était à côté de celle de mes parents, je les entendais se disputer, ou bien j'entendais ma mère pleurer.

« Elle est tombée en dépression alors que ma sœur avait à peine quelques mois. Elle s'épuisait, sa charge mentale était trop lourde, elle ne s'en sortait plus. Dans l'espoir d'alléger son fardeau, ma tante, sa sœur, a proposé de nous garder de temps en temps. Elle venait à la maison avec ses propres enfants, nos cousins, et nous on jouait ensemble pendant qu'elles, elles prenaient le thé, discutaient, ou bien pendant que ma mère allait seule se promener et faire un peu de shopping. Mais ça n'allait pas mieux.

« Je pense que le problème, c'était pas nous. C'était tout : l'absence de mon père, le sentiment d'être délaissée, sa carrière qui lui manquait, et enfin le fait que c'était compliqué de s'occuper de nous trois. »

Taehyung se tut. Jungkook, lové dans son étreinte, frotta son visage contre son cou de manière affectueuse, et son aîné esquissa un maigre sourire.

« J'avais douze ans quand Yeongho et Yeonmi ont commencé à comprendre ce qui se passait : maman était toujours triste, maman ne souriait pas avec eux, maman attendait que tata arrive pour quitter la maison ou bien pleurer longtemps dans ses bras, dans la salle de bains ou dans sa chambre. Alors, pour qu'ils n'entendent pas ses sanglots, mes cousins, mon frère, ma sœur et moi, on s'enfermait dans le salon – c'était la pièce la plus éloignée – et je leur racontais des histoires que j'inventais. Ils aimaient beaucoup ça, et au moins ils n'entendaient plus rien, plus rien d'autre que ma voix.

« Un jour, alors qu'on était juste tous les trois au salon, devant la télé, et que je m'occupais d'aider Yeonmi avec ses devoirs, j'ai entendu ma mère pleurer plus fort que d'habitude. Quand elle était seule, elle évitait de faire trop de bruit, d'habitude, mais pas ce jour-là. Yeongho a voulu aller la voir, mais... moi, je l'en ai dissuadé. De mes huit à mes dix ans, j'allais voir ma mère quand elle craquait, et... j-je voulais pas qu'il s'inflige ça lui aussi. Mieux valait qu'il ne voie pas ça. J'ai monté le son de la télé. »

Sa voix s'éteignit, mourut, et Jungkook entrelaça leurs jambes pour plus de proximité, pour le soutenir non à travers des mots, mais à travers des gestes. Taehyung le remercia d'un baiser sur le front. Son cadet le sentait trembloter, et comprenant qu'il se retenait de fondre en larmes, il s'écarta de son étreinte et les fit basculer, de sorte à se retrouver agenouillé sur ses cuisses. Taehyung l'observait d'un regard empli de détresse. Prenant soin de ne pas bouger le bras, le libraire se pencha, couvrit son visage de baisers, puis lui caressa la taille sans quitter son agréable petit perchoir.

« Continue pas si tu le sens pas, murmura-t-il.

— Tant que t'es là... ça va. Je préfère tout lâcher d'un coup. »

Jungkook opina.

« Une fois notre dessin animé terminé, on n'entendait plus rien, rien d'autre que le silence. Notre mère ne pleurait plus. J'ai continué d'aider Yeonmi avec ses devoirs, et Yeongho a regardé un autre dessin animé. Le soir, on commençait à avoir faim, mais notre mère ne venait pas nous préparer à manger. Je pensais qu'elle s'était endormie. Je suis allée la chercher. Elle était pas dans sa chambre. Je suis allé à la salle de bain. Je l'ai trouvée dans la baignoire. Je t'épargne les détails, mais le fait est qu'elle ne respirait plus depuis plusieurs heures déjà. Yeongho est arrivé derrière moi. Il a pas eu le temps de voir : j'ai plaqué la main sur ses yeux et je l'ai poussé hors de la pièce. J'ai refermé la porte derrière lui, et je suis allé vomir avant de trouver la force d'appeler les urgences.

« Mon père a dû nous prendre en charge, mais on restait seuls la plupart du temps. Mon frère et ma sœur ne voulaient plus me parler. Yeongho me tenait pour responsable de ce qui s'était passé, il pense que si on était allés voir notre mère, on aurait pu l'empêcher d'agir. Yeonmi l'adorait, alors elle a été du même avis que lui. Je me suis senti tellement seul. Alors... puisque je ne pouvais plus raconter mes histoires, j'ai décidé de les écrire. J'avais besoin d'extérioriser. J'avais seize ans.

— Ça va aller, Tae. Je... je t'aime. »

Jungkook passa le pouce sur la pommette de son ami pour en chasser les larmes. Taehyung renifla, essuya lui-même son regard bouleversé, et se redressa pour enlacer son cadet et loger son visage dans son cou.

« En publiant mon premier livre, j'espérais qu'ils me comprennent, qu'ils me pardonnent... mais ça a servi à rien. Quand je suis devenu connu, j'ai espéré qu'ils reviennent vers moi, même juste pour ma fortune ça m'aurait fait plaisir, tant qu'ils revenaient. Sauf qu'ils sont pas revenus. J'ai acheté cet appartement, avec ces jolies chambres... et ils sont pas revenus non plus. J'ai essayé de les oublier, de noyer mon chagrin dans l'alcool puis dans les amours d'une nuit. De toute façon, j'avais essayé de sortir avec un ou deux garçons, mais ils ne voulaient que mon argent. Yeongho et Yeonmi... i-ils me manquent tellement, Kookie ! »

Jungkook opina, ignorant comment agir dans une telle situation. Il savait seulement que dans un cas similaire, lui aimerait qu'on l'étreigne en silence, qu'on lui témoigne de l'affection sans l'étouffer, et qu'on le console à force de caresses, comme Yoongi le faisait si bien, et comme Taehyung avait appris à le faire à son tour.

Perdu dans ses sanglots, l'aîné tremblait de tous ses membres, désespéré, noyé sous le chagrin. Il revoyait ces soirées qu'il avait passées, petit, à tenter de réconforter sa maman sans y parvenir. Il revoyait des scènes auxquelles un enfant n'aurait jamais dû assister. Il revoyait les regards lourds de reproches de ses cadets sur lui. Il s'était senti meurtri, assassiné par leurs yeux méprisants.

Ses histoires étaient devenues son refuge. Au début, écrire lui permettait de s'occuper sans penser ni à son frère ni à sa sœur. Puis écrire s'était changé en un besoin vital, une nécessité pour respirer. Il étouffait les jours où pas un mot ne sortait de ses doigts. Quand il n'avait pas le temps d'écrire, il dépérissait, et les émotions qu'il ne couchait pas sur le papier revenaient le submerger à la manière d'un tsunami.

« Ça va aller, Tae, respire s'il te plaît. Ça va aller. »

L'autre hocha piteusement la tête, mais ses sanglots lui coupaient le souffle malgré tout. Touché par sa détresse, bouleversé par son histoire et la naissance de ce besoin féroce de créer, Jungkook lui demanda de se rallonger. Taehyung obéit, les prunelles humides, et son ami se leva. Il alluma d'abord la lampe de chevet avant d'éteindre l'ampoule du plafond. Plongé dans une clarté tamisée, il retourna au lit, s'apercevant grâce à la montre de Taehyung posée près de là qu'il était à peine deux heures du matin.

Jungkook se recoucha, et Taehyung s'installa aussitôt à moitié sur lui. Sur le dos, son cadet passa son bras droit autour de lui, veillant à ce que le gauche demeure hors de portée. Taehyung avait glissé une jambe entre les siennes, il avait appuyé la tête sur son torse, profitant des battements reposants de son cœur.

« Tôt ou tard, ils comprendront que t'as toujours fait pour eux ce qui te semblait le mieux. Si tu leur as pas envoyé de message cette année, tu devrais peut-être y songer.

— J'ai peur qu'ils continuent de me repousser, avoua Taehyung de qui la peine avait fragilisé le timbre. Je supporterai pas un rejet de plus, Jungkook, j'y arriverai pas.

— Je comprends. »

Pourtant, il ne supportait pas non plus de rester seul, car sans cesse il repensait à la raison de sa solitude, à l'image de sa mère gisant dans la baignoire, et à la terreur qui l'avait envahi alors. Prisonnier de ses souvenirs, il les laissait le ronger de manière insidieuse, prendre possession de sa vie, et la détruire comme sa mère avait été détruite.

Puis Jungkook comprit.

« C'est pour ça, souffla-t-il. C'est pour ça que... que tu supportes ni la vue du sang, ni... ni la mention de la dépression. C'est pour ça que tu m'avais rejeté quand je t'avais parlé de ce qui m'était arrivé : parce que... je t'avais dit que je m'en approchais peu à peu.

— Je suis incapable de gérer ça, murmura Taehyung. Ça me terrifie. Je... je préférais m'éloigner de toi plutôt que de souffrir à nouveau d'avoir un proche dans un état si difficile. Moi, je suis pas fort, je peux pas soutenir quelqu'un dans cet état-là, j'ai pas le courage d'aider. J'ai déjà essayé... et ma mère est morte.

— Je comprends pourquoi t'as réagi comme ça... hyung, je suis désolé de t'en avoir voulu. T'aurais dû m'expliquer, je pouvais pas savoir...

— Je préférais que tu penses que j'étais juste un connard, comme ça t'aurais pas essayé de reprendre contact.

— Alors que t'étais pas un connard, juste un garçon que la vie a décidé de malmener, et qui a essayé de se protéger comme il le pouvait... »

Taehyung frotta la joue contre son torse, leva le visage, et Jungkook et lui échangèrent un baiser, puis un deuxième, un troisième. Le contact s'approfondit alors que l'aîné commençait sans s'en apercevoir à se déhancher, réveillant son entrejambe contre la cuisse de son cadet qui avait enroulé son bras valide autour de son corps pour le maintenir dans son étreinte. Le libraire frémit, une chaleur qu'il connaissait de mieux en mieux s'épanouit dans son bas-ventre.

« H-Hyung, s-stop, bégaya-t-il en s'écartant de ses lèvres qu'il désirait pourtant. Juste des bisous.

— Putain... je... je suis désolé, Kookie, pardon. »

Il recula son bassin mais baissa la tête, accablé par ses propres désirs. Quand il se sentait si mal, quand ses souvenirs lui revenaient en pleine figure, coucher avec quelqu'un devenait son seul exutoire, le seul moyen pour lui d'échapper à la douleur : la changer en plaisir.

« Tu te sens pas trop mal ? s'inquiéta Jungkook.

— Ça va aller, t'inquiète... je suis habitué.

— Je suis là si t'en as besoin, mais... pas pour... ça. Pas maintenant, c'est trop tôt. Je me sens pas à l'aise à l'idée de... bah de coucher avec un homme.

— T'en fais pas, je suis déjà heureux de pouvoir t'embrasser dès que le cœur m'en dit.

— On pourrait peut-être continuer, alors ? proposa Jungkook d'une voix timide.

— Avec plaisir. »

En dépit de la bosse qui déformait encore de manière discrète son bas de pyjama, Taehyung se replaça contre son cadet, à moitié affalé sur lui mais veillant à ne pas approcher son plâtre, et les baisers reprirent, délicats, plus chastes qu'auparavant.

« Dis...

— Oui ? l'encouragea Jungkook.

— Est-ce que... t'accepterais que toi et moi on retire nos t-shirts ? Juste ça, rien de plus. Je veux sentir ta peau contre la mienne.

— Et mater mes muscles que tu rêves de voir depuis des lustres ?

— Oui, aussi, admit l'écrivain. Alors ? C'est oui ?

— Oui, d'accord. »

Ravi, l'aîné se redressa et se sépara de son haut, imité par Jungkook qui agit de façon plus prudente, veillant à ne pas bouger son bras gauche. Il se rallongea tandis que Taehyung restait assis. La lune n'était pas pleine, pour autant l'obscurité demeurait assez claire pour permettre de distinguer les silhouettes. L'ombre de Taehyung se pencha, avança la main, et Jungkook ferma les yeux au moment où son ami passait la pulpe de ses doigts sur ses abdominaux tracés.

« Sérieux, t'as des muscles en béton armé...

— L'entraînement.

— Je t'admire. Et je t'aime.

— Moi aussi je t'aime.

— Et tu m'admires pas ?

— Si, si, je t'admire, rit Jungkook devant son ton boudeur. Allez, recouche-toi. »

Taehyung ne chercha pas à le contredire : il s'allongea, la joue contre les pectoraux de son cadet qui lui caressa le dos, et tous deux apprécièrent la chaleur corporelle de l'autre, se régalant de sa présence.

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