CHAP 6
Alors que nous marchions derrière les garçons en direction de la maison, Kimy ne trouva rien de mieux que de buter dans un vélo d'enfant posé à même le sol. Elle s'étala de tout son long en poussant un cri de surprise. Les garçons nous devançant de quelques mètres ne l'entendirent pas et ils entrèrent à l'intérieur de la maison.
— Ça va ? lui demandai-je en me baissant pour l'aider à se relever.
Elle jura avant de me répondre :
— Non mais tu le crois ? Y'a UN vélo qui traîne par terre et je suis la seule à me prendre les pieds dedans !!!
— Ce sont les vapeurs d'alcool de Daven qui font que t'as plus les yeux en face des trous, lui répondis-je sans réfléchir.
Elle se redressa et prit un air pincé :
— Euh, pourquoi tu dis ça ? chuchota-t-elle.
Elle frottait maladroitement ses vêtements pour se donner de l'assurance et je réalisai que j'avais parlé trop vite.
— Pour rien, me rattrapai-je. Allez viens, sinon on sera pas avec les autres pour le repas...
J'attrapai son bras et nous reprîmes le chemin de la maison. Avant d'entrer, Kimy me bloqua le passage :
— Je me suis peut-être salie en tombant ? Faudrait peut-être que je me change ? On voit rien avec c'te nuit. Tu vois quelque chose, toi ?
— Mais non t'as rien et puis t'as pas d'affaires pour te changer...
— J'en prendrai à Daven, pas le choix !
— Si tu fais ça, il va hurler et j'ai pas envie de l'entendre beugler ce soir, affirmai-je en posant la main sur la poignée de la porte d'entrée.
Mais je ne l'abaissai pas. Gino ne m'avait vue qu'à la lueur du feu de camp ou des quelques lumières qui provenaient des caravanes lorsque nous marchions mais de l'autre côté de la porte, c'était une autre histoire...
Je me tournai subitement vers mon amie :
— Je t'ai pas demandé... Tu t'es pas fait mal en tombant ? lui dis-je en prenant un air faussement intéressé.
— Euh non, ça va. Merci de t'en inquiéter !
Puis, je baissai mon regard vers ses genoux.
— Ah ben si, finalement tu t'es salie !
Pendant qu'elle vérifiait mes propos, j'en profitai pour me passer la main dans les cheveux afin de remettre d'éventuelles mèches rebelles en place et pour réajuster mes vêtements, juste au cas où...
— J'HALLUCINE LÀ !!! rugit Kimy. Tu voulais que j'entre dans la maison sans prendre la peine de me changer alors que toi tu te vérifies des pieds à la tête !
Elle ouvrit la porte d'un coup sec et me poussa fermement dans la salle.
— Alors là ma vieille, tu vas passer le reste de la soirée dans le même état que tu es là maintenant ! lança-t-elle très sérieusement.
Elle me laissa pantoise sur le pas de la porte et rejoignit Daven qui, debout sur une chaise, faisait de grands signes dans notre direction.
Il ne restait que deux places. Kimy prit celle laissée libre entre Daven et Younes, et moi celle d'en face, juste entre Fati et Amin...
Les entrées faisaient le tour des tables disposées en U, en passant de main en main. À chaque occasion et ce, le plus innocemment possible, je cherchais Gino mais je ne le trouvais pas, c'était carrément frustrant...
Pour m'occuper l'esprit, je lançai Fati sur le premier sujet qui me vint en tête : un exercice de mathématique que j'avais vaguement regardé avant de rejoindre Kimy chez elle, mais ce fut une mauvaise idée :
— Est-ce que j'ai une tête à parler maths maintenant ??? me dit-elle sidérée par ma question.
J'abandonnai et plongeai ma fourchette dans l'assiette, histoire de paraître occupée...
Les discussions allaient bon train, chacun y mettant son grain de sel. Perdue dans le flot des mots, j'essayais tant bien que mal de m'intéresser à se qui ce passait autour de moi, mais rien n'y faisait, je n'y arrivais pas.
— Tu es partie loin, me dit Amin discrètement en se rapprochant de moi.
Je levai un regard interrogateur vers lui.
— Tu as l'air tracassée, continua-t-il. J'espère que c'est pas à cause de moi ?
Ne pouvant évidemment pas lui expliquer que la raison de mon tracas s'appelait Gino, j'éludai la première phrase pour ne répondre qu'à la seconde :
— Non, du tout.
— Alors, t'as réfléchi ? me demanda-t-il avec tout le sérieux qu'imposait la situation.
Une situation que, contrairement à ce que j'avais affirmé à Kimy plus tôt dans la soirée, j'aurais bien volontiers esquivée, mais dans l'instant, j'étais bel et bien coincée.
— Pas encore...
— Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ou que je te dise pour que tu comprennes à quel point je m'en veux, Lili.
— Rien, parce que le problème c'est pas toi, c'est moi. Laisse-moi encore du temps, s'il te plaît.
Son visage s'était fermé subitement :
— Ouais... Je suis pas sûr que d'avoir plus de temps y changera quelque chose !
Il se leva et quitta la table sans autres mots.
Fati, à qui rien n'avait échappé et qui connaissait très bien son frère, me dit :
— Tu veux vraiment plus ?
Sans attendre que je lui réponde, elle continua :
— Ce serait moi, je ferais pareil, mais en pire et elle, c'te grosse truie, je lui aurais cassé la mâchoire ! Enfin moi je dis ça, mais je dis rien !
— Je n'en doute pas, lui dis-je convaincue.
Les yeux de Daven se posèrent sur les genoux de Kimy :
— MAMA, T'AS VU L'ÉTAT DE TON JEAN ???
Elle haussa les épaules, feignant l'indifférence alors qu'elle aurait bien apprécié un peu plus de discrétion de sa part, mais venant de lui, il ne pouvait en être autrement.
— Elle est entrée en conflit avec un vélo, dis-je. Je te laisse deviner qui a eu raison de l'autre...
Daven partit dans un fou rire retentissant. Complètement plié en deux, il dut pousser sa chaise vers l'arrière afin d'avoir plus de place et ne pas se cogner à la table.
Kimy, vexée, rangea ses jambes sous la table et se mit à ronger l'ongle de son pouce d'énervement :
— Formidable, bougonna-t-elle. J'adore me taper l'affiche comme ça...
Entre deux éclats de rire, il réussit avec beaucoup de difficultés à nous expliquer ce qui le rendait si hilare :
— C'est moi qui bois... et c'est elle qui se ramasse par terre !!!
Il repartit de plus belle, tantôt tapant les pieds sur le sol, tantôt se redressant d'un coup pour prendre un bol d'air ou bien encore en s'affalant sur la table...
— Il lui en faut peu, lança Younes qui, pour ne pas vexer Kimy plus qu'elle ne l'était déjà, se retenait de rire.
— Faut que je prenne l'air, j'en peux plus, dit Daven en se levant. Elle m'a tué sur ce coup là...
— Si seulement ça pouvait être vrai, dit froidement mon amie en regardant l'état de son pouce.
Younes se leva aussi et accompagna Daven dehors. Kimy les suivit d'un regard assassin et ce ne fut que lorsqu'ils eurent passé la porte qu'elle se détendit légèrement. Elle jeta de rapides coups d'œil sur sa droite, sa gauche et derrière elle, et constata amèrement que presque toute la salle avait le sourire aux lèvres.
Quand enfin les spectateurs se remirent à manger ou à parler, Fati dit :
— Wouha ! C'est qui ce beau gosse là-bas ?
Mon cœur ne fit qu'un bond. Convaincue qu'elle parlait de Gino, je baladai mes yeux de table en table, mais je ne le trouvai pas.
— Où ça ? Je vois rien.
— Juste derrière Kimy.
Enfin, je le repérai, c'était bien lui. Il paraissait en grande discussion avec son voisin de table.
Kimy regarda elle aussi :
— Ah mais c'est Gino ! C'est comme ça que tu m'as dit qu'il s'appelait tout à l'heure ? s'adressa-t-elle à moi.
— Parce que vous le connaissez ? s'exclama Fati, sidérée.
— Lili a discuté avec avant le repas, lui répondit Kimy.
— Mais la voilà la véritable raison de ton refus ! finit par comprendre Fati. Ah, ah, moi je serais mon frère, j'aurais de quoi m'inquiéter ! Il est terrible, Lili !
Je lui administrai un coup d'épaule et lui fis signe de parler moins fort, puis je reportai mon attention sur Gino. Profitant qu'il était occupé à discuter, j'eus tout le loisir de l'examiner avec soin.
Ses yeux bleus, assez petits, étaient entourés d'un visage large et carré. Ses cheveux courts sur les côtés, étaient en bataille sur le dessus. Un anneau ornait le lobe de son oreille gauche. Des chaînes en or retombaient en dégradé sur son pull et deux bagues, en or elles aussi, ornaient chacune de ses mains. Mais ce qui me fascinait surtout, c'était son sourire : Magnifique, enjôleur, gracieux ; il illuminait son visage, découvrant des dents bien alignées, et formant deux petites fossettes de chaque côté.
Je le contemplai et parcourus des yeux tout ce qui s'offrait à moi, enregistrant chaque détail. De ses cheveux à ses yeux, en repassant par son sourire, ses chaînes, j'en fis le tour et en refis le tour, je ne voulais rien oublier. Il me plaisait de plus en plus...
Kimy se manifesta :
— Eh ! Tu fais quoi là ? Reprends-toi, t'es pas toute seule !
Je sursautai. J'étais complètement avachie sur la table.
— Quoi ?
— Mais redresse-toi ! T'es pas en cours là !
Je la regardai vite fait et voulus me replonger dans ma contemplation sauf que je ne le pus pas. Il me fixait.
Une bouffée de chaleur m'envahie entièrement. Il fallait que je sorte, et vite, avant de me trouver mal. Je dis aux filles :
— Euh, je vais prendre l'air, moi aussi. Il fait vraiment trop chaud ici !
Je me levai précipitamment de ma chaise, sans un regard à mes amies et encore moins à Gino.
— Non mais vous allez tous partir comme ça, un par un ? se targua Kimy sidérée.
— T'inquiète pas, lui dit Fati, moi je bouge pas ! J'ai une trop belle vue...
Et elle s'écroula sur la table, complètement subjuguée par Gino, elle aussi.
Je filai vers la porte d'entrée, en regardant droit devant moi. J'avais trop peur de ne pas réussir à l'atteindre car entre l'air frais du dehors et moi, c'était le parcours du combattant. Des chaises, des gens m'empêchaient de passer. Je devais sans cesse m'excuser, forcer le passage, je n'en voyais pas la fin...
Une fois dehors, la fraîcheur me frappa le visage. Rien de tel pour se remettre les idées en place. J'aperçus Daven, Younes et Amin près du feu qui commençait à faiblir et les rejoignis. J'enjambai le rondin de bois et m'assis près de Daven. Amin, lui, fit l'inverse et partit sans un mot. Younes, embêté, s'excusa :
— Je vous laisse tous les deux.
Et il suivit son frère.
— Alors, remis de tes émotions ? demandai-je à Daven.
— Je viens de parler avec Amin...
L'inconvénient avec lui était qu'il allait droit au but. Tout d'abord, il m'avait surprise avec son cousin, puis je ne donnais pas de seconde chance à Amin, tout ça dans un laps de temps assez court ! Il n'était pas dupe, additionner un plus un, il savait le faire...
— Et ?
— Ben, j'aime pas trop me mêler des histoires des autres, mais est-ce que tu sais ce que tu fais ?
Je n'eus pas le temps de répondre qu'il enchaîna :
— Parce que depuis que je te connais, la seule fois où je t'ai vue accepter de parler avec un mec en tête à tête, tu as fini avec !
— On en est pas encore là, Daven. T'inquiète pas !
— Que je m'inquiète pas ? s'exclama-t-il. On parle de mon meilleur pote et de mon cousin ! Je me retrouve le cul entre deux chaises Lili, et je déteste ça.
— Je comprends.
Le crépitement des flammes ne parvint pas à meubler le silence qui s'était installé. Nous étions tous les deux plongés dans nos pensées. Je m'en voulais de ne pas avoir songé à la position inconfortable dans laquelle Daven se trouverait forcément si, avec Gino, nous allions plus loin.
Daven passa un bras autour de mes épaules et m'embrassa sur le front. Nous restâmes un bon moment dans cette position, à regarder les flammes mourir petit à petit quand je lui dis :
— Je suis désolée de ne pas avoir pensé à toi, vraiment...
— Y'a pas que moi, y'a toi aussi. T'es comme une sœur pour moi, et je ne supporterais pas qu'on te fasse du mal. Amin lui, il sait de quoi je suis capable !
— Je croyais que tu n'avais pas pris parti ?
— En surface seulement. C'est moi qui les ai découverts ce soir là... J'ai vu rouge quand je l'ai vu embrasser l'autre grosse vache. Il a goûté à ma droite, ça lui a remis les idées en place direct !
— C'est pas vrai ! lançai-je sidérée. T'as pas fait ça quand même !
— Si. Il ne te le dira pas, fierté de mec oblige, mais il l'a bien sentie, tu peux me croire !
Je le dévisageai, toujours interloquée par cette révélation.
— Bref, ce que je veux te dire, c'est que tu fais comme tu le sens, mais tu fais attention à toi, ok ?
— Bien chef, lui répondis-je reconnaissante.
— En tout cas, y'en a un à qui faut que je cause, juste pour bien lui expliquer les limites à ne pas dépasser...
— Tu parles de Gino ?
— Parce que t'as discuté avec quelqu'un d'autre ? Et ben allons-y, donne-moi son nom, son âge, son adresse, son numéro de téléphone...
J'éclatai de rire en lui prenant les mains avec lesquelles il énumérait ses dires :
— Non mais sérieusement Daven, imagine qu'il n'a rien en tête, je vais m'afficher si tu vas lui parler !
— Écoute-moi bien petite fille, me dit-il sur un ton qu'il voulut très moralisateur, un mec ne cherchera JAMAIS, et je dis bien JAMAIS, à faire connaissance avec une fille sans espérer un petit quelque chose en retour, ce serait vraiment perdre du temps bêtement. Je sais que c'est moche mais c'est comme ça. Je veux juste lui faire comprendre que tu n'es pas un jouet.
— Tu sais que je peux me défendre toute seule, lui fis-je remarquer.
— Physiquement, oui je le sais, tu es solide comme la roche, mais moralement...
Il me connaissait bien, j'étais très émotive et je pouvais être très facilement déstabilisée quand je n'arrivais pas à gérer mes émotions, c'était mon point faible et donc, mon plus gros problème dans mes relations avec les autres.
— Tu ne m'as jamais parlé comme ça, c'est la boisson qui te rend aussi bavard ? lui demandai-je en souriant.
— Non, plutôt la situation mais qui peut savoir ? me répondit-il en me faisant un clin d'œil. Allez, grosse dinde, debout, on va retourner dans la salle avant que le dessert nous passe sous le nez !
Il m'aida à me relever et nous retournâmes à l'intérieur, bras dessus, bras dessous.
...
Lorsque le repas prit fin, beaucoup quittèrent la table pour aller s'aérer ou pour fumer. Du coin de l'œil j'observais Gino se lever, enfiler sa veste, puis se diriger vers la sortie. Pas une fois il ne me regarda. Quand il ne fut plus dans mon champ de vision je baissai la tête en soupirant. J'avais très certainement mal compris le fait qu'il s'intéresse à moi ; ces satanées images avaient faussé mon interprétation et je m'en voulais d'avoir été aussi bête !
— Ça fait bien cinq minutes que je vous regarde, et y'en a pas un qui donne l'impression d'être heureux de vivre, lança Daven. La prochaine fois qu'il y aura un enterrement, je vous inviterai, peut-être que là vous exprimerez un peu plus de gaieté !!!
— Je vais m'en griller une ! dit Younes en se levant. Qui m'accompagne ?
Amin se leva, apparemment soulagé de changer d'endroit, possible aussi que s'éloigner de moi l'arrangeait...
Regardant l'heure, je m'aperçus qu'il était déjà plus de vingt-trois heures. La soirée n'avait pas encore commencé et n'ayant pas du tout envie de rentrer chez moi, je proposai à Kimy de rester dormir chez Daven.
— Ouais, bof, c'est pas ce qui me tente le plus, lâcha-t-elle dans un soupir.
Daven la prit dans ses bras et lui murmura quelque chose à l'oreille qui lui redonna un semblant de sourire.
— Elle n'attendait que ça, juste un petit geste de lui, me glissa Fati attendrie.
J'acquiesçai, étant entièrement d'accord avec elle.
Il n'en fallut pas plus pour que Kimy sorte son portable et envoie un texto à ses parents pour les prévenir qu'elle ne rentrerait que le lendemain et je fis de même pour mon père.
Daven nous invita à sortir car sa mère et d'autres femmes commençaient à préparer la salle pour la soirée. La seule qui resta assise était Kimy :
— Fait trop froid dehors ! prétexta-t-elle en rangeant précipitamment ses jambes sous la table.
— Viens, je vais te trouver un pantalon, lui dit Daven en soupirant. Tu vas pas passer toute la soirée à te cacher !
Il la prit par le bras et l'entraîna au dehors.
Une fois à l'extérieur, Fati et moi approchâmes du feu qui avait été ranimé, car il était vrai qu'il faisait froid.
Les guitares étaient de sortie et avec elles des rythmes entraînants de jazz manouche, flamenco et chants espagnols. L'ambiance en devenait presque plus chaude.
Je frissonnai et dis à Fati :
— J'espère qu'ils ne vont pas mettre trop longtemps à préparer la salle. J'ai pas pris de veste et il fait vraiment froid !
— Viens, on va se trouver une place près du feu !
Elle me prit par la main et réussit à s'incruster entre ses frères car les places étaient rares. Une fois installée, il ne lui fut pas difficile d'élargir ce qu'elle s'était appropriée, pour m'en laisser un peu. Je me retrouvais collée à Amin qui n'était pas ravi, et à peine quelques secondes s'étaient écoulées que déjà, il partait :
— Il t'en veut ce soir ! constata Younes.
Je ne répondis pas, me contentant de hausser les épaules.
— Mais ça lui passera ! lança Fati. Il avait qu'à réfléchir avant d'agir. Tant pis pour lui !
Puis, s'approchant de moi, elle ajouta à voix basse :
— Regarde là-bas...
Gino était là, un peu à l'écart du feu. Une bière et une cigarette à la main, il mimait quelque chose en faisant de grands gestes. L'attention que lui portaient ceux qui l'écoutaient était plus que réelle. Ils étaient captivés par ce qu'ils entendaient et moi, par ce que je voyais...
Un de ses voisins lui fit un signe et nous désigna. Il se retourna vers nous. Mon cœur s'affola mais il continua cependant sa conversation. Je venais d'être prise sur le fait, une seconde fois. Mais je ne pus m'empêcher de continuer à le regarder. Il me plaisait. Je me sentais attirée, comme par un aimant.
Il jeta sa cigarette dans le feu, finit sa bière puis se dirigea dans notre direction. De la tête, il me fit signe de le rejoindre. J'hésitai. Peu habituée à ces situations là, je ne savais pas quoi faire. Il insista, mais de la main cette fois.
— Allez, vas-y ! m'encouragea mon amie.
Alors que je m'approchai de lui, mon cœur se mit à faire du bruit et je frissonnai de froid et d'appréhension. Arrivée à sa hauteur, il me dit :
— Viens ! On va faire un tour.
Ce n'était pas vraiment un ordre, mais plutôt une proposition qui n'attendait pas de refus.
Je le suivis et une fois encore, la nuit n'aidant pas, je fus vite perdue dans le dédale des allées que formaient les caravanes. Lorsque je reconnus celle de Daven et parce que le froid me faisait grelotter, l'idée me vint de lui emprunter de quoi me réchauffer. Mais elle ne s'ouvrit pas.
— Tu voulais quoi ? s'enquit Gino.
— Un pull ou n'importe quoi d'autre, j'ai trop froid.
Il m'entraîna un peu plus loin, vers une autre caravane :
— Attends là !
Il y entra et en ressortit avec un pull qu'il me tendit :
— Tiens, ça devrait faire l'affaire !
— C'est à qui ? demandai-je en le prenant.
— À moi.
— Ben... merci.
Je mis le pull sur mes épaules, sans l'enfiler et Gino, moqueur, me dit :
— Je pense que se serait plus efficace si tu passais les bras dans les manches. Tu sais, comme ça, me dit-il en joignant le geste à la parole.
Je le regardai en lui faisant un sourire pincé. Je me sentis un peu ridicule. Je n'étais déjà pas à l'aise seule avec lui, son pull sur les épaules, si en plus il me charriait ...
Je m'exécutai en l'enfilant et fut percutée de plein fouet par l'odeur du vêtement. Une odeur étrangère qui me déstabilisa légèrement, mais agréablement, car je n'y étais pas habituée. Reprenant mes esprits, je constatai que les manches dépassaient de peu le bout de mes doigts ce qui s'avérait parfait pour emprisonner mes mains à l'intérieur et faire en sorte que le froid y pénètre le moins possible.
Gino me regarda faire en souriant et attendit que j'eusse fini pour approuver :
— Un peu grand, mais ça ira.
Nous reprîmes notre marche et je me lançai pour lui poser la première question :
— C'est la tienne ? lui demandai-je en lui désignant la caravane derrière nous ?
— Oui !
— À toi tout seul ?
— Non, il y a mon p'tit frère et ma p'tite sœur avec moi, et dans celle de ma mère, il y a mes deux autres sœurs.
Je me renseignai sur les âges respectifs de chacun et il s'avéra que Gino était l'aîné de la fratrie. Il m'expliqua aussi qu'il avait perdu son père, mort de maladie, quatre ans plus tôt. Il aidait beaucoup sa mère dans l'éducation de son frère et de ses sœurs. Il avait pris un peu sa place dans certains actes de la vie quotidienne.
Il y eut un blanc dans notre conversation. Sa confidence me fit perdre le peu d'assurance que je m'efforçai d'avoir car elle me ramena brutalement à la période la plus noire de ma vie, le décès de ma mère et tout ce que cela avait engendré de terrible. Nous avions une blessure en commun, la perte d'un être cher, mais malgré cela, je ne pus me résoudre à le lui dire.
Il remarqua mon changement d'attitude, pourtant, il changea de sujet, mais là encore, il toucha un point plus que sensible :
— Et toi, t'as des frères et sœurs ?
— Un frère... plus grand, répondis-je la gorge nouée.
— Il est là ?
— Non, on n'est pas spécialement proches. Il a ses amis et moi les miens.
— C'est dommage, surtout que vous êtes que deux. C'est important la famille.
— Ma famille, c'est ici que je l'ai trouvée, sur ce petit bout de terrain...
Je ne voulais plus continuer dans cette direction et préférais changer de sujet :
— T'es là pour combien de temps ?
— En principe jusqu'au printemps.
Voilà le genre de phrases que je voulais entendre. Elle me redonna du baume au cœur, d'un seul coup.
Il regarda l'heure sur son portable, puis me dit :
— Ça te dit d'aller boire un coup, le Donuts est encore ouvert...
— Comment tu connais le Donuts ?
— Par Daven, on y a été hier soir.
C'était notre fast-food attitré, le seul à Mesmina.
J'avais un petit peu d'argent dans le fond de ma poche et j'espérais que ce serait suffisant pour une boisson.
— Ben si tu veux. Mais je dois prévenir Guito ou Nelli avant !
Si j'acceptai sans hésitation, c'était parce que Gino m'impressionnait moins, la preuve étant que je n'entendais plus les battements de mon cœur résonner jusque dans mes oreilles. Il était tranquille, tout comme moi en cet instant. Mais je devais rester vigilante, car rien n'était gagné d'avance. Il suffirait d'un geste, d'une parole de sa part qui me perturbe pour qu'une crise ne se déclenche. Garder le contrôle, était encore mon unique option.
La salle commençait à se remplir car Guito avait fini d'installer la sono au fond de celle-ci, et Nellita avait achevé de disposer les tables, encombrées de boissons, de nourritures et de verres, qui étaient placées près d'un mur, ainsi que les bancs et les chaises qui se trouvaient près du mur opposé. Le tout formait un U et faisait le tour de la pièce, ce qui laissait assez de place pour danser.
Les hommes qui jouaient de la guitare s'installèrent au fond de la salle et commencèrent à en taquiner les cordes. Les enfants envahirent le milieu de la piste et se mirent à courir en attendant que les guitares fussent enfin accordées.
Guito fit des essais avec les spots qu'il venait de brancher, puis avec les micros. Quand tout fut prêt, les lumières s'éteignirent, laissant place à des faisceaux de différentes couleurs parcourant la salle de toutes parts. Puis, sans crier gare, un homme chanta à capella une tirade en espagnol et fut rejoint par les guitares. L'ambiance changea du tout au tout. Les femmes se mirent à taper dans les mains.
C'était parti ! La piste fut prise d'assaut en un temps record. Une énergie démesurée s'empara de moi. La musique, les voix des chanteurs, les gens qui dansaient, les lumières me donnèrent l'envie de me laisser emporter par cette euphorie générale. Mais cela ne dura qu'un court instant car Daven en nous apercevant, nous avait entraînés avec lui vers le fond de la salle où ils s'étaient tous réunis et il commença les présentations :
— Gino, j'te présente Fati, la pote des filles, Younes, le pote de Falco et Amin, l'ex de Li... euh, mon ex... mon pote, le frère de Fati, qui est l'ex de... euh qui comme je viens de le dire est l'amie de Lili et de Kimy.
Puis se reprenant, il précisa :
— Euh, c'est Fati qui est l'amie des filles. T'avais compris je pense ?
J'eus une violente envie de l'étrangler.
— Oui, j'avais compris ! répondit Gino en se penchant pour faire la bise à Fati.
Il donna une poignée de main à Younes et se tourna ensuite vers Amin. Celui-ci hésita, mais finalement accepta. Si d'apparence, le geste pouvait paraître pacifique, l'expression de leurs visages l'était moins. Leurs yeux exprimaient très clairement leurs pensées. L'un disait "fais attention !", tandis que l'autre répondait, "je n'ai pas peur de toi !".
Voilà qui promettait de futures rencontres emplies de tensions.
— Bon, je vais prévenir Nelli ! lançai-je pour couper court à la discussion.
Puis je partis à la recherche de celle-ci que je trouvais sur la piste de danse. Bien que surprise par ma demande, elle me donna son accord et lorsque Gino nous rejoignit, elle s'adressa à lui sur un ton ferme :
— Et tu nous la ramènes entière !
Ce fut dans une camionnette blanche que nous partîmes. Au moins, je n'étais pas dépaysée, ça ne me changeait pas de celle de Guito.
Mise à part l'odeur très proche de celle du pull, qui me plongeait dans une agréable et très légère torpeur, le silence religieux qui régnait dans l'habitacle était pesant car Gino ne parlait pas mais semblait plutôt préoccupé. Ne pouvant qu'émettre des hypothèses, je supposais que c'était la rencontre avec Amin qui le rendait silencieux ; je ne pouvais qu'en remercier Daven qui ne l'avait pas simplifiée.
En descendant du van, je vérifiai en toute discrétion la monnaie qui traînait dans le fond de ma poche. J'avais suffisamment pour me prendre une boisson ou une pâtisserie, mais pas pour les deux...
Pendant que nous nous dirigions vers la caisse, Gino me demanda ce que je voulais :
— Un chocolat chaud, ça me réchauffera, lui répondis-je en souriant.
— Et tu veux manger quelque chose ?
— Non, j'ai pas faim, merci... Euh, Gino ?
— Quoi ?
Je lui tendis l'argent.
— C'est pour le chocolat.
Surpris, il me répondit :
— Tu me vexes là, Lili !
— Je participe, c'est tout.
— Et ?
— Ben, c'est tout...
— Range ton argent. Je t'invite !
Embarrassée, je m'exécutai et n'insistai pas.
Gino passa la commande, et me suggéra d'aller m'asseoir en attendant. Je me retrouvai vite face à un dilemme. Devant moi s'alignaient des tables presque toutes inoccupées, vue l'heure tardive, et je ne savais pas laquelle choisir. Je me retournai pour vérifier qu'il ne me regardait pas, mais il réglait déjà à la caissière. Il fallait que je me dépêche !
Si je choisissais une table près des caisses, il pourrait penser que je ne voulais pas d'un tête-à-tête avec lui. Mais si je choisissais l'une de celles du fond qui étaient cachées par des panneaux décoratifs, peut-être me trouverait-il trop entreprenante ? Pourtant, elles me tentaient plus que les premières...
Il arriva avec le plateau, et pour ne pas paraître trop ridicule, je lui dis :
— On se met où ?
Il regarda la salle dans son ensemble et décida.
— Là-bas ! On sera plus tranquille, dit-il, en se dirigeant vers le fond.
Il s'installa à la table la plus isolée et je me mis en face de lui.
Mon cœur recommença à s'emballer. J'étais trop près de lui. Bien trop près pour avoir les idées claires. Je n'osais même pas avaler ma salive.
Il planta ses yeux dans les miens, résolu.
— Tu voudrais me faire plaisir ?
J'eus peur de ce qu'il allait me dire et attendis la suite.
— Je voudrais que tu te détendes. T'es sur tes gardes, alors qu'il n'y a pas de raison. Tu peux faire ça ?
— Je ne suis pas sur mes gardes ! me défendis-je.
Je pris le chocolat, pour m'occuper les mains et essayer de paraître détendue.
Il me tendit un brownie qu'il y avait sur le plateau.
— Régale-toi !
— Merci.
Il dévora son hamburger pendant que moi, je grignotai mon gâteau et quand il eut fini, il prit une profonde inspiration. Il me fixa et me dit :
— Alors, parle-moi de toi !
— Qu'est-ce que tu veux savoir ?
— Je sais pas ! Dis-moi un truc que je ne sais pas encore.
Je ne le regardais pas dans les yeux. J'arrivais approximativement à contrôler mes émotions, mais je ne savais pas combien de temps je tiendrais. Je voulais que la soirée se prolonge et que l'on ne reste que tous les deux, toute la nuit, à discuter. La seule solution étant d'éviter que nos regards ne se croisent, je m'appliquai à paraître tout le temps occupée. Même faire semblant de réfléchir en levant les yeux au plafond ou fixer mon reste de brownie pourrait peut-être m'éviter de faire une crise. C'était la pire chose qui pouvait m'arriver et je la redoutais.
Je décidai de changer de tactique et de renverser la vapeur :
— Et si on parlait plutôt de toi ?
Il me fit un petit sourire entendu et répondit :
— Lili esquive... Ok ! Que veux-tu savoir ?
J'appris son âge, il avait dix-huit ans, et son lien de parenté avec Daven. Sa mère était la sœur de Guito.
— Donc, la grand-mère, c'est aussi la mère de ta mère. Ben c'est plus clair maintenant. Ça me fait penser que je l'ai pas vue de la soirée la grand-mère !
— C'est normal, elle a mangé dans sa caravane, ma mère est restée avec elle presque tout le temps. Il y avait trop de monde et de bruit pour elle.
Avec ce sourire qui lui creusait les deux fossettes et, que j'appréciais de plus en plus, il ajouta :
— À ton tour, maintenant !
Évidemment, il ne laissait pas la situation à mon avantage trop longtemps. Je dus me remettre sur mes gardes, mais seulement par précaution.
— Ça a duré combien de temps ton histoire avec Amin ?
— Plusieurs mois...
— Et pourquoi ça c'est fini ?
— Il a fait une erreur.
— Explique !
— Le genre d'erreur qui ne se pardonne pas facilement.
— Une fille ?
J'acquiesçai.
— Et c'était y'a longtemps ?
— Pas très longtemps. Mais si ça ne te dérange pas de parler d'autre chose, j'ai pas très envie de revenir là-dessus.
— En fait, je voulais juste savoir si vous deux c'était toujours d'actualité, ou pas !
— C'est fini.
Il ne laissa pas le silence s'installer. Il s'accouda à la table, se rapprochant sensiblement de moi et enchaîna :
— Bon, je vais pas passer par quatre chemins. Tu me plais. Je sais que tu l'as compris. Mais ça ne marche pas que dans un sens. Si tu ne veux pas aller plus loin, tu dois me le dire et j'arrête tout.
J'étais mal. Il avait passé la vitesse supérieure et posé un ultimatum. C'était beaucoup pour moi. J'avais besoin de plus de temps.
— C'est que... C'est difficile de te répondre tout de suite.
J'avais les mains qui tremblaient sous le coup de l'émotion. Je les cachai dans les manches de son pull. Il me fallait me contrôler un peu plus. La crise menaçait, je la sentais venir.
— J'ai le temps, je suis là pour plusieurs mois.
Et il ajouta sérieusement :
— Tu ne m'as pas dit non. J'attendrai !
Il se leva et prit le plateau dans ses mains. Puis, il réfléchit un quart de seconde avant d'ajouter :
— Bon, je vais pas commencer à te mentir déjà. En fait, c'est pas vrai, je ne suis pas très patient...
La conversation était close. Nous reprîmes la camionnette et le retour fut aussi silencieux que l'aller. Sauf que j'allais de mal en pis. Les paroles qu'il avait dites m'avaient touchée violemment. Je lui plaisais... Elles étaient sorties de sa bouche et elles me hantaient. Je lui plaisais...
Les engourdissements se propageaient petit à petit dans mon corps, et bientôt, j'aurais besoin de m'allonger. Je n'arrivais plus à me contrôler. J'avais une fois de plus perdu la bataille et ce, au pire moment. J'avais tenté le diable, et j'allais payer cher mon affront.
Gino se gara et sortit de la camionnette. Je voulus faire de même, mais n'y parvins pas. Ma force me quittait lentement, mais sûrement.
Quand il ouvrit la portière, ce qu'il vit le choqua. Ses yeux reflétaient l'incompréhension et la panique.
— Lili ! Qu'est-ce que t'as ? T'es blanche comme un cadavre !
Il s'approcha et me prit le bras pour m'aider à sortir. Mon corps était raide et collé à la banquette. Les tremblements empiraient. Il me lâcha en poussant un juron.
— Guito...
Ce fut la seule chose que je réussis à dire.
Gino partit comme une fusée et revint suivi de son oncle qui heureusement, savait quoi faire. Il ne paniqua pas. Il me regarda tendrement et passa sa main dans mes cheveux en murmurant :
— Viens ma belle, tu vas aller t'allonger, et ça ira mieux.
Et haussant le ton, il dit à son neveu :
— Va ouvrir la caravane de Daven, dépêche-toi !
— Elle est fermée, lança-t-il à son oncle.
— Alors va chercher Daven. Tu lui dis que c'est pour Lili, il comprendra et aussi Nelli, elle est chez la grand-mère. Je ne veux personne d'autre. Et pas un mot à qui que soit, compris ?
Gino approuva de la tête mais hésita un instant :
— Dis-moi ce qu'elle a...
— Fais-ce que je te dis, je t'expliquerai après... Allez, file !
Telle une spectatrice, je voyais et entendais tout mais ne participais en rien. Je vis Gino me regarder avant de partir, tellement inquiet, et je ne pouvais même pas le rassurer. Devenue poupée de chiffon, je n'avais d'autre choix que de laisser Guito agir et décider pour moi.
Lorsque Daven arriva, ce fut sans un mot qu'il ouvrit la porte de sa caravane et qu'il laissa son père entrer toujours muni de son fardeau, moi.
Mon père de cœur m'allongea sur la couchette de Falco et tout en m'enlevant mes chaussures, me parlait comme on le fait aux enfants. Il savait me rassurer et avec lui, j'étais entre de bonnes mains. Il installa un oreiller sous ma tête et m'enveloppa dans une couette en la bordant sous mon corps, afin que le froid de la caravane ne puisse pénétrer à l'intérieur. Nellita arriva alors que Guito allumait le chauffage.
Il lui expliqua en deux mots ce qu'il savait et elle lui demanda si j'avais perdu connaissance.
— Je ne crois pas, mais je vais parler à Gino, il était avec elle. Il faut qu'il m'explique ce qui s'est passé pour qu'elle soit dans cet état là.
— Il est revenu avec moi, il est inquiet.
Il embrassa sa femme sur le front et ajouta :
— Je vais lui parler, je reviens.
Nellita s'installa près de ma tête et me prit dans ses bras. Elle aussi était soucieuse, elle n'aimait pas me voir comme ça. Elle me caressait les cheveux tendrement, et je commençais à ressentir les effets apaisants de la chaleur. Les tremblements s'estompaient, mais je ne pouvais toujours pas bouger.
J'entendais des bribes de conversation, et supposai qu'il s'agissait sûrement de Guito, Daven et Gino. J'essayai de me concentrer pour entendre ce qu'ils se disaient, mais j'étais bien trop lasse. Nellita me suggéra de dormir :
— Tu te sentiras mieux à ton réveil. Ferme les yeux, je reste avec toi.
Je suivis son conseil et lentement sombrai dans un sommeil profond.
Multimédia : musique qui m'a inspiré quand Lili aperçoit Gino la première fois au travers des flammes.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top