CHAP 4

Mon père n'était pas encore réveillé quand je franchis la porte de la maison. Vêtue de mon survêtement, baskets aux pieds et les cheveux attachés, j'étais fin prête pour affronter la journée qui promettait d'être éreintante. Jump sur les talons, je partis retrouver mon Aigle.

Je le voyais toujours dans un terrain qui appartenait à notre famille. À vol d'oiseau, il se situait derrière la maison, mais en pratique, je devais traverser le jardin du voisin qui n'était pas clôturé, franchir une voie de chemin de fer qui était surélevée, puis traverser le camping qui lui, était déserté depuis quelques années. Arrivée au bout de celui-ci, une brèche dans un bois me permettait d'atteindre enfin le lieu de nos tête-à-tête.

Il était là, toujours aussi beau, fier et fascinant...

Je n'avais pas besoin de m'annoncer, il savait que j'étais là depuis la veille.

Arrivée près de lui, je lui grattouillai le haut du crâne puis l'embrassai. J'aimais son odeur, autant que celle de mon chien.

Désinvolte, je lui dis :

— Yo Pépé ! Comment va ?

Une voix plutôt irritée survint dans ma tête.

— Ne m'appelle pas comme ça ! J'ai un prénom !

— Ça y est, je t'ai vexé ! lui répondis-je en riant. Désolée, j'ai pas pu m'en empêcher. Il faut bien que je t'embête un peu, non ?

— Dis-moi plutôt comment se sont déroulées ces quelques semaines sans moi ? me dit-il en entrant dans le vif du sujet.

Je repensai à la grand-mère de Daven et lui relatai ce qui s'était passé chez les Dhoms.

Je n'avais pas besoin d'insister sur la peur ni sur l'inquiétude que j'avais éprouvées, car Raoul les ressentit lui aussi.

— Dans l'immédiat, il n'y a pas de danger autour de toi, me dit-il rassurant. Mais retiens bien ce qu'elle t'a dit. Je sais, par expérience, que ce genre de prédiction peut s'avérer substantielle dans un avenir plus ou moins proche.

— Substantielle ? Qui veut dire ?

— Essentielle.

— Je veux bien, mais comment être sûre que je vais m'apercevoir de quelque chose ?

— Tu le ressentiras.

— Je ressentirai quoi ?

— Instinctivement, tu ressentiras le danger. Tu comprendras avant de voir. Exactement comme lors de notre première rencontre. Tu agiras sous le coup d'une pulsion et tu sauras quoi faire.

— J'suis 'hachement avancée... répondis-je dubitative.

— Tu verras bien le moment venu. Inévitablement, un jour viendra où tu seras obligée de te défendre. Tu n'y échapperas pas. Tu le sais, je ne te l'ai jamais caché.

Je soupirai.

— Oui, malheureusement...

— Y a-t-il d'autres choses que je dois savoir ?

Radieuse, j'affirmai :

— Oui ! Samedi prochain c'est la grande fête annuelle chez les Dhoms !!!

— Je voulais parler de choses importantes Lili !

Contrariée, j'objectai :

— Mais c'est important ! Tu m'as toujours dit qu'il était nécessaire, pour mon bien être, d'avoir une vie d'ado normale. Ben là, c'est un événement important dans "ma vie d'ado normale" ! 

— Au moins, tu as mis les priorités dans l'ordre en commençant par la grand-mère ! C'est déjà bien. Je suppose que je dois m'estimer heureux et me contenter de ça !

Raoul était très sérieux dès que cela touchait mon apprentissage. Il ne plaisantait jamais et je n'arrivais que trop rarement à l'éloigner de l'objectif qu'il m'avait fixé. Il était intransigeant. Mais que pouvais-je lui reprocher ? Je n'avais pas l'excuse de l'ignorance et je ne mesurais que trop bien l'importance que représentait mon initiation pour lui. Il n'avait pas le droit à l'erreur, parce que s'il échouait, je n'aurais alors plus que deux options : la mort ou la folie.

Je regrettai ma légèreté :

— Excuse-moi Raoul. C'est que des fois, j'aimerais juste passer du temps avec toi. Parler de tout sauf de ce qui nous unit tous les deux, parce que par moment, c'est seulement de ta présence dont j'ai besoin.

Ses yeux s'adoucirent :

— Je le sais bien Lili. Mais nous ne pouvons pas nous le permettre.

Je sentis une hésitation :

— Voilà ce que je te propose. On va faire un pacte. Tu travailles sans relâche jusqu'à la transformation. À ce moment là, et, seulement à ce moment là, on pourra s'accorder un peu de temps pour nous. Mais pour l'heure, il faut commencer le travail. Tu es prête ?

La promesse que je m'étais faite concernant Kimy me revint brutalement. Je tentai :

— Ça me va, mais j'ai une toute petite faveur à te demander...

Mon Aigle inclina légèrement la tête, signe qu'il attendait la suite.

— Je voudrais que Kimy te rencontre. Je partage tout avec elle, tout sauf toi...

Après une courte réflexion, je rajoutai :

— ... et sauf Daven aussi, évidemment ! Je te promets que je ne te demanderai plus rien et

je travaillerai autant que tu le voudras.

Devant sa mine devenue soudain sévère, je le suppliai :

— S'il te plait Raoul, c'est vraiment important pour moi.

— Je vais réfléchir et je te donnerai ma réponse avant que tu ne repartes pour Mesmina. Maintenant, on travaille !

— Ok !

Le samedi matin était réservé à l'échauffement, que Raoul voulait intensif. C'était le passage obligatoire pour atteindre le niveau maximum d'efficacité exigé par mon Aigle pour les exercices de l'après-midi. Toujours il dirigeait et toujours je m'exécutais.

Il m'ordonna :

— Comme d'habitude, tu me fais dix fois le tour du terrain. Les cinq premiers, doucement, et les cinq derniers le plus vite que tu pourras sans t'arrêter !

Le terrain ne ressemblait en rien à une clairière dépourvue d'arbre et ayant une surface plane. C'était tout le contraire, d'où la difficulté de ne pas casser le rythme de la course. Je devais sans cesse zigzaguer entre les arbres tout en prenant garde d'éviter les branches basses, de ne pas me prendre les pieds dans les racines qui ressortaient de la terre ou dans d'éventuels trous cachés. Et tout cela en gardant la même cadence. Cependant pour l'avoir fait à maintes reprises, la difficulté était moindre. Tout était question de concentration et de coordination des mouvements. Je m'en sortis plutôt bien et Raoul enchaîna sur un autre exercice.

— Maintenant, les pompes. Trois cents, pour commencer, on verra ensuite...

Jamais, il ne me ménageait durant les séances d'échauffements, mais c'était encore pire pendant les exercices de l'après-midi. Dans l'immédiat, je ne souffrais pas encore trop, mais ce n'était que le début de la journée...

Après l'entraînement physique, nous entamâmes celui du mental, ce qui me permettait de reposer mon corps, mais pas ma tête, mon cerveau prenant le relais. Debout, je devais fermer les yeux et me concentrer pour ressentir tout ce qui se passait autour de moi puis, tout décrire à Raoul. Un oiseau qui s'envole ; sa taille, plus ou moins petite ; la direction qu'il prenait ; le sens du vent ; quelle était la bête qui passait non loin de moi ; si Raoul ou Jump changeait de position ; les voitures qui passaient au loin...

Tout devait être relaté avec le maximum de précisions, et je pouvais rester longtemps dans cette position, verticale et immobile. La tête complètement vide, je n'avais plus la notion du temps et seul importait ce que je pouvais capter de ce qui se passait autour de moi.

La voix de Raoul m'intima l'ordre d'ouvrir les yeux. Mon retour à la réalité me surprenait toujours. Il était violent. Il me fallait un peu de temps avant de recouvrer mes esprits.

Quand je fus capable de répondre à une question aussi simple que : combien font un plus un ? Je demandai à mon Aigle :

— Alors ? Qu'est-ce que j'ai loupé ?

Son verdict fut correct. J'avais négligé un lièvre, ainsi qu'un écureuil qui avait bondit d'arbre en arbre. Ce n'était pas si mal, mais j'avais encore l'après-midi pour espérer un sans faute.

Nous achevâmes l'entraînement par une séance d'exploration interne. C'était l'exercice que je préférais, mais pas celui que je réussissais le mieux.

L'objectif était la connaissance de mon corps. Je devais le connaître parfaitement, afin de contrôler mes émotions et par conséquent, éviter les crises.

Assise en tailleur, les deux genoux à terre pour avoir un support et une stabilité suffisante, le dos bien droit, je faisais le vide dans ma tête, exactement comme dans l'exercice précédent. À une différence près, j'inversais le procédé. Ce n'était plus l'extérieur de mon corps qu'il me fallait explorer, mais l'intérieur.

Telle une sonde, j'allais et venais, essayant de discerner chaque élément qui me constituait, essayant d'être chacun d'eux.

Je pouvais être cet air qui, arrivé dans les poumons, se propageait dans mon être.

Je pouvais être ce sang, si précieux, qui s'écoulait d'un bout à l'autre de ce même être.

Je pouvais être n'importe lequel de mes organes. Je savais les reconnaître pour les avoir tous visités.

Cependant, un seul me résistait encore : mon cœur.

Je n'arrivais pas à percer son bouclier, je ne parvenais pas à trouver la faille. Pourtant, il y en avait une et Raoul l'avait trouvée. Mais il ne m'aidait pas, je devais y arriver seule, car l'intérêt du travail n'était pas tant le résultat, que la manière d'y parvenir.

Malheureusement, mon cœur me résistait. Il ne me laissait pas l'explorer, retardant du même coup ma progression vers la transformation. C'était complètement frustrant, et à chaque fois mon Aigle intervenait et me faisait revenir à moi car les efforts que je fournissais sans m'en rendre compte pour contraindre ce traître de cœur à abdiquer, m'épuisaient totalement. Je me retrouvais alors dans un état similaire d'une "après crise".

Une fois encore, je loupai mon intrusion...

Raoul me laissa du temps pour me reposer car, curieusement, les exercices psychologiques me fatiguaient plus que les exercices physiques.

Je m'allongeai et, les yeux fermés, je réfléchis à cette incapacité que j'avais à visiter mon cœur. Je ne comprenais pas pourquoi c'était si difficile, ni de quelle façon je devais m'y prendre pour y arriver, c'était un mystère.

Raoul se joignit à mes réflexions et me dit :

— Ne t'inquiète pas Lili ! Pour moi aussi, ce fut l'exercice le plus difficile. Seule la persévérance donne des résultats. Tu y parviendras, ça ne fait aucun doute.

Je l'espérai vraiment car les paroles de la grand-mère de Daven me revinrent en tête et me firent douter de moi. Et si je n'y arrivais pas ? Si un danger survenait alors que je n'étais pas encore prête, que se passerait-il alors ?

Une fois de plus mon Aigle me rassura :

— Tu ne dois pas douter de tes capacités ! Regarde le chemin que tu as parcouru en dix ans ! Tu as franchi des obstacles colossaux pour une enfant de ton âge. Tu as fait des découvertes invraisemblables...

Je le coupai :

— Et sans toi, papa et les Dhoms, je n'y serais jamais parvenue. Je serais déjà morte ou dans un asile !

— Oui, mais tu as la chance d'être bien entourée, et on ira jusqu'au bout de ton initiation. Fais-moi confiance, ce n'est plus qu'une question de temps. Tu es assez reposée ?

— Oui, ça va.

— Alors, on va arrêter pour ce matin. On reprendra tout à l'heure.

— Oui, une petite pause n'est pas de refus. Et j'ai faim !

— Si tu as besoin de dormir un peu avant de revenir, ne te prive pas. J'ai besoin de toi en pleine forme.

— T'as décidé de m'achever aujourd'hui ?

— Tu n'es pas drôle !

— C'est toi qui es trop sérieux ! J'te l'ai déjà dit tu ne sais pas rire !

— J'aurais tout le temps pour ça plus tard !

— D'accord, j'abandonne ! De toutes façons, tu es trop têtu. Pas drôle et têtu !

— Va manger et te reposer un peu, tu as besoin de reprendre des forces ! Et tu n'oublieras pas d'apporter ton engin qui calcule la vitesse, cela servira cet après-midi.

L'engin en question était en réalité un podomètre que Daven avait emprunté, à très long terme, à son professeur de sport du lycée. Il avait eu l'intention de le revendre pour se faire de l'argent de poche, mais c'était sans compter mon intérêt soudain pour cet objet. Son usage, je l'avais déjà trouvé et j'avais réussi, non sans mal, à le convaincre de me le prêter. Depuis, je m'en servais régulièrement lors de mes séances d'entraînement et la vitesse maximale que j'avais atteinte était de soixante treize kilomètre-heure. Elle n'était pas suffisante, je devais parvenir à une vitesse comprise entre quatre vingt et quatre vingt dix kilomètre-heure.

— Ok ! Je l'amènerai. Papa ne m'a pas encore appelée, j'ai encore un peu de temps. Je vais faire courir Jump, il n'a pas trop bougé depuis qu'on est arrivé. Ça va lui faire du bien.

Pour cela, je ramassai un bout de bois trouvé sur le sol, et on termina la matinée en jouant avec le chien qui s'épuisait à rapporter la branche que je lui relançai aussitôt. Ce petit moment de détente nous fit du bien à tous.

Après un bon repas, pendant lequel je fis un compte rendu express à mon père au vu de mes minces progrès, et une petite sieste bien méritée, je retrouvai mon Aigle et sans perdre de temps, nous reprîmes l'entraînement. Il me fit refaire les mêmes exercices que le matin, en un peu plus poussés.

Raoul m'avait expliqué que pour que la transformation s'opère, je devais la provoquer. Il suffisait, pour cela, de pousser mon corps au maximum de ses capacités physiques. Comme par exemple, lorsque je m'élançais à corps perdu dans une course, l'effort intense que je fournissais alors, stimulait mon cœur, un peu comme une onde de choc, rendant mon sang de plus en plus fluide.

Plus mon sang devenait fluide, plus sa vitesse s'accélérait ; et plus sa vitesse s'accélérait, plus il s'engouffrait furieusement dans mon cœur, qui à son tour, le réexpédiait brutalement dans mon corps. Cet enchaînement continuait jusqu'à ce que le processus de la transformation finisse par s'enclencher.

Toujours d'après Raoul, le bruit que produisaient les battements de mon cœur s'intensifierait, résonnant comme des coups de tonnerre à l'intérieur de mon crâne. Il m'avait dit aussi qu'à l'instant même où je me transformerai, un silence total s'installerait pendant quelques secondes, avant que ne me parviennent les sons tels qu'un aigle les percevrait.

La peur et la colère pouvaient aussi engendrer le processus. Néanmoins, elles devaient être particulièrement excessives et la transformation n'était alors pas forcément voulue. Elle relevait plus d'un réflexe dû à un besoin de se protéger.

En théorie, le procédé était simple. Mais en pratique, pousser mon corps jusqu'à ses limites, afin que mon cœur se réveille et enclenche le mécanisme qui amènerait à la métamorphose s'avérait particulièrement difficile et douloureux. Cela faisait plus d'un an que je m'acharnais sur ces exercices, mais le résultat escompté par Raoul ne se produisait pas. C'était devenu plus que déprimant. D'après lui, c'était la peur instinctive que j'éprouvais face à la transformation qui m'empêchait d'aller au bout du processus, et c'était sûrement pour cela que mon cœur restait impénétrable à mes tentatives d'intrusion. Et il n'y avait pas de solution miracle, sauf celle de vaincre cette peur.

Pour les exercices physiques, je passais du simple au double, mais en commençant par les pompes. Six cents, rien que cela !

Ensuite, ce fut la course. Dix tours à une allure normale, et dix tours le plus vite possible.

Munie du podomètre, je commençais ma course et enchaînais les tours sans trop de difficultés.

Alors que j'entamais le septième tour à la vitesse maximale, je ressentis des fourmillements dans les bras et les jambes, les mêmes que lorsque je faisais une crise. La panique me prit car je ne comprenais pas pourquoi je ne me sentais pas bien. Toujours en courant j'appelai mon Aigle :

— Raoul ! Qu'est-ce qui se passe ?

En quelques battements d'ailes, il me rejoignit. Je le sentis entrer dans ma tête et me demander :

— Ta vitesse, Combien ?

Sans cesser de courir, je levais mon bras, pour mettre ma main au niveau de mes yeux, et essayais, malgré les secousses, de lire ce qu'indiquait le podomètre. Je m'y repris plusieurs fois, car ce que je voyais sur le cadran me paraissait impossible.

— Quatre vingt sept kilomètre-heure ! Mais je ne suis pas sûre, je ne vois pas bien !

— Enregistre ! Tout de suite !

Je cherchai le bouton qui mémorisait la vitesse et, en espérant que ce serait le bon, j'appuyai dessus.

Raoul me dit :

— Écoute-moi bien Lili ! Tu vas commencer à ralentir, mais progressivement. Vas-y !

Je m'exécutai et réduisis sensiblement ma vitesse.

— Continue à ce rythme et ralentis à chaque fin de tour !

Les fourmillements diminuèrent en même temps que mes pas, pour finalement cesser complètement.

— C'est bon, arrête-toi maintenant !

Je stoppai net et m'écroulai sur le sol, totalement à bout de force.

Raoul se posa à côté de moi et s'enquit sur mon état général :

— Comment te sens-tu ?

Toujours affalée sur le sol, je répondis entre deux respirations :

— Ça va mieux... mais qu'est-ce qui s'est passé ?

— Montre-moi ta vitesse !

Péniblement, je vérifiai ce qu'avait enregistré le podomètre. Je n'avais pas rêvé... Ahurie je lui montrai le cadran et le laissai découvrir par lui-même le résultat.

— Bien, quatre vingt sept kilomètre-heure... Parfait !

Je commençai seulement à mesurer ce que pouvait vouloir dire ce nombre.

— Raoul ? Est-ce que ça veut dire que j'ai un peu progressé ?

— Oui, et je suis soulagé ! Je commençais à me demander quand est-ce que cela arriverait !

— Alors où est-ce que j'en suis maintenant ?

— Tu viens de franchir une étape importante, l'avant-dernière. Tu as libéré ton cœur de l'étau qui l'emprisonnait.

— Et... comment j'ai fait ?

— Tu ne contrôles pas encore tout ce qui se passe en toi. Les entraînements ont fini par payer. Ton corps a agi tout seul. Si tu ne t'étais pas arrêtée, tu te serais retrouvée avec des ailes...

Je le coupais, sidérée :

— Ouah ! Je serais devenue un Aigle ! Comme ça... Aussi facilement ?

— Oui, enfin c'est plus exactement l'Aigle qui est en toi qui se serait libéré...

— Tu joues avec les mots là, pour moi, ça revient au même !

— Ma pauvre enfant, soupira-t-il. Comment va-t-il falloir que je m'y prenne pour te faire rentrer dans le crâne que TOI et LUI, vous êtes deux êtres bien différents ? Quand il prendra son envol, c'est lui qui dirigera, pas toi !

Sur ce point-là, il avait raison. J'avais un mal fou à concevoir que lorsque la transformation aurait enfin eu lieu, je serais reléguée au deuxième plan ; que ce ne serait plus moi qui dirigerait. Les rôles seront inversés, je ne serais plus le maître à bord, je ne serais que l'hôte de l'Aigle.

C'était la même chose en ce qui concernait Raoul, il n'était pas l'Aigle qui était devant moi, il était en lui. Il se servait de son corps afin que nous puissions communiquer. Un jour arriverait où moi aussi, je pourrais disposer de l'Aigle à ma convenance, mais là encore, il faudrait de la patience et de l'entraînement. Dompter la bête sera un combat de longue haleine, un de plus à ajouter à ma liste déjà bien chargée...

Raoul qui avait capté mes pensées, intervint :

— Et oui, tu n'es pas encore prête. Il faut que tu te prépares psychologiquement car devenir un Aigle ne bouleversera pas seulement ton corps. Il faut que tu saches à quoi t'attendre. Dès l'instant où tu auras débloqué ton cœur, tu réveilleras aussi la bête qui sommeille en toi et elle voudra sortir. Quand cela arrivera, elle tentera de prendre le pouvoir sur toi. Tu ne devras pas la laisser faire, tu devras toujours avoir le dessus. Pour autant, il y a des moments où tu devras la laisser agir à sa guise, tout en gardant un œil sur elle. Ce que tu as en toi, c'est un peu comme un cheval sauvage qu'il te faudra dompter. Là, se trouvera la difficulté de concilier vos deux personnalités.

— Ça ne paraît pourtant pas si compliqué !

— Détrompe-toi ! C'est beaucoup plus difficile qu'il n'y paraît car c'est très déstabilisant, mais pas insurmontable. Je t'expliquerai tout cela en temps voulu. Pour l'instant, tu vas essayer de sonder ton cœur. Je pense que tu devrais y arriver maintenant.

Je repris la position, assise en tailleur, et me concentrai pour faire le vide dans ma tête. J'inspirai profondément l'air afin d'en remplir mes poumons et refis le même parcours que plus tôt dans la matinée. Tout se passait bien, je me promenais dans mon corps, passant d'un organe à l'autre avec une agilité sans faille qui aurait pu faire pâlir d'envie un médecin légiste.

Arrivée à la porte de mon cœur, je fis une courte pause, afin d'inspecter l'endroit qui d'habitude me résistait, et je m'aperçus qu'il n'y avait plus de barrière. Soudain animée d'une curiosité ardente, je m'engouffrai dans la seule partie, qui encore ce matin, m'était refusée.

La chaleur y était suffocante. La couleur prédominante, le rouge, était agressive. Je faisais enfin connaissance avec lui. Il était mon moteur ; il était celui qui me faisait vivre ; il était celui que je devais protéger des Sanguinaires...

Raoul m'interrompit dans mon exploration car sans m'en rendre compte, je m'étais épuisée et je n'arrivais presque plus à me tenir assise. Je m'allongeai sur le dos et ne résistai pas à la tentation de fermer les yeux...

Délicatement, Raoul me réveilla de sa voix silencieuse. Je compris pourquoi. La nuit commençait à installer son rideau sombre sur Abraysie, et il était grand temps que je rentre. Je m'assis, difficilement, car je n'avais plus de force et le simple fait de penser au trajet qui me séparait de la maison me décourageait d'avance. Raoul se posta derrière moi et me porta des coups de crâne dans le dos, pour me forcer à réagir :

— Allez ! Debout fainéante !

L'injure, particulièrement injuste, me fit réagir. En un bond j'étais debout, et me mis face à lui qui était toujours posté sur le sol. Me redressant de toute ma hauteur, afin de paraître menaçante et impressionnante, je le réprimandai :

— Quoi, moi, fainéante ? Après tout ce que j'ai fait aujourd'hui ? Je te trouve bien injuste et insultant !

— Ah non ! Je ne te laisserai pas dire que je suis injuste parce que grâce à moi, tu es debout, maintenant, tu n'as plus qu'à rentrer. Allez, file !

Interloquée, je me dirigeai vers le bosquet que je devais traverser pour sortir du terrain. Je me faisais toujours avoir avec Raoul, il me connaissait trop bien.

— Tu as oublié de me dire au revoir ! remarqua-t-il, moqueur.

Et il ajouta en bougonnant :

— Et ça se permet de faire la morale... pfft, ces jeunes !

Alors là, il exagérait. Je lui fis un petit signe de la main et lui dit en forçant ma voix, car je n'étais plus très proche de lui :

— On règlera ça demain ! Ce n'est que partie remise !

Et j'ajoutai en faisant une révérence :

— Bonne nuit, oh mon bon roi !

Raoul prit son envol et enchaîna plusieurs pirouettes dans le ciel assombri. C'était sa façon de me dire au revoir. Je le regardai quelques instants, il était vraiment magnifique, et avec Jump et mon père, nous étions les seuls à pouvoir admirer ce spectacle. De vrais privilégiés...

Après une bonne douche chaude et un bon repas, je m'allongeai sur la banquette. J'étais bien trop lasse pour téléphoner à Kimy. Je lui envoyai donc un court texto, lui disant que tout allait bien, qu'elle me manquait et que je l'appellerai le lendemain matin. Sa réponse ne se fit pas attendre. Tout le monde m'embrassait et elle attendrait mon appel. J'en conclus qu'elle passait la nuit chez Daven, je n'avais pas à m'en faire pour elle.

Mon père aussi s'était couché. D'après ce qu'il m'avait expliqué pendant le repas, il avait travaillé comme un acharné. C'était toujours le samedi qu'il fournissait le plus d'efforts. Le dimanche, il se contentait de ranger, de nettoyer et de préparer une liste des matériaux dont il aurait besoin pour notre prochaine venue. Un peu comme moi, le samedi, je me dépensais sans compter alors que le dimanche était réservé à la détente, et je pouvais profiter de quelques moments passés en compagnie de mon Aigle, à faire d'autres choses que des exercices fatigants.

J'avais promis à mon père que j'irais voir l'avancement des travaux, mais ce ne serait que le lendemain, car pour l'heure, je n'aspirais qu'à dormir. Je n'avais même pas eu la force de faire la vaisselle. Une fois de plus je m'endormis devant le feu de cheminée, mais bien avant que les flammes ne s'éteignent, et sans musique...

Je m'étais levée de bonne heure, car ayant été absente presque toute la journée précédente, je voulais faire acte de présence à la maison.

Le programme était chargé, vaisselle, ménage, appeler Kimy, passer du temps avec mon père en l'aidant dans le rangement et le nettoyage, parler travaux et lui raconter mes prouesses de la veille car enfin, il y avait du nouveau !

— C'est une belle avancée, ma fille, me dit-il avec un brin de fierté. C'est pour bientôt alors...

— Oui, c'est pour bientôt, attestai-je.

Il m'embrassa sur le front, geste très affectueux de sa part et reprit son occupation. Il ne s'éternisait jamais en longs discours. Cela ne me posait pas de problème, surtout que je savais qu'avec Raoul, ils se voyaient et qu'il était tenu au courant de mes progrès.

La matinée passa très vite, tout comme le repas du midi, composé de sandwichs. Cela faisait partie de nos petits rituels du dimanche midi, vite prêts, vite avalés. Cela nous convenait parfaitement et nous permettait de vaquer à nos dernières petites occupations avant l'heure du départ qui approchait à grands pas.

Les miennes ne changeaient pas, elles se rapportaient toujours à mon Aigle et, ce fut tout naturellement que je le rejoignis pour passer mes dernières heures en sa compagnie.

Il était là, fidèle à son poste, à m'attendre. Jump le rejoignit en quelques enjambées et jappa pour lui dire bonjour. S'ensuivit alors une partie de jeux entre mes deux animaux préférés.

Jump se mit à poursuivre Raoul qui, beau joueur, prenait bien garde de ne pas voler haut afin d'être suivi de près. Du coup, Jump croyait à chaque fois atteindre sa cible, mais c'était sans compter sur l'agilité de mon Aigle qui esquivait sans mal ses attaques amicales.

Ce petit jeu du chat et de la souris, dura un certain temps, et je m'assis dans l'herbe pour profiter de ce spectacle quelque peu singulier. Je me régalais de les voir si complices. Je ne m'en lassais pas.

Puis Raoul me rejoignit, il était grand temps de passer à notre dernier exercice. Celui de la relaxation.

Je m'allongeai à même le sol en fermant les yeux, et laissai faire mon Aigle.

Il s'introduisit dans ma tête, et parcourut l'intérieur de mon corps dans son ensemble. Il sondait chaque partie, une par une, pour s'assurer que tout fonctionnait normalement avant que je ne reparte pour Mesmina. Un bien être total s'installait alors en moi, et j'allais le ressentir durant plusieurs jours.

Tout le stress que j'avais pu emmagasiner alors que j'étais à Mesmina, s'était évacué en même temps que l'énergie que j'avais dépensée pour mes entraînements. Ajouté à cela, ce petit moment de relaxation me permettait de replonger dans le monde réel en toute sérénité, sans craindre un assaut d'émotions violentes. Du moins pendant quelques jours.

Raoul prenait son temps. Il était très méticuleux, et je savais qu'il n'arrêterait pas tant que je ne serais pas parfaitement détendue.

Lorsqu'il jugea son travail satisfaisant, il se retira de ma tête, et me laissa encore un peu profiter de cet état de torpeur dans lequel j'aimais à me trouver. Un petit cadeau qu'il me faisait car j'avais bien travaillé. Mais il ne s'arrêta pas là, il m'en fit un autre, bien plus gros celui-ci.

Il me pinça très doucement le mollet de son bec crochu en m'appelant :

— Lili ?

Je ne voulais pas bouger, j'étais si bien...

— Encore un peu, s'il te plaît, l'implorai-je.

— Tu as raison, profites-en, parce que la prochaine fois qu'on se verra il n'y aura pas d'entraînement et qui dit "pas d'entraînement", dit "pas de relaxation ! "

Je me redressai d'un coup, parfaitement alerte.

— Qu'est-ce que t'as dit là ?

Me tournant le dos, il me répondit :

— Je ne sais plus ! Je ne me le rappelle pas !

— Oh si ! Tu vas te rappeler, et tout de suite ! C'est un ordre !

Sa tête fit une petite rotation, et d'un air malicieux me dit :

— C'est d'accord pour Kimy !

Je sautai de joie.

Raoul me regarda pendant quelques instants exulter de bonheur puis, alors que retombait quelque peu l'émotion, due à la surprise de la nouvelle, il posa ses conditions.

— Mais attention ! C'est une faveur exceptionnelle que je t'accorde. Les entraînements ne doivent pas être négligés, ils sont trop importants. Nous ne nous voyons pas suffisamment pour nous permettre de renouveler ce genre d'écart. Tu as bien compris Lili ?

— Oui, oui, tout ce que tu voudras, Raoul !

Je l'écoutai à peine, partie dans mes pensées. Je nous y voyais déjà. J'étais pressée de l'annoncer à Kimy, je savais que cela lui ferait plaisir. Je demandai à mon Aigle :

— Et comment on va s'y prendre ?

— Je suppose que le plus simple sera le mieux. Je peux, par exemple, être un aigle sauvage, que tu as apprivoisé et avec lequel tu as développé une relation un peu particulière. Mais il faut que tu sois sûre d'elle ! Elle ne devra jamais en parler, à quiconque !

— Raoul, si je n'avais pas une confiance aveugle en elle, je ne t'aurais jamais demandé cela. Elle ne nous trahira pas ! le rassurai-je.

— Bien ! Je pense que nous en avons fini pour ce week-end. Je suis satisfait de mon élève !

Sur le ton de la plaisanterie, j'ajoutai :

— Merci Raoul ! Moi aussi, je suis satisfaite de mon prof ! Il a bien travaillé !

— Tu as raison, on peut être fiers de nous. Pour une fois !

— Pour une fois ?

Raoul exagérait. Il était avare de compliments, et lorsque par miracle, il m'en faisait un, je n'avais même pas le temps de l'apprécier qu'il le gâchait avec une de ces petites phrases pas tout le temps très justes envers moi. Mais je ne lui en voulais pas car je savais que c'était pour me faire comprendre de ne pas relâcher mes efforts.

Je ne relevai pas. Je me dirigeai vers lui et, lui fis une petite gratouille sur le haut de son crâne, suivie d'un baiser et lui dis :

— À bientôt grand chef ! Et sois sage pendant mon absence, pas d'imprudence. D'accord ?

— Plus prudent que moi, ça n'existe pas !

— C'est sûrement vrai ! Mais prends soin de toi quand même. Je ne le supporterais pas s'il t'arrivait quelque chose.

Raoul coupa court à la conversation en s'envolant et enchaîna différentes figures dans le ciel. Je le suivis des yeux et l'admirais tant il était beau. Je me demandais si moi aussi, une fois transformée, je serais pourvue d'une telle grâce.

Je sifflai Jump, et je m'éloignai de mon Aigle. Il n'aimait pas les "au revoir" et pour être honnête, moi non plus. Mais c'était toujours le cœur lourd que je le laissais. Il m'apportait tellement...

Je pleurai, quand une fois dans la voiture, j'entendis le cri de mon Aigle. Je collai mon visage sur la vitre et je l'aperçus au loin, virevoltant dans le ciel.

La voiture démarra, m'emportant loin de lui. Il allait me manquer...


Multimédia : L'entrainement.


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