CHAP 3
Mon sac était prêt. Celui des provisions pour le week-end, la glacière, les croquettes de Jump, aussi. Il ne manquait plus que mon père. Il n'était pas encore revenu de son travail et c'était en faisant les cent pas dans ma chambre que je l'attendais.
Pour m'occuper, je refis une énième inspection de ce que j'emmenais avec moi. Rien ne manquait. Je regardai une énième fois par la fenêtre, la voiture de mon père n'était toujours pas là. Je vérifiai une énième fois l'heure sur mon portable, il ne s'était écoulé que dix minutes. Le temps passait à une vitesse excessivement lente...
Pour accélérer le départ, je rassemblai tout près de la porte d'entrée, quand enfin mon père arriva.
Je ne lui laissais pas le temps de sortir de la voiture et j'enfournai les affaires dans le coffre. Ce fut en le refermant que je me rappelais qu'il ne partirait pas avant d'avoir bu un café, ni avoir pris ses affaires. J'étais bien avancée, il me fallait encore attendre...
Je commençai à m'agacer. Alors, afin de me calmer, je sifflai mon chien pour l'emmener faire une petite balade avant le départ.
À mon retour, je trouvai mon père installé dans la voiture. Sans penser à rien d'autre qu'à partir, je le rejoignis et m'engouffrai à la place du passager. Jump à mes pieds, ce fut avec un sourire enjoué que je dis à mon père :
— C'est bon, on y va !
— Hum...
— Quoi ?
— T'as oublié un truc...
Sûre de moi, j'affirmai :
— Ah non ! J'ai tout vérifié, je te promets qu'il ne manque rien !
D'un signe de tête, il m'indiqua la maison de Kimy. Elle était sur le pas de la porte à s'agiter exagérément pour attirer notre attention. C'était réussi.
Je dus ressortir de la voiture pour aller la rejoindre. Nous nous retrouvâmes pile au milieu de la chaussée.
Agitant son téléphone portable, elle me dit toute excitée :
— T'es libre le week-end prochain ???
— Euh, oui... enfin je pense. Pourquoi ?
Collant le téléphone à son oreille, elle s'écria :
— C'est bon, elle sera là !!!
— Je serai où ? m'inquiétai-je subitement.
— C'est Daven, dit-elle en me montrant de sa main libre le téléphone toujours collé à son
oreille.
— C'est bien, répondis-je sur un ton indifférent. Mais, je serai où le week-end prochain ?
Elle poursuivit sa discussion, me tournant le dos comme si je n'existais plus et en faisant des petits pas à gauche, puis à droite de la même manière qu'elle le ferait dans sa chambre.
— Samedi à dix-huit heures ? Oui, oui, impec. On y sera.
Lançant un regard bien embêté à mon père qui attendait toujours dans la voiture, je la pressai :
— On sera où samedi ???
— Ben chez Daven, quelle question !!!
Rassurée, je ne le fus qu'un instant. Une voiture arrivait droit sur nous en klaxonnant mais Kimy, alors qu'elle l'avait bien vue, ne paraissait pas s'en soucier. J'eus tout juste le temps de la tirer jusque sur le trottoir pour éviter l'accident. Le comble fut qu'à la place de me remercier, elle ne trouva rien de plus normal que d'insulter copieusement le conducteur de la voiture qui était déjà loin. Après quoi, elle reprit tout naturellement son téléphone pour raconter à Daven ce qui venait de se passer :
— Non mais franchement, j'hallucine là !!! Déjà le gars, il respecte même pas la limitation de vitesse et en plus, alors qu'il y a de la place à droite ou à gauche et ben non, il veut passer exactement à l'endroit où on est. LA ROUTE N'EST PAS ASSEZ LARGE ??? s'écria-t-elle en regardant dans la direction prise par la voiture.
— Plus large que ta vision des choses, marmonnai-je, dépitée par son analyse étriquée et sa mauvaise foi.
Puis j'abrégeai et lui dis :
— J'y vais, on se voit lundi !
Elle me sauta au cou, me serra fort en m'embrassant sur la joue puis me lâchant, elle ajouta, avec une triste moue :
— Bonne route. On s'appelle ce soir !
J'acquiesçai d'un signe de la tête et retournai dans la voiture de mon père.
Installée confortablement sur le siège, la tête bien calée par mon oreiller que j'emportais partout avec moi, les écouteurs de mon téléphone portable spécial musique en place dans les oreilles (je ne m'en servais que pour cela) avec le son poussé au maximum pour m'imprégner le plus possible de l'ambiance musicale, je laissais mon esprit vagabonder dans les allées de ma mémoire pour remonter jusqu'à mon enfance, à la manière d'un film qu'on rembobinerait. J'aimais reprendre le chemin de ma vie que je ne commençais qu'après le drame.
Un chemin long de dix ans, empreint de nombreux événements, de révélations, d'incompréhensions. Un chemin difficile et douloureux que mon Aigle et moi avions vaillamment parcouru. Un chemin qui, j'en avais conscience, était loin d'être fini et au bout duquel je n'avais aucune certitude en ce qui concernait mon avenir. Mais je devais le suivre, car ce chemin là était la seule réalité, ma seule réalité possible...
J'étais pressée de retrouver mon Aigle. Être loin de lui trop longtemps m'était pénible. J'avais besoin de le voir régulièrement, il me rassérénait.
En ce mois d'octobre, les jours raccourcissaient et malgré l'heure peu tardive, le soleil amorçait sa descente, laissant petit à petit place à la nuit et à un moment que j'adorais tout particulièrement, celui que l'on appelait "entre chien et loup".
Tout avait commencé très peu de temps avant ma rencontre avec l'Aigle.
Les premières fois, il était apparu dans mes rêves. Apparitions furtives au début, mais dont je me rappelais le matin, au réveil. Puis elles étaient devenues plus longues et plus réelles.
Il n'était pas rare que lors de ses intrusions dans ma tête je perçoive une voix. C'était ma voix, en tout cas, elle n'était pas différente de celle que j'avais dans mes pensées, à la différence près, que ce n'était pas moi qui la contrôlais mais l'Oiseau...
Il ne pouvait communiquer avec moi que lorsque je me trouvais à Abraysie. Il ne venait jamais à Mesmina. Sa taille impressionnante, sa couleur noire, peu ordinaire pour un aigle le forçaient à rester caché afin de ne pas attirer l'attention sur lui.
Pour pouvoir pénétrer mon esprit, il lui fallait deux conditions. Je devais être endormie et proche de lui. Abraysie réunissait ces deux conditions.
Il avait la faculté de ressentir le moment précis où il pouvait me rejoindre intérieurement. Je ne devais opposer aucune résistance, c'était plus facile pour lui. Lorsque j'étais éveillée, mon cerveau émettait un refus que je ne contrôlais pas. C'était automatique, comme une défense, un réflexe instinctif. Il lui était alors beaucoup plus compliqué d'y parvenir. Une fois endormie, les barrières tombaient et mon Aigle pouvait alors rejoindre mon esprit et répondre aux questions qui me préoccupaient.
Il avait pris beaucoup de temps pour tout m'expliquer, en procédant étape par étape, afin que j'assimile bien ce qu'il m'apprenait. J'étais devenue son élève et toutes les nuits que je passais à Abraysie étaient riches de découvertes, de révélations, de confidences... Notre secret était né et je devais le garder bien ancré au fond de moi.
Je me rappelais sa première apparition. J'avais cru alors avoir fait un beau rêve. Puis, il était revenu. Il me rassurait, avec des mots simples, lorsque j'avais eu des journées difficiles et angoissantes. Il m'avait prévenue que notre rencontre serait proche. Et, elle le fut...
Ce jour-là avait tout changé. De la nouvelle perception des éléments qui m'entouraient sans oublier la nouvelle vision que j'avais de la vie, tout était différent. Et ce fut grâce à mon Oiseau que j'avais pu, même si cela avait été éprouvant, apprendre, connaître et gérer ma nouvelle vie.
Ce fut au travers de mes rêves que j'avais su que j'étais différente. Cette révélation ne m'avait pourtant pas surprise. Elle m'avait même rassurée car à l'époque je m'étais beaucoup interrogée sur mes réactions. Je ne les comprenais pas toutes.
Pourquoi la colère, la tristesse, la douleur, la peur ressortaient-elles de mon être aussi violemment ?
Pourquoi les crises ?
Pourquoi je n'étais jamais malade, comme mon frère ou mes parents ?
Pourquoi j'avais souhaité si fortement la mort d'un homme que je ne connaissais pas ?
Pourquoi j'étais passée à l'acte ?
Et pourquoi je ne regrettais pas ce passage à l'acte ?
Autant de questions qui, du fait de mon jeune âge, m'angoissaient et souvent me terrorisaient.
Autant d'événements qui, aux yeux de mon entourage, n'avaient pas le même sens qu'aux miens.
Comme la fois où j'étais passée près de la piscine gonflable du jardin. C'était peu de temps après ma rencontre avec l'Aigle. J'avais ressenti une boule dans mon ventre. Instinctivement, j'avais regardé la surface de l'eau et y avais vu une fourmi qui luttait pour ne pas se noyer et cela m'avait fait du mal. En la sortant de l'eau je m'étais sentie mieux. Le malaise s'était estompé au fur et à mesure que la fourmi reprenait vie. Intriguée, je l'avais remise dans l'eau et la boule était revenue. Afin d'être sûre de bien comprendre ce qui se passait, j'avais pris d'autres fourmis, que j'avais mises aussi dans l'eau, et constatais que plus il y en avait, plus j'avais mal.
Je ne savais pas que mon grand-père m'observait. J'étais tellement absorbée par ce que je découvrais, que je ne l'avais pas entendu s'approcher.
Avec l'aide d'une épuisette, il avait retiré toutes les fourmis pour n'en laisser qu'une seule.
— Pas besoin de plus, m'avait-il dit en s'accroupissant près de moi.
Ce qui avait suivi aurait pu passer pour cruel, sadique et complètement inutile aux yeux de la plupart des gens, mais pour moi cela s'avérait totalement nécessaire, un passage obligatoire...
Mon grand-père m'avait forcée à regarder la fourmi se noyer, résultat, je n'avais pas supporté et j'avais fait ma première crise ; état dans lequel j'allais être amenée à me retrouver relativement souvent. Plus la fourmi s'agitait, plus je m'agitais, au point que mon grand-père avait dû me maintenir fortement pour m'empêcher de fuir une impression terrifiante ; la mort qui pénétrait par tous les pores de ma peau et qui venait me chercher...
Les paroles de mon grand-père n'avaient pas réussi à me faire retrouver la raison. Il avait beau crier que ce n'était pas moi qui me noyais, que je ne craignais rien, j'avais capitulé quand trop fatiguée pour lutter, l'eau était entrée par mon nez et s'était engouffrée dans mes poumons. Manquant d'air, j'avais perdu connaissance, ma dernière pensée étant celle de perdre la vie...
La nuit qui avait suivie, l'Aigle m'avait rassurée en m'expliquant que seul du temps et de l'entraînement arriveraient à me détacher de la souffrance qui frappait chaque insecte et chaque animal, que ce serait long et difficile mais qu'à force d'acharnement, j'y arriverais.
Le lendemain, et les jours qui suivirent, j'avais remis une fourmi dans la piscine et ce, jusqu'à ce que j'arrive enfin à me contrôler.
C'était le début de mon initiation et je n'étais pas au bout de mes peines...
Et puis, Jump était entré dans ma vie. J'avais dix ans lors de notre rencontre. Elle avait eut lieu au cours d'une promenade dans les bois avec mon père.
À cette époque, j'arrivais un peu mieux à comprendre et à gérer mes émotions. De plus, et c'était un fait nouveau, je visualisais ce que je ressentais. Je voyais la scène avec les yeux de l'animal, exactement comme si j'étais à sa place. Je percevais et appréhendais tout comme lui.
Je marchais donc près de mon père quand subitement, je m'étais retrouvée toute seule au milieu des bois. J'étais allongée sur les feuilles mortes qui recouvraient complètement la terre, l'automne étant déjà bien installé. Je ne pouvais pas bouger car une violente douleur dans la jambe me clouait au sol. Je saignais abondamment. J'appelais à l'aide, mais personne ne me répondait. J'insistais, sans cesser, quand quelqu'un m'avait secouée furieusement. C'était mon père qui, paniqué, essayait de me ramener dans la réalité. J'avais repris mes esprits en réalisant qu'il y avait quelque part autour de nous un animal qui souffrait atrocement. J'étais partie comme une fusée, suivant mon instinct et, très vite, j'avais découvert un chien mal en point, qui geignait de douleur. Mon père était sur mes talons et devant ce spectacle sanglant, m'avait caché les yeux de ses mains. Je les avais retirées, car la vue du sang ne m'effrayait pas. Il avait avancé sa main près du corps de l'animal. Ce dernier avait grogné et mon père avait dû retirer sa main. Je voulais insister, car je n'avais pas peur.
Fixant le chien, j'avais marché à pas de loup dans sa direction. Il n'était pas menaçant. Confiante, j'étais arrivée à sa hauteur puis, me baissant, lui avais à mon tour tendu la main. Péniblement, il m'avait reniflée et avait laissé retomber sa tête. J'avais pu le caresser afin de le rassurer. Mon père l'avait alors porté jusque sur le siège arrière de la voiture et je m'étais installée à ses côtés pour lui caresser le haut du crâne tout en lui parlant.
Je l'avais sauvé en le trouvant, le vétérinaire avait fait le reste en lui enlevant les plombs qui s'étaient logés dans le haut de la cuisse. La blessure n'était pas mortelle car prise à temps, mais elle le serait devenue sans des soins appropriés.
Notre relation fut de suite fusionnelle. Il était bien difficile de deviner qui avait adopté l'autre en premier tellement nous nous comprenions tous les deux. Il ne laissait personne m'approcher sans mon accord. Il se méfiait de tout le monde et grognait à la moindre de mes craintes. Il m'obéissait au doigt et à l'œil, alors que je ne l'avais jamais dressé et très vite, il était devenu le complice de mes escapades quand je rejoignais l'Aigle pour poursuivre mon initiation, laquelle était déjà bien avancée.
Plusieurs étapes avaient été franchies. Après l'épreuve des insectes, ce fut celle de la communication.
Mon Aigle ne parlant pas, je devais réussir à lui laisser une ouverture dans mon esprit afin qu'il puisse m'insuffler tout son savoir.
Nous avions commencé la nuit, pendant mon sommeil. Il m'avait expliqué comment faire le vide dans ma tête pour faire tomber les barrières. Ce n'était qu'une question de concentration.
Mais les premières tentatives avaient été un échec, quand face à lui et étant bien éveillée, j'essayais de capter ses pensées, je ne l'entendais toujours pas.
Alors, il était revenu dans mes rêves pour me ré-expliquer encore et encore jusqu'à ce que je réussisse à lui laisser un passage suffisamment grand et enfin pouvoir l'entendre durant le jour.
Cette première victoire acquise, il décida de passer à l'étape suivante : l'histoire de ma famille, et ce fut un choc.
L'Aigle avait un nom, il s'appelait Raoul. Il était né en 1922 et, il était mon arrière grand-père. Je l'avais écouté, la bouche grande ouverte, me narrer l'histoire de mes origines, enfin de nos origines...
Cela remontait au temps de la mythologie grecque et de la légende du titan Prométhée.
Il existait plusieurs versions sur la vie de ce personnage, et Raoul ne trouvait pas nécessaire de s'éterniser dessus car, m'avait-il dit, ce n'était pas la partie de l'histoire la plus importante pour nous. Ce qui nous intéressait était la suite. Il m'en fit donc un bref résumé :
Prométhée, dont le nom signifiait "le prévoyant" était un titan, fils de Japet et de Thémis, pour les uns ou de Clyméne pour les autres.
Prométhée était entré en conflit avec Zeus au sujet des hommes. Il avait créé la race humaine à partir d'une motte d'argile, mais Zeus voulait supprimer les humains pour les punir de leur méchanceté et créer une autre race nouvelle et meilleure. Il les avait alors privés de feu pour les faire mourir de faim, mais Prométhée avait dérobé le feu. Zeus, par vengeance, l'avait fait capturer puis enchaîner sur le Mont Caucase pour y avoir chaque jour le foie dévoré par un aigle et ce pendant des années, car les Grecs anciens avaient découvert que le foie était l'un des rares organes à se régénérer spontanément en cas de lésion.
Raoul m'avait précisé que l'histoire de Prométhée continuait, mais ne nous concernait plus.
Ce qu'il m'avait exposé ensuite était inexistant dans la mythologie et connu seulement de quelques personnes.
L'aigle de Zeus s'était nourri abondamment du foie de Prométhée. Mais un jour, il fut abattu puis mangé par un homme. L'infortuné était affamé et n'avait rien trouvé de mieux pour s'alimenter. Il ne s'était pas contenté que de la viande de l'aigle, il lui avait mangé aussi le cœur et le foie. Ces abats ingérés par l'homme, il s'était ensuivi une alchimie génératrice d'un gène, qui comme un atavisme ne se développait pas forcément chez chaque descendant. L'homme avait continué sa vie et avait eu des enfants, transmettant cette hérédité de génération en génération.
Raoul m'avait ensuite expliqué que, pour des raisons complètement inconnues, le gène avait muté, mais pas chez tous les descendants, créant ainsi deux lignées bien distinctes.
L'une l'avait conservé intact, ce qui était le cas de notre famille. Mais pour l'autre, le changement avait été désastreux, car il s'avérait terrible à supporter. Beaucoup plus que pour nous, car si leurs symptômes étaient les mêmes que les nôtres, leurs douleurs étaient infiniment plus violentes et les réactions qui en découlaient infiniment plus dangereuses.
J'avais eu un deuxième choc quand Raoul m'avait révélé que l'homme que j'avais tué était notre ennemi. Il faisait partie de l'autre lignée. Raoul la surnommait "la lignée des Sanguinaires" parce que l'unique façon pour eux de soulager leurs souffrances se trouvait à l'intérieur de nous.
Il leur fallait notre bien le plus précieux, celui qui nous rattachait à la vie, celui qui faisait circuler le sang dans nos veines. Il leur fallait notre cœur car il était le seul remède à leur mal...
Mon Aigle ne m'avait pas ménagée. Il m'avait décrit la manière par laquelle, très souvent, ils s'y prenaient pour atteindre leur but et elle s'avérait particulièrement impitoyable.
Tout d'abord, ils devaient trouver l'un d'entre nous. Ce qui pouvait prendre du temps car, d'après ce que savait Raoul, si nous étions plusieurs familles disséminées à travers le monde, nous n'étions pas non plus très nombreux. Ensuite, telle une proie, ils nous traquaient, jusqu'à nous isoler, puis ils attaquaient et pour que le remède fonctionne, ce cœur, tant convoité, devait battre encore pendant qu'ils l'arrachaient de notre corps.
J'avais du mal à imaginer une scène aussi cruelle, et j'avais demandé à mon Aigle ce qu'ils en faisaient du cœur. Il m'avait répondu, sans détour :
— Ils le mangent. Ils sont alors guéris et peuvent enfin avoir une vie normale, sans souffrance. Mais ils restent porteurs du gène. L'histoire se renouvelle sans fin. La boucle n'est jamais bouclée.
Et il avait ajouté :
— Voilà pourquoi tu as tué cet homme. Ce jour là, ton instinct s'est éveillé quand tu as senti le danger. Tu l'as attaqué sans réfléchir et tu ne lui as pas laissé la moindre chance de s'en sortir !
Je m'en rappelais parfaitement, la mémoire ne me faisait pas défaut. Ils étaient deux et aucun n'avait survécu. L'un avait été éliminé par Raoul, je ne l'avais appris que plus tard, et l'autre par moi, alors que je n'étais âgée que de cinq ans...
— Et comment tu as su qui étaient ces hommes ? lui avais-je demandé.
— Nous avons la faculté de les ressentir. Une sensation, leur odeur, c'est infaillible. Il en va de même pour eux...
J'étais avide de tout savoir et mon Aigle, avec une patience sans limite, répondait le plus clairement possible aux innombrables questions qui m'envahissaient la tête.
Il m'avait appris que nous aussi, nous avions notre remède. Il n'était en rien semblable à celui des Sanguinaires alors que pourtant, lui aussi se trouvait en nous. Mais il était bien plus improbable et complètement surréaliste à mes yeux et j'avais eu beaucoup de mal à concevoir qu'une chose pareille puisse exister.
La cause de tous mes maux provenait d'un être qui évoluait en même temps que moi, à l'intérieur de mon corps. Voilà en quoi j'étais différente de mon frère car lui, bien qu'il soit forcément porteur du gène, il ne l'avait pas développé et de ce fait, il pouvait prétendre à une vie "normale".
Cet être qui était en moi était très sensible à ce qui m'entourait et il réagissait au moindre choc qui me touchait. Il grandissait en même temps que moi et un jour viendrait où lui aussi voudrait vivre par lui-même. Pour cela, il fallait attendre la fin de mon initiation, longue de plusieurs années, alors, il ne me resterait plus qu'une étape à franchir, l'apogée de mon parcours : la libération de la bête, en me transformant en aigle...
Seulement à partir de ce moment-là, mes maux ne se manifesteront plus qu'occasionnellement. Ils seront toujours en moi, car l'Aigle fera toujours partie de mon corps et donc devra toujours avoir sa part de liberté, mais la transformation me demandera tellement d'énergie que toutes les émotions accumulées avant, se libéreront pendant que celle-ci opérera. Je reprendrai mon corps initial, continuerai ma vie, puis aurai besoin de redevenir Aigle afin de les évacuer encore et ce, jusqu'à ma mort.
C'était cela qui nous différenciait des Sanguinaires : eux ne se transformaient pas si bien qu'ils n'avaient pas d'autres choix que de subir les crises encore et toujours. Malheureusement pour nous, leur seul espoir de guérison était en nous...
Le gène me protégeait aussi de toutes les maladies qui existaient sur terre. Avoir une grippe, une crise de foie ou même tout simplement un rhume, je ne savais pas ce que c'était. J'étais protégée de tout. Mais pas de la souffrance physique. Les crises que je déclenchais parfois pouvaient être extrêmement douloureuses.
C'était le revers de la médaille. Il en fallait bien un.
Je ne pouvais m'imaginer en Aigle, comme je ne pouvais imaginer ma vie sans ses émotions violentes qui faisaient parties intégrantes de mon corps. Cela me paraissait complètement irréel.
Raoul m'avait dit aussi qu'il ne partirait pas tant que mon initiation ne serait pas terminée. Il m'avait attendue, allant jusqu'à la fin de sa vie d'homme. Puis, n'ayant toujours pas de descendant à former, il avait mis en scène sa disparition, car il devait rester en vie afin de pouvoir initier celui qui le développerait. L'unique façon d'attendre étant sous la forme de l'Aigle, il avait disparu purement et simplement à la mort de sa femme, Eugénie, mon arrière grand-mère. Son corps n'ayant jamais était retrouvé, il avait été déclaré officiellement mort dix ans plus tard. Depuis, c'était dans ce corps d'Aigle, presque immortel, qu'il espérait ma venue.
Lorsque je n'aurai plus besoin de lui, il s'en irait, afin de prendre un repos bien mérité. J'avais compris ce que cela sous-entendait et je me refusais à admettre qu'un jour, il ne serait plus.
Tout ce qu'il m'avait appris, il le tenait de sa propre mère, et lorsque mon tour viendrait, je devrai, moi aussi, tenir ce rôle. Cela non plus je ne l'envisageais pas, c'était pour moi, beaucoup trop loin dans le temps.
Nous arrivions à destination. La durée du trajet était passée vite, comme d'habitude, car lorsque je me perdais dans mes pensées, je les revivais si intensément que plus rien n'existait autour de moi.
La maison était encore là et j'étais rassurée. Je craignais toujours qu'elle ne disparaisse. Comment ferai-je si je n'avais plus mon point de chute pour voir Raoul ? Ce serait la fin de tout.
En sortant de la voiture, j'étirais mes jambes engourdies, puis respirais à plein poumon l'air pur de la campagne afin de m'imprégner de l'odeur au maximum. Cela me faisait du bien, mais réactivait un peu plus mon impatience à être au lendemain surtout que j'avais détecté SON odeur. Il était là, il m'attendait...
Je déchargeais la voiture pendant que mon père allumait un feu dans la cheminée. Il fallait du temps avant que le chauffage ne produise une température correcte à l'intérieur de la maison. Cela ne serait pas avant le lendemain matin et avoir un petit coin chaud pour la soirée ne serait pas de trop.
Le soir, notre dîner se résuma à des sandwichs préparés sur le pouce que nous mangeâmes devant la cheminée. Le crépitement des flammes remplaçait nos paroles quand notre bouche était occupée à mastiquer les grosses bouchées que nous enfournions. Mon père, fatigué par la route et par sa semaine de travail, alla se coucher. Je fis de même, mais je ne changeais pas de pièce. Confortablement installée sur la banquette qui était juste en face de la cheminée, blottie sous une grosse couette, la tête bien calée sur mon oreiller, mon regard se perdit dans les flammes qui ondoyaient lentement. Hypnotisée par ce spectacle, je songeais à mon Aigle.
Depuis que l'on se voyait réellement, il ne s'immisçait plus dans mes rêves. J'avais grandi et il n'avait plus besoin de me consoler comme lorsque j'étais enfant. Je soupçonnais aussi une sorte de pudeur. Mes pensées n'étaient plus aussi innocentes qu'avant et je supposais qu'il ne voulait pas empiéter dans mon jardin secret. Même si je trouvais sa décision sage et son geste délicat, parfois, il me manquait. Surtout à Abraysie, car j'avais été habituée pendant plusieurs années à sa présence pendant mes nuits. Il me restait comme un vide dans la tête, comme un silence qui parfois était pesant et pour le combler, j'écoutais la musique de mon téléphone portable car elle prenait un peu sa place ; elle me rassurait et en plus, elle m'emportait loin, très loin. J'avais besoin de m'évader, de quitter un peu ma vie pour m'en fabriquer une autre dans laquelle j'avais une famille complète, comme celle de Kimy, comme celle des Dhoms. Une vie dans laquelle je pouvais m'épanouir ; une vie sans crise, sans mensonge et sans non-dits.
La musique m'aidait à y parvenir. Elle m'entraînait dans des rêves qui ne se réaliseraient jamais, mais, contre toute attente, cela me faisait du bien.
Apaisée, je m'endormis en même temps que les flammes moururent dans la cheminée.
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