CHAP 18
Assise à l'intérieur du lavoir, j'écoutais attentivement Raoul m'expliquer le processus de la transformation, la dernière étape avant le moment fatidique. Je m'efforçais de ne rien rater car il était très contrarié par les événements des semaines précédentes. Il m'avait demandé de me tenir à l'écart de Gino, ce que je n'avais pas fait. Peu lui importait que je fusse ou non responsable de la dernière crise. Je m'étais mise en danger en ne restant pas chez moi et pour lui, j'étais la seule fautive de ce qui m'était arrivé.
Il avait tenté de me convaincre de reporter la transformation car il pensait que mon corps n'avait pas eu le temps de récupérer de ma dernière crise, trop récente. Mais je ne le voulais pas et surtout, je ne le pouvais pas. M'éloigner encore de Gino m'était tout simplement impossible. Mon Aigle ne pouvait rien contre ça et parce que j'avais réussi à m'isoler de lui la dernière semaine, et donc, à me reposer, il avait consenti à ce que je franchisse le pas sans pour autant être tout à fait serein face à mon choix ; il était inquiet.
Ce n'était pas de gaieté de cœur que je forçais "la main" à Raoul, mais la dernière crise avait été si terrible, que je ne voulais plus subir à nouveau une paralysie, ni le réveil de mon corps, cela avait été vraiment trop douloureux !
Alors, très concentrée, j'enregistrais toutes les informations que mon Aigle me décrivait.
Pour que cette première fois soit un succès, il m'imposa une course afin de préparer et de stimuler mon cœur, élément essentiel dans le processus de la transformation. Il fallait s'assurer qu'au moment propice, il ne se bloquerait pas. Courir l'obligerait à se réveiller, à accélérer les pulsations, rendant mon sang plus fluide et facilitant ainsi la métamorphose. Ce petit coup de pouce ne serait plus nécessaire par la suite. À force de pratique, je pourrais devenir Aigle à chaque fois que je le désirerais ou qu'il le faudrait.
— Il faut que tu ailles jusqu'à Thora en courant, continua Raoul.
Thora était un petit village qui se situait à six kilomètres d'Abraysie et je ne fus pas vraiment enchantée par la distance.
— Pourquoi Thora ?
— Le village est en hauteur et il y a un ravin duquel tu sauteras !
— Quoi ? lui dis-je complètement terrifiée. Mais ça va pas la tête. Imagine que j'y arrive pas ou que ça ne marche pas, j'aurai aucune chance de m'en sortir !
— Ça marchera !
— Qu'est-ce qui te permet d'en être si sûr ?
— La peur que tu vas ressentir lorsque tu vas sauter !
Je commençais à comprendre où il voulait en venir. La peur pouvait aussi provoquer la transformation.
Pas trop rassurée, j'insistai :
— Oui, mais si ça marche pas quand même !
— As-tu peur ?
— Bien sûr que j'ai peur, qu'est-ce que tu crois !
— Alors on est sur la bonne voie. Je peux continuer maintenant ?
— Oui, bougonnai-je.
— La course va préparer ton corps à la transformation. Lorsque tu arriveras tout en haut de Thora, il ne te restera plus qu'à sauter dans le vide. Le reste se fera tout seul.
Je soupirai :
— À t'entendre, ça paraît si simple !
— Je veux juste insister sur un point. Tu te rappelles quand je t'ai parlé des coups de tonnerre que tu entendras, juste avant la transformation ?
— Oui !
— Ils seront très violents et très bruyants. Tu auras l'impression que ta tête va exploser. Alors à ce moment là, il ne faudra pas que tu abandonnes.
— Mais je pourrai compter sur toi, au cas où je flancherais ?
— Non, je ne pourrai même pas t'encourager à continuer parce que tu ne m'entendras pas. Tu seras seule. Alors ne me déçois pas !
— Génial ! marmonnai-je dans ma barbe. Quoi d'autre ?
— Au moment de sauter, pense à plonger. Le corps de l'Aigle sera ainsi bien positionné quand la transformation aura opéré. De cette façon, il pourra prendre son envol ! Et quand tu n'entendras plus rien, que le silence se sera installé dans ta tête, cela voudra dire que tu ne contrôleras plus rien, il sera seul maître à bord.
— Euh, question bête, il saura voler au moins ? m'inquiétai-je subitement.
— En principe, oui. Le battement d'aile sera automatique, instinctif. Normalement, c'est le premier geste qu'il fera !
— En principe, normalement, repris-je sceptique, si après tout ça je suis encore en vie...
Raoul ne releva pas ma remarque, il poursuivit très sérieusement :
— Quand l'Aigle volera, ses mouvements seront très désordonnés. Cela risque de te surprendre, mais il ne faudra pas que tu aies peur.
— Comment ça ?
— Ce sera son premier vol, il lui faudra quelques secondes pour coordonner ses mouvements. Ça risque de secouer un peu, mais ça se calmera vite.
— Mais je craindrai rien, puisque je serai à l'intérieur de lui ?
— Exactement, tu ressentiras toutes les sensations et tu verras au travers de ses yeux, MAIS, tu ne contrôleras rien ! Tu vas te retrouver dans une position quelque peu inconfortable, qui ne durera pas, je te le répète !
— Et c'est tout ?
— Je crois.
— J'aurais dû dire à papa de venir, il m'aurait sûrement mieux rassuré que toi...
Raoul fut soudainement gêné et ce fut en détournant son regard qu'il dit :
— Je pense que tu changeras d'avis quand tu sauras pourquoi il n'est pas avec nous...
— Ah bon, et pourquoi ? lui demandai-je étonnée.
— Parce qu'il faut que tu enlèves tes vêtements...
— Pardon ? répondis-je abasourdie.
— Les vêtements vont gêner la transformation. Il faut que tu les enlèves !
— Mais... mais... tu ne m'as jamais parlé de ça !
— J'ai dû oublier !
— Oublier ? Non mais Raoul, t'as vu le froid qu'il fait là ? Je suis sérieuse, On n'est pas en plein été ! Il n'est pas question que je... que je... NON, il n'en est pas question !
— Tu n'as pourtant pas le choix. Tu devras TOUT quitter. Pas de vêtements et pas de bijoux !
— Mais c'est horrible ce que tu me dis là !
J'étais tétanisée à l'idée de me mettre nue devant lui. Si encore il n'avait été qu'un aigle, cela aurait pu être envisageable. Mais il avait été un homme dans sa vie d'avant et en plus il était mon arrière-grand-père ! Non, je ne pouvais pas me résoudre à ce qu'il n'y ait d'autres alternatives !
— Apparemment, tu ne t'es jamais retrouvée nue devant ton petit ami, me dit-il moqueur.
Interloquée, je réagis immédiatement :
— Raoul ! Tu n'as pas le droit de me dire ça, c'est déplacé !
— C'est que ça nous aurait facilité la tâche ! Allez, assez discuté, maintenant tu vas courir le plus vite que tu peux jusqu'à Thora. Je serai devant toi, pour vérifier que tu ne croises personne. Toi, tu ne t'occupes que de courir et toujours de plus en plus vite. Suis-moi ! m'ordonna-t-il.
Je me relevai, angoissée par ce qui m'attendait et le suivis jusqu'au terrain où, d'habitude, je faisais mes entraînements.
Raoul se posa devant moi :
— Prête ? voulut-il savoir.
— Non, pas du tout !
— Tant pis, on y va quand même !
Il s'éleva dans les airs et sa voix résonna dans mon esprit :
— Je pars devant. Même si tu ne me vois pas, tu ne t'arrêtes pas de courir. Je te guiderai par la pensée jusqu'au moment où tu ne m'entendras plus. Tu attends mon signal et pendant ce temps, prépare-toi ! Et si tu as froid, commence à t'échauffer !
Il s'en alla avant que je n'aie eu le temps de le rappeler. Trop de questions se bousculaient dans ma tête, tout était confus. Pourtant, alors que je ne le voyais déjà plus, je l'entendis me rassurer :
— Ne t'inquiète pas Lili, tout ira bien !
Bien que je ne me sentais plus du tout prête à continuer, je fis malgré tout l'effort de chasser mes appréhensions, puis obéis à mon Aigle.
Pour contrer le froid qui me saisissait à mesure que j'ôtais mes vêtements, je courus pour tenter de me réchauffer, en attendant son retour.
Raoul ne fut pas absent longtemps, sa voix me donna le signal du départ :
— Personne en vue, tu peux y aller. C'est toujours tout droit !
Je m'élançai et me concentrai sur le parcours du combattant qui se dessinait devant moi. Des arbres, des branches, des racines compliquaient ma progression et m'empêchaient d'accélérer comme il le fallait. Le sol meurtrissait mes pieds, m'arrachant des cris de douleur. Je continuais malgré tout ma course, je n'avais pas le temps de réfléchir et je fonçais droit devant moi. Lorsque Raoul surgit de nulle part et se mit devant moi pour me diriger, la surprise me fit hurler et ralentir ma course.
— Ne t'arrête pas Lili, cours ! m'encouragea-t-il.
J'accélérai le pas jusqu'au maximum de mes capacités.
Je commençais à ressentir les effets dans mon corps. Mon cœur battait à tout rompre ; mon sang, tel un torrent de colère, déferlait à grands flots dans mes artères ; des fourmillements se firent sentir dans mes jambes...
— On va quitter le bois ! m'avertit Raoul. On va être à découvert le temps de traverser le champ. Ne t'arrête surtout pas Lili !
De cela, il n'avait pas à s'inquiéter, vue la tenue dans laquelle je me trouvais. Je m'acharnai plutôt à accélérer la cadence...
— Bientôt, tu ne m'entendras plus ! me dit mon Aigle. Tu seras alors toute seule. Rappelle-toi de tout ce que tu dois faire et tout se passera bien !
Tout en courant, je me remémorais les paroles qu'il m'avait dites un peu plus tôt et comme une leçon, je me les récitais dans la tête : les coups de tonnerre que je devrais supporter, ne pas hésiter à m'élancer dans le vide en plongeant, le silence qui m'isolerait de tout, puis... je ne voulais pas penser à la suite. Imaginer les événements à venir me faisait peur, alors je reportai mon attention sur la course et redoublai d'efforts pour maintenir le rythme.
La clôture du champ approchait et j'apercevais au loin Thora, perchée sur sa falaise rocheuse. Je voyais aussi les petites maisons creusées dans la roche, installées sur le versant de la colline ; les troglodytes, qui font tout le charme de ce petit village.
— Il faut que tu ailles jusqu'en haut de Thora, jusqu'à la collégiale ! C'est bientôt fini Lili, encore un effort, tu y es presque. Courage !
Ce furent les dernières paroles que j'entendis.
Mon cœur martelait ma poitrine de plus en plus violemment, envoyant comme des sortes d'ondes électriques dans tout mon corps, je les sentais se propager jusque dans ma tête.
Ce fut emplie d'une énergie redoutable que je quittai le champ pour à nouveau m'enfoncer dans un bois.
Me précédant toujours, Raoul me guidait de ses ailes et me dirigeait vers un petit chemin de randonnée particulièrement tortueux qui grimpait le long de la colline.
La douleur qui s'installait dans mon crâne devenait insupportable, et malgré mon regain d'énergie, je commençais à peiner. Alors, pour me soulager, je me pris la tête entre les deux mains pour la soutenir mais cela me ralentissait trop et mon Aigle me mit des coups de tête dans le dos pour me forcer à garder le même rythme.
L'effort que je fis pour maintenir ce rythme fut colossal et je dus me battre contre moi-même pour ne pas m'arrêter. Ce fut à ce moment-là que je sortis du bois et me retrouvai au pied de la collégiale, un imposant édifice religieux, qui surplombait la falaise rocheuse.
Raoul passa devant moi et se dirigea vers le bord du précipice. Toujours en courant, je le rejoignis mais stoppai net devant la profondeur du ravin.
Complètement exténuée, à bout de souffle et souffrant d'atroces douleurs dans la tête, je me retrouvai dans l'incapacité la plus totale de m'élancer dans le vide.
Raoul comprit que je ne sauterai pas et me poussa violemment dans le dos. Je perdis l'équilibre et tombai dans le vide, les pieds droits devant...
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