CHAP 16
Mon cri déchira le silence de la nuit. La douleur avait été si soudaine qu'elle m'avait sortie de mon sommeil sans me laisser le temps de m'y préparer. Elle provenait de mon ventre et pour essayer de me soulager un peu, je me pliai en deux. Deux bras me redressèrent et m'encerclèrent précipitamment, c'était Guito. Sa présence me rassura, je me détendis légèrement.
Mon corps sortait enfin de sa torpeur et la souffrance était particulièrement violente. Il me semblait être transpercée de part en part par des milliers de petites aiguilles et à cela s'ajoutait la sensation que de longues lames effilées pénétraient mes organes. Ces dernières étaient les plus terribles car elles se propageaient doucement à l'intérieur de moi. J'avais l'impression qu'elles découpaient très lentement et avec acharnement tout ce qui me composait en n'épargnant aucune parcelle de mon corps,
Mais mon organisme se révoltait contre ces assauts répétés et je me contorsionnais brusquement, de façon complètement incontrôlable. Très souvent, c'était Guito qui me maintenait fermement sur la couchette afin que je ne me blesse pas. Un combat de longue haleine commençait alors entre lui et moi avec toujours la même issue : je ne gagnais jamais et heureusement...
Mon répit fut de courte durée, une lame s'en prit cette fois à ma jambe qui, en se rebellant alla taper un grand coup dans la vitre de la caravane. Le hurlement que je poussai alors aurait pu réveiller un mort. Guito tint bon ; tout en resserrant son étreinte, il m'éloigna de la vitre.
Gino, étendu sur la couchette de Daven, fut près de nous en un bond. Ce qu'il vit le cloua sur place. Une autre lame venait de pénétrer lentement dans le bas de mon dos et remontait en prenant tout son temps vers ma nuque. Les sons qui sortirent de ma bouche n'avaient plus rien d'humain. Je vivais un martyre que rien ni personne ne pouvait soulager.
— Viens m'aider, s'écria mon père de cœur, attrape-lui les jambes. Il faut que tu l'empêches de bouger ! ordonna-t-il à son neveu.
— Qu'est-ce qu'elle a ? voulu savoir ce dernier, alors que la panique et l'incompréhension le gagnaient.
— Discute pas, attrape-lui les jambes ! cria son oncle alors que je recommençais à hurler et à me débattre à cause d'une douleur fulgurante qui me transperçait le cou et qui montait lentement, lentement, jusqu'au sommet de mon crâne, me donnant la sensation qu'il allait exploser.
Gino hésita. Il ignorait que les assauts de mon corps pouvaient être extrêmement violents. Ma force, lors des grandes crises, était décuplée. Mais cela, il ne le comprit que lorsque ma jambe, d'un seul coup d'un seul, le propulsa à l'autre bout de la caravane.
— Ça va ? s'enquit Guito, la voix crispée parce qu'il ne me lâchait pas.
— Ouais, enfin je crois, répondit ahuri Gino. C'était quoi ce truc ?
— Sa jambe !
— Sa jambe ? Tu te fous de moi, là ? rugit-il complètement atterré.
— Arrête de parler et viens m'aider !
Gino revint à la charge, mais parce qu'il savait à quoi s'attendre, il attrapa mes deux jambes d'un coup et les bloqua entre ses bras.
Mon supplice, loin d'être terminé, continua en s'intensifiant. Pendant tout ce temps, ni l'un ni l'autre ne lâcha prise. Ils supportèrent ma souffrance, mes larmes et mes cris ; ces derniers, Guito tentait de les atténuer en plaçant sa main devant ma bouche. Mais je me débattais tellement, que bien souvent, les sons que j'émettais, qui ressemblaient davantage à des râles d'agonie, s'échappaient tout de même...
Quand le pic insoutenable de la crise fut atteint, je hurlai mon envie de mourir et les suppliai de me tuer. J'étais à bout de forces, complètement soumise aux assauts incontrôlables et répétitifs qui torturaient mon corps et qui ne lui laissaient pas le moindre répit, pas la moindre chance de souffler un tant soit peu...
Quand enfin les douleurs s'espacèrent et se firent moins violentes, mes deux protecteurs purent souffler un peu, sans pour autant relâcher totalement leur surveillance, des fois que...
Nous étions tous les trois en sueur, à bout de force et soulagés d'entrevoir la fin du calvaire. Même si mon corps restait encore très douloureux, je pouvais aspirer à un peu de repos.
Je pus voir leurs visages décomposés et livides ; ils donnaient l'impression d'avoir accompli l'impossible.
Quand la crise fût finie, Guito nous laissa et partit prendre un repos bien mérité.
Gino voulut me prendre dans ses bras, je gémis à son contact. Mon corps meurtri sortait d'un long combat dont les séquelles invisibles à l'œil nu étaient pourtant bien présentes. Confus, il desserra son étreinte et me laissa m'installer sur lui. Précautionneusement, je m'allongeai en étirant mes jambes en premier, posai ma tête sur ses cuisses puis, avec son aide, je remontai la couette sur moi.
Ainsi installés, nous nous enfonçâmes dans un silence intime, dans lequel le mouvement de nos respirations s'harmonisait au rythme des secondes qui s'égrenaient dans le temps.
Que ressentait-il à cet instant ?
Que pensait-il de cette scène irréaliste, à la limite du supportable, qui lui avait révélé une part de moi que j'avais si désespérément tenté de lui cacher ?
Quand je levai mes yeux sur lui, je n'y vis qu'incompréhension et douleur. Ce qu'il venait de vivre l'avait profondément marqué.
Une fois de plus, il n'avait pas fui. Il était bien de la même trempe que son oncle, il avait fait front avec un aplomb et un sang froid déconcertants, à une situation pour laquelle il n'était absolument pas préparé.
Blottie contre lui, je commençais à me sentir mieux. La chaleur apportée par la couette m'apaisait et aidait à atténuer les contractures qui rendaient mes muscles si douloureux.
La crise s'en allait enfin, mais elle me laissait sans force et complètement exténuée, comme à chaque fois...
Pourquoi avait-il fallu que cela m'arrive juste avant ma transformation ? Et à quelques jours seulement !
Ce n'était vraiment pas de chance, il ne me restait plus qu'à trouver une explication qui ait un sens à ce que Gino venait d'assister. Moi qui lui faisais la morale sur les mensonges ! Je ne valais pas mieux que lui, c'était purement et simplement pitoyable.
La nature reprenait ses droits. Mon ventre qui criait famine et une envie pressante me forcèrent à quitter la chaleur que me procuraient Gino et la couette.
Il m'aida à mettre mes chaussures car mon corps était toujours endolori et le moindre geste me rappelait encore à l'ordre.
Une fois dehors, le froid saisissant amplifia mon envie pressante. La distance entre la caravane et la maison me semblait avoir triplé !
Fataliste, je soupirai :
— J'y arriverai pas...
— À quoi ?
— Les WC, ils sont trop loin.
Gino réagit aussitôt.
— Bon, je vais te faire un peu mal, mais c'est pour la bonne cause !
Sans perdre un instant, il me souleva et m'emporta jusqu'à la maison pour me déposer devant la porte de la salle de bains.
— Pas trop souffert ?
— Supportable, lui dis-je d'une voix faible.
— Je vais voir ce qu'il y a dans le frigo, moi aussi j'ai un peu faim.
J'entrai dans la salle de bains et fis ce pour quoi j'étais venue, puis je me rafraîchis en me lavant les mains et en me passant de l'eau sur le visage. Cela me fit un bien fou, j'avais les idées plus claires et les souvenirs me revinrent facilement. Je me rappelai ce qui avait provoqué la crise, les images que je revis me firent froid dans le dos...
Alors que je m'essuyai, mon regard fut attiré par un détail qui lui, ne m'était pas revenu de suite, je l'avais même complètement oublié. Le doigt que je m'étais entaillé chez Fati, il ne l'était plus, une cicatrice blanche avait remplacé la coupure...
Par acquis de conscience, je vérifiai chacun de mes autres doigts, ils n'avaient rien !
Je devais me rendre à l'évidence, il était guéri ! Comment était-ce possible alors que je m'étais blessée le matin même ?
Abasourdie, je cherchai dans le placard une boîte de pansements pour cacher cette absence de coupure. Personne ne pouvait avoir déjà oublié mon accident, c'était une certitude.
Je ne sortis qu'une fois que mon doigt fut bien camouflé et à l'abri de tous les regards.
Sur la table de la cuisine Gino avait disposé plusieurs plats et saladiers, de la boisson, du pain et des couverts. Amusée, je lui dis :
— Tu fais dans le braquage de frigo maintenant ?
— Je ne savais pas de quoi t'aurais envie, là t'as le choix !
Je m'assis très doucement afin de ne pas réveiller les douleurs qui dans l'instant me laissaient tranquille et le remerciai.
Je dévorai littéralement ce qui se trouvait devant moi, sans même regarder ce que j'avalais. Je sentis mes forces revenir à mesure que je mangeais, je revivais, c'était un vrai bonheur !
Je n'étais pas la seule dans ce cas, Gino aussi se régalait et je réalisai à quel point sa présence avait été importante ; à quel point j'étais heureuse d'être près de lui ; à quel point il m'avait manqué.
— T'as changé ton pansement ? remarqua-t-il en détaillant mon doigt.
— Changé ?
— Oui, changé. Pendant que tu dormais, ma tante t'as désinfecté le doigt et te l'a protégé avec une compresse et une bande.
— J'ai dû le perdre pendant la crise...
— Tu t'es pas loupé. J'ai vu la plaie, ça vaut au moins trois ou quatre points de suture !
Je m'empressai de parler d'autre chose :
— Gino ?
— Quoi ?
— Pourquoi t'es venu chez Fati ?
Sans me regarder, il lâcha sur un ton ferme :
— T'en as d'autres des questions débiles ?
— C'est que je n'ai pas été très correcte avec toi ces derniers temps. Je ne mérite même pas ce que tu viens de faire pour moi. Alors pourquoi t'es venu ?
— Ça me parait pourtant évident, non ?
— Tu m'en veux pas de t'avoir repoussé, de t'avoir évité, d'avoir été injuste avec toi ?
— Ça va dépendre de l'explication que tu vas me donner.
— Sur quoi ?
— Je voudrais que tu me dises la vraie raison qui t'a poussée à agir ainsi.
— C'était justement pour éviter ce qui vient de se produire, lui répondis-je navrée.
— Ce qui me dérange dans tes propos...
Il fit une pause, comme si ce qu'il s'apprêtait à dire était difficile, mais il reprit décidé :
— ... C'est que ce matin, je n'étais pas là. Ce n'était pas moi qui étais avec toi !
Je compris ce à quoi il faisait allusion et je voulus le couper avant qu'il n'aille plus loin. J'ouvris la bouche mais il ne me laissa pas parler :
— La crise que tu as faite à la fête familiale ou la réaction exagérée que tu as eue au run, j'étais là, je te l'accorde, mais il n'y avait pas que moi et vu qu'avant ce matin, ça faisait plus de quinze jours qu'on ne s'était pas vu...
Il haussa les épaules en signe d'interrogation.
— La fête, c'était toi et je t'ai expliqué pourquoi ; le run, c'était une réaction à l'agression du gars et ce matin, une réaction à la blessure que je me suis faite parce que j'ai eu peur qu'elle ne soit grave.
J'avais répondu sans hésitation, mais je me rendais compte que dire la vérité sur la base d'un mensonge, n'était pas chose aisée.
— Tu avais quand même la tête sur ses genoux quand je suis arrivé, insista-t-il.
— Les gens ont tendance à paniquer quand je fais une crise de cette importance. Ne lui en veut pas, il a eu peur, c'est tout.
— Mouais, on va dire ça.
Il ne paraissait pas convaincu, alors pour ne pas continuer sur ce registre périlleux pour mon secret, je changeai de sujet :
— Et toi, comment tu t'y es pris pour expliquer à... D'ailleurs, tu ne m'as pas dit comment elle s'appelait ?
— Tu tiens à me gâcher entièrement ma soirée ? lança-t-il dans un demi-sourire.
— Gâchée pour gâchée...
— Elle s'appelle Réanne.
— Réanne ? C'est très joli. Alors dis-moi comment ça s'est passé ?
— Pas bien !
— Logique. Tu lui as parlé de moi ?
— Non.
— T'as choisi la facilité !
— Je dirais plutôt qu'avec elle, rien n'est jamais facile.
— Tu veux rien me dire ? compris-je à ses réponses courtes.
— Non.
— Et pourquoi ?
— Parce que ça ne te regarde pas !
— Gino, que tu le veuilles ou non, ça me regarde. Je suis déjà impliquée. C'est à cause de moi que tu as renoncé à ton mariage !
— Réponds à une question !
— Laquelle ?
— Pourquoi personne n'a appelé le médecin tout à l'heure ?
— Je vois pas le rapport ? lui dis-je sur un ton pincé.
— Il y en a un. Tu t'impliques dans une partie de ma vie qui ne te concerne pas. Alors, je m'implique dans la tienne et je te demande comment il se fait que mon oncle te laisse endurer de telles souffrances, sans appeler ni un médecin, ni les urgences ? Parce que c'est à l'hôpital que t'aurais dû finir !
Je ne m'attendais pas à un retournement de situation pareil. Prise au dépourvu, je ne sus quoi lui répondre. Il enchaîna :
— Dans un monde normal, les secours auraient dû être prévenus alors que tu étais encore chez ta copine. Au lieu de ça, c'est mon oncle qui a été appelé, qui est venu te chercher et qui est resté avec toi tout le temps. Explique-moi aussi pourquoi ton père n'a pas été averti de la situation ?
Je tentai de le rassurer, afin qu'il n'approfondisse pas plus ses questions très directes et dérangeantes :
— Parce que les crises ne sont pas dangereuses. C'est vrai qu'elles peuvent être violentes, mais je ne risque rien !
— Tu ne m'as pas répondu. Pourquoi ?
J'essayai de le ramener sur Réanne.
— Toi non plus tu ne m'as pas répondu !
Mais ma tentative de diversion resta veine.
— De toute ma vie, je n'ai jamais vu personne rester avec des douleurs aussi terribles, alors pourquoi j'ai cette impression que toi et mon oncle vous me cachez quelque chose ?
— On ne te cache rien ! lui affirmai-je avec détermination.
— Vous ne me cachez rien ? Lili, s'il y a bien une chose au monde que je déteste, c'est d'être pris pour un con !
Il se leva si brusquement en prononçant ces paroles que je sursautai mais cela ne l'interrompit pas, au contraire, il continua sur sa lancée :
— Ce qui s'est passé ce soir, c'est absolument pas normal ! Qu'est-ce que tu dirais si là tout de suite, je t'emmenais aux urgences ???
Il était soudain devenu menaçant, prêt à laisser exploser une colère que je n'avais pas vue venir. En l'état, rien de ce que je pouvais dire ou faire n'aurait pu l'apaiser. Je n'avais plus qu'à espérer un miracle...
Il plaqua si bruyamment ses mains sur la table que j'en sursautai à nouveau. D'un ton ferme, il ajouta :
— Si tu as une maladie, quelle qu'elle soit, tu dois me le dire maintenant. J'ai le droit de savoir dans quoi je m'embarque !
Le miracle arriva. Nellita et Guito entrèrent dans la cuisine.
— Qu'est-ce qui se passe ici ? s'enquit ce dernier sèchement.
— Oh, mais apparemment rien, tout va bien, tout est "normal" ! répondit Gino, sur un ton narquois.
— Je peux savoir pourquoi tu dis ça ? demanda Guito toujours aussi fermement.
— Il veut m'emmener aux urgences, lui répondis-je.
Puis je le pris à partie :
— Dis-lui toi, que je ne risque rien. Il ne me croit pas !
Sans un regard sur sa femme qui était restée près de la porte d'entrée, il s'adressa à elle :
— Nelli, emmène-la se reposer !
Sans sourciller, elle me fit signe de la rejoindre.
L'heure était grave. Comment tout cela allait-il se finir ? Pourquoi avait-il fallu que Gino réfléchisse autant et me balance tout à la figure une semaine seulement avant la transformation ? Et pourquoi je n'avais pas écouté Raoul en restant cloîtrée chez moi ? Comment allait-il réagir quand il découvrirait que je lui avais désobéi aussi impunément ?
Devant mon hésitation à quitter les lieux, Guito m'encouragea sur un ton paternel :
— Vas te coucher !
Il s'approcha et me posa la main sur la tête.
Tout en me levant, je jetai, malgré moi, un dernier regard empli de crainte à Gino, mais ne lui dis mot.
Alors que j'arrivai à hauteur de Nellita qui ouvrit la porte de la cuisine, j'entendis Guito dire à son neveu :
— Assieds-toi, Gino, je te paye une bière.
En refermant la porte, je fus prise de doutes quant à ce qu'allait dire Guito à son neveu. La crainte de ce qu'il pouvait être amené à lui révéler me fit soudain réaliser que je ne savais pas où en était mon père de cœur dans ses investigations.
Nellita me sortit de mes sombres pensées :
— Laissons-les entre hommes et ne t'inquiète pas, Gino a juste besoin d'être rassuré. Ça te dit un petit massage ?
J'acquiesçai, ne pouvant rien faire d'autre et l'accompagnai jusqu'à la caravane de Daven.
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