CHAP 15


Les jours s'enchaînèrent avec toujours cette monotonie qui commençait à me peser.

Je m'isolais de plus en plus, allant jusqu'à ne même plus répondre aux appels de Kimy. La voir au collège me suffisait car je ne la dissociais plus de Daven. Quand je pensais à lui, immanquablement mes pensées allaient vers Gino, je ne pouvais plus le supporter. Si j'étais obligée d'aller au collège, rien ne me forçait à lui répondre...

Mais bientôt tout sera fini car le jour de la dernière étape, la transformation, approchait à grand pas. Bientôt, la bête qui était en moi allait m'offrir une vie normale en devenant Aigle. Bientôt, il n'y aurait plus de crises, plus d'émotions violentes. Mon cerveau ne serait plus submergé par ces images envahissantes qui contrôlaient mon corps... mais surtout, je serai sereine face à Gino. Je ne serai plus obligée de l'éviter car me trouver près de lui sera alors moins difficile.

Mais je devais attendre encore un peu et prendre mon mal en patience, même s'il me manquait énormément !

Je me rongeais les sangs dans ma chambre, comme à mon habitude, quand Fati me téléphona. Elle nous invitait Daven, Kimy et moi, au baptême de son neveu.

— En fait, on a aussi besoin de main d'œuvre très tôt le matin, rajouta-t-elle un peu hésitante.

— Très tôt c'est qu'elle heure pour toi ?

— L'idéal ce serait neuf heures, ça ira ?

Rassurée par l'heure raisonnable, j'acceptai sans hésitation.

— Je savais que je pouvais compter sur toi. Daven et Kimy passeront te prendre, j'ai besoin d'eux aussi !

Elle m'expliqua que ses sœurs étant dans leurs belle-familles respectives, sa mère aurait besoin d'un coup de main pour la préparation du copieux repas du soir. Elle avait donc pensé à nous.

— Ça marche alors, on se voit demain, conclus-je.

En raccrochant, je poussais un soupir de soulagement. Être ailleurs que chez moi, je pouvais envisager de passer une bonne journée, cela me ferait du bien.

Je faisais le guet dans mon allée depuis quelques minutes, quand j'entendis le bruit du scooter de Daven. Le froid glacial me transperçait déjà la peau et ce, malgré ma veste, mon écharpe, mes gants et mon bonnet. L'idée de faire la route dans cet air gelé me décourageait d'avance.

Je m'étonnai de l'absence de Kimy. Elle était toujours très ponctuelle, surtout quand c'était Daven qui venait la chercher.

Quand il s'arrêta devant moi, je lui dis :

— Kimy est pas encore là !

— Normal, elle se traîne derrière, elle a le scoot' à mon frère !

Puis, en même temps qu'il scrutait la rue qu'il venait de prendre, il tendit l'oreille et affirma :

— Ouais, elle arrive !

— Tu la laisses conduire ? lui lançai-je tout étonnée.

— Ben, y'a pas le choix, personne pouvait nous emmener et, si je compte bien, on est trois !

Je sentis comme un reproche dans sa remarque et mes pensées repartirent vers Gino. Kimy avait très certainement passé la nuit chez les Dhoms et par conséquent, il était envisageable qu'elle l'ait vu.

Une idée folle me traversa l'esprit. Je m'imaginais courir sans m'arrêter, jusque chez Daven, chercher Gino et me jeter dans ses bras...

La voix de Kimy me ramena brutalement dans la réalité :

—Tu montes Beauté ?

Ce fut complètement frigorifiés que nous arrivâmes chez Fati. Sa mère nous accueillit à bras ouverts et voyant comment nous tremblions, elle nous frotta les bras et le dos chacune notre tour afin de nous réchauffer. Puis regardant Daven, elle lui dit avec cet accent typique des algériens que j'adorais :

— Allez, file dans le garage, va avec les hommes. Y a du travail pour toi !

Daven s'exécuta puis nous la suivîmes dans la cuisine.

Fati avait les mains dans la semoule. J'étais très impressionnée par l'agilité dont elle faisait preuve en la manipulant et, pendant que nous buvions le thé à la menthe servi par sa mère, elles continuèrent toutes les deux à s'activer à la préparation du repas du soir.

Lorsque nous fûmes réchauffées, la mère de Fati nous attribua nos tâches. Kimy et elle-même se mirent à éplucher les légumes tandis que Fati et moi préparions la viande. La vue de la chair fraîche ne me dérangeant pas, je m'attelai à la découper en suivant les indications de mon amie.

J'étais tellement concentrée sur ce que je faisais, que je n'entendis pas Amin entrer dans la cuisine.

— Eh ben, vous êtes toutes sérieuses, ça fait pas semblant !

En entendant le son de sa voix, je sursautai et m'entaillai le doigt assez sévèrement. Sous le coup de la douleur, je poussai un cri et lâchai le couteau qui tomba sur le sol. Le sang se répandit sur mes vêtements. La mère de Fati attrapa un torchon pour m'enrouler le doigt en le maintenant très fermement. Puis elle me dirigea vers une chaise, afin que je puisse m'asseoir. Mais je n'eus pas le temps de l'atteindre, des mains me saisirent simultanément aux chevilles et aux poignets et dans un geste synchronisé, me soulevèrent et me plaquèrent sans ménagement au sol.

Je n'étais plus dans la cuisine car il faisait plus sombre. Une ampoule fixée au plafond éclairait faiblement ce qui me semblait être un garage. Je regardais tout autour de moi et découvris que c'était Daven et Younes qui me maintenaient au sol. Je ne comprenais pas pourquoi ils me tenaient. Mais le regard vide de toute émotion de Daven ne me rassurait pas.

Instinctivement, je me débattis et essayai de me tordre dans tous les sens afin de me libérer. Une voix entonna une prière en arabe. Je reconnus celle du père de Fati. Impassible, il me releva la tête en arrière et la tint fermement dans cette position. Je sentis la pression des mains se faire plus forte autour de mes membres.

Une douleur fulgurante traversa alors ma gorge de part en part. Un liquide chaud en sortir et couler abondamment. Je voulus crier, mais aucun son ne sortit de ma bouche, je n'arrivai plus à respirer, je manquai d'air comme jamais cela ne m'était encore arrivé. De violentes convulsions surgirent et malmenèrent mon corps qui se mit à trembler violemment. Mes forces m'abandonnèrent doucement ; un voile blanc apparut devant moi ; les tremblements se calmèrent ; mon cœur ralentit ; vide de toute énergie, je fermai les yeux. Je ne ressentis plus aucune douleur. Il n'y avait plus rien et lentement, je sombrai dans un trou noir et béant.

Des voix paniquées crièrent mon nom, des mains me secouèrent, me giflèrent le visage. On me força à ouvrir les yeux. Je ne comprenais pas pourquoi il y avait toute cette agitation. On me souleva la tête et on la cala sur quelque chose de dur mais qui me la maintenait relevée. Je sentis des mains moites sur mon visage. J'ouvris les yeux et vis le visage d'Amin penché au-dessus de moi.

— Elle revient à elle ! s'écria-t-il.

Daven, à son tour, se pencha sur moi et tout en me prenant la main me demanda :

— Lili, comment tu te sens ?

À dire vrai, je n'étais pas au mieux de ma forme. Je n'arrivais plus à bouger mes jambes. Je faisais une crise, c'était indéniable, mais je n'arrivais pas à me rappeler ce qui l'avait provoquée, tout était encore trop confus dans ma tête.

— Mon père va arriver, tout va bien se passer, ne t'inquiète pas...

Faiblement, je lui fis un signe de la tête pour lui signifier que j'avais compris.

La paralysie me gagnait et je fermai les yeux afin de me concentrer sur mes souvenirs. Je fus interrompue dans mes réflexions par l'arrivée de Guito.

— Alors ma belle, tu refais des tiennes, je suis sûr que c'est parce que je t'ai manqué ? me dit-il avec un sourire qu'il voulut rassurant.

Je tentais de lui répondre, mais le son guttural qui sortit de ma bouche me convainquit de ne pas le faire. Guito se renseigna sur ce qui s'était passé et ce fut en captant des bribes de réponses ici et là que quelques souvenirs me revinrent. Mais pas assez pour me permettre de tout remettre dans l'ordre et de toute façon, mon cerveau n'en était pas capable à cet instant.

Quand je repris le cours de la conversation, Kimy expliquait comment je m'étais coupée le doigt.

— Le sang, il vient de là ?

Mon cœur fit des bonds dans ma poitrine. Il était là, il était venu !

Je tournai la tête avec difficulté en direction de cette voix qui m'avait tant manquée. Je ne voulais plus rien écouter, seulement le regarder, j'aurais tant voulu me jeter dans ses bras mais cette maudite paralysie m'en empêchait. Les engourdissements avaient déjà atteint mes mains et bientôt je ne pourrais plus bouger.

Guito s'accroupit près de moi et dit aux parents de Fati :

— On l'emmène. Elle a déjà fait des crises avec nous, on sait quoi faire !

Alors qu'il entreprenait de me prendre dans ses bras pour me porter, Gino l'en empêcha :

— Laisse, je m'occupe d'elle !

Pendant qu'il me soulevait, j'entendis Guito dire à voix basse à son fils :

— Tu restes ici avec Kimy, vous aidez à nettoyer et vous continuez la journée comme vous l'aviez prévue. Explique-leur bien que c'est très impressionnant, mais sans danger pour elle. Je veux pas que ça leur gâche leur fête !

Il s'excusa auprès des parents de Fati qui étaient toujours sous le choc et nous sortîmes de chez eux.

Arrivés près de la camionnette, je changeai de bras. Gino grimpa côté passager et me récupéra tel un colis précieux. Ce fut blottie contre lui que nous prîmes le chemin du terrain.

Mon corps était complètement raide, mais comme toujours, je pouvais bouger les yeux et je le dévisageai. Gino ne s'en rendit pas compte tout de suite, il était trop concentré sur la route. Alors, j'en profitai, je ne le lâchai pas...

Quand il baissa la tête, nos regards se croisèrent enfin. Un tête à tête silencieux s'installa alors entre nous. Silencieux parce que je ne pouvais pas parler mais aussi parce que Guito était là.

Le bruit du frein à main nous interrompit. Gino jeta un coup d'œil par la fenêtre.

— On est arrivé, ça va aller maintenant, me dit-il rassurant.

Guito sortit du véhicule et en fit le tour pour aider son neveu à m'en extraire et une fois de plus je changeai de bras.

Ce qui suivit eut un goût de déjà vu, Gino alla ouvrir la caravane et son oncle m'allongea sur la couchette de Falco, mais il ne resta pas. Il donna les recommandations nécessaires à son neveu puis s'en alla, sans oublier de m'embrasser sur le front.

— À plus tard ma belle. Repose-toi, tu n'as que ça à faire, me dit-il tendrement.

Gino suivit alors les consignes et reproduisit les gestes que son oncle faisait habituellement. Après avoir enlevé mes chaussures et m'avoir enroulée dans la couette, en prenant bien soin de la passer sous mon corps, il mit le chauffage, s'assit près de moi et soupira.

— Allez dors, je reste là !

Je fermai les yeux et finis par m'endormir.

La nuit était déjà tombée, quand une première fois je sortis doucement d'un sommeil lourd. Bien qu'ayant dormi toute la journée, je ne pouvais toujours pas bouger et cela ne présageait rien de bon. La paralysie durait trop longtemps ce qui voulait dire que lorsque mon corps se réveillerait, ce serait certainement terriblement douloureux.

D'après le peu d'informations que j'avais pu entendre chez Fati, j'avais perdu connaissance. Restait à savoir pendant combien de temps ?

Gino s'approcha de moi :

— Alors comment tu te sens ?

Comme je ne pouvais pas parler, je ne lui répondis pas. Il eut le même geste que son cousin, lors de ma dernière crise, il chercha sous la couette ma main et il comprit à sa raideur, que cela n'était pas fini.

Il s'allongea à côté de moi, son visage presque collé au mien, il passa sa main dans mes cheveux.

— Dors encore, le temps passera plus vite comme ça !

Je ne sus s'il parlait pour moi ou bien pour lui. Peut-être était-ce pour nous deux...

Je me rendormis, bercée par son souffle qui me caressait le visage à intervalles réguliers.


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