CHAP 10

 — Tu te rappelles bien ce que je t'ai dit ? demandai-je à Kimy très sérieusement.

 — Oui, enfin je pense, mais tu pourrais abréger, j'en peux plus que tu me tortures avec tous ces mystères. Je veux savoir, maintenant !

 — Ok, mais avant, promets moi que jamais, jamais, tu ne répéteras à quiconque ce que je vais te montrer !

 — Encore !!! Mais ça fait quinze fois que je te promets tout ce que tu veux, qu'est-ce qu'il te faut de plus ?

 — Promets une dernière fois, s'il te plaît, l'implorai-je.

 Kimy leva les yeux aux ciel et promis une énième fois.

 Je lui pris la main et l'entraînai derrière moi, Jump sur nos talons. Nous fîmes quelques mètres, puis je stoppai et l'approchai à ma hauteur. Me tournant vers mon amie, ce fût sur un ton solennel que je lui dis :

 — Voilà, on y est. Ce que je vais te montrer maintenant, tu n'as jamais rien vu de pareil de toute ta vie. Ne t'éloigne pas de moi, ne cries pas et ne te sauve surtout pas en courant !

 — D'accord, me répondit-elle avec un accroc dans la voix qui trahissait son manque d'assurance.

 J'avançai d'un pas, avant de m'arrêter net, une fois de plus.

 — J'ai oublié de te demander, t'es pas cardiaque au moins ?

 — Quoi ? Mais comment tu veux que je sache si je suis cardiaque ou non ? Lili, tu commences vraiment à me foutre la trouille !!!

 — Oui, c'est vrai que tu ne peux pas savoir, c'est le genre de truc que l'on ne découvre que lorsque ça arrive, lui dis-je en maintenant fort son poignet. Tant pis, on y va quand même !

Je lui fis franchir le trou qui s'était formé lors de mes nombreux passages dans les buissons et qui conduisait au terrain. Lorsque ce fut à son tour, je butai contre son dos, elle était comme figée, elle ne bougeait plus d'un pouce. Je la poussai pour pouvoir la rejoindre mais butai à nouveau contre elle.

 — Lili, me dit-elle d'une voix tremblante. Dis-moi que ce que tu veux me montrer est un grand oiseau noir, parce que si c'est pas ça... Prépare toi à mourir...

 Elle était si terrifiée que j'eus du mal à lui faire décoller les pieds du sol.

 — Oui, c'est lui, la rassurai-je.

 La bordée de jurons qu'elle lâcha aurait fait pâlir ses parents. Tout son répertoire, qui plus est très bien fourni, y passa. Elle était si blême qu'elle m'inquiéta :

 — Ça va ? voulus-je savoir.

 — Mon dieu non, j'ai failli me faire pipi dessus. Tu le sors d'où, lui ?

 — Allons d'abord le voir, je t'expliquerai ensuite.

 — Vas-y toi, je suis pas suicidaire, je mérite pas de mourir si jeune...

 J'eus beaucoup de mal à la convaincre que sa si précieuse vie ne risquait rien, vraiment beaucoup de mal, si bien qu'à bout d'arguments, je lui soumis une idée :

 — J'y vais, et dès que tu le sens, tu nous rejoins. Crois-moi, tu ne crains rien, mon père vient le voir aussi et regarde, Jump est près de lui. Tu crois que je le laisserais faire s'il y avait le moindre risque ?

 — Mais t'as vu l'engin ??? Il est énorme...

 — Il est magnifique, ne pus-je m'empêcher de la couper. Mais t'as raison, prudence est mère de sûreté. À tout de suite !

 Je traversai le terrain et rejoignis mon Aigle d'un pas rapide. Une fois près de lui, je m'empressai de lui dire :

 — T'as vu, elle se débrouille pas trop mal !

 — Et la politesse ?

 Freinée dans mon élan, je me repris :

 — Pardon, salut pépé, tu vas bien ?

 Raoul se retourna brusquement, feignant d'être vexé et battit des ailes bruyamment. Je le réprimandai gentiment :

 — Ça va, n'en rajoute pas trop, elle est déjà assez terrorisée !

 — Je me force juste à lui rendre ce jour mémorable ! me dit-il sur ton qu'il voulut bon prince.

 — C'est très généreux de ta part, mais n'en fais pas plus, je pense que l'objectif est atteint. J'espère seulement qu'elle va vaincre sa peur et réussir à t'approcher...

Ne t'en fais pas, tout ira bien. Je n'ai jamais mangé personne ! Juste tué quelques Sanguinaires qui passaient par hasard devant moi...

— RAOUL, ÇA SUFFIT !

Pfft, pour une fois que je fais un peu d'humour !

— Je te donne les morceaux de viande que j'ai apportés, tu les manges et tu me laisses te caresser. Ensuite, je l'appelle, elle s'approchera à son tour et tu la laisseras te toucher. Tu as compris ?

Oui, ça va être passionnant... dit-il ironiquement.

Profitant que Kimy soit loin de nous et sachant que je n'aurais sûrement pas d'autres occasions, je dis à mon Aigle :

— Je voulais te demander quelque chose...

Oui ?

— Tu pourrais venir cette nuit, tu sais, comme avant, quand j'étais petite ?

Pourquoi ?

— Ben, c'est un peu gênant, mais il faut que tu me dises ce qui ne va pas chez moi !

— Précise !

Je n'arrivais pas à lui dire pour Gino, je bloquai.

— C'est mieux si tu vois par toi-même.

Je suppose que ce doit être une histoire avec un garçon ?

Je baissai la tête en murmurant un petit «oui» à peine audible pour l'oreille humaine mais que Raoul ne loupa pas. Un peu honteuse, je n'osai plus le regarder.

— Tu es amoureuse ?

— Pardon ?

Es-tu amoureuse de lui ?

— C'est pas le moment de parler de ça, Kimy est là ! lui rappelai-je.

Réponds !

— Bon d'accord, oui je suis amoureuse, là, t'es content ? lui répondis-je sur un ton pressant.

Alors, je viendrai parce que maintenant, il y a urgence !

— Quoi ? Comment ça, il y a urgence ? Qu'est-ce que tu veux dire ?

La panique m'avait gagnée brutalement.

Je t'expliquerai tout cette nuit. Pour l'instant, j'ai faim, donne-moi les morceaux de viande !

Je fouillai dans ma poche mais ma main tremblait tellement qu'il m'était presque impossible d'en sortir quoi que ce soit.

Raoul intervint :

— Calme-toi, ça ne sert à rien de t'affoler maintenant ! Tu es amoureuse et les émotions qui en résultent te font réagir violemment. C'est normal pour des êtres comme nous. Tu comprendras tout cette nuit. Allez, les morceaux de viande s'il te plaît !

Je les lui donnai, il les avala goulûment. Après l'avoir caressé, je fis signe à mon amie.

Elle traversa le terrain, hésitante, s'approcha doucement sans quitter des yeux Raoul. Quand elle fut près de nous, je lui pris la main et l'incitai à le toucher. Elle posa le bout de ses doigts sur son cou puissant. Tous les deux se dévisagèrent et je ressentis l'émotion intense qui émanait de chacun d'eux. Raoul pencha la tête sur le côté, Kimy sursauta et retira sa main. Je la lui repris et la posai sur le poitrail de mon Aigle. Elle poussa un soupir de soulagement et le caressa maladroitement.

Elle était en admiration devant lui. La bouche grande ouverte, les yeux écarquillés, elle le dévisageait avec prudence.

— Je peux l'approcher un peu plus ?

— Si tu veux, mais pas de gestes brusques !

— Pas de risque, je m'en voudrais de le contrarier !

Toujours le caressant, elle me demanda :

— Alors c'est quoi son histoire ?

Mon regard se dirigea sur mon Aigle qui me fit un petit signe de la tête pour m'encourager. Ne pouvant dire la vérité à Kimy, je devais lui mentir et cela ne me plaisait pas. Je lui racontai donc comment Raoul était entré dans ma vie, en restant au plus proche de la vérité :

— C'était peu de temps après l'accident de voiture de ma mère. On l'a trouvé ici blessé, alors on l'a soigné comme on a pu. Contre toute attente, il a guéri et il n'est jamais reparti... On ne sait pas d'où il vient, on ne sait ce qu'il est réellement. Un aigle, sans aucun doute, mais de quelle espèce ? On ne sait pas non plus s'il y en a d'autres comme lui...

— Vous avez fait des recherches ?

— Oui, pendant un certain temps, mais on a rien trouvé qui lui corresponde vraiment. Rien d'aussi grand et noir que lui.

— Tu te rends compte que tu es peut-être en possession de l'unique exemplaire qui existe sur cette terre ???

— Il ne m'appartient pas Kimy. Il est libre comme l'air. Si cela venait à s'ébruiter, il deviendrait une bête de foire. C'est pour ça qu'on n'en a jamais parlé à personne, je ne veux pas qu'il soit considéré comme une curiosité quelconque. Il est tranquille ici, il fait sa vie comme bon lui semble. Il n'embête personne et personne ne l'embête. Il faut que ça reste comme ça. Je lui dois énormément pour avoir été mon seul ami, mon seul réconfort après le décès de ma mère, jusqu'à ce je vous rencontre toi et Daven et je ne le trahirai pas. Je fais tout ce que je peux pour le protéger...

— Je comprends, t'inquiète pas, je dirai rien, je te l'ai promis en venant ici.

— Je sais, j'ai confiance.

— Tu l'as appelé comment ? me demanda-t-elle soudain en passant du coq à l'âne.

Sa question me prit totalement au dépourvu.

— Me dis pas qu'il a pas de nom quand même !

— Raoul !

— RAOUL ? Mais c'est carrément horrible !

Puis regardant l'Aigle, elle ajouta :

— Eh ben mon pauvre, il était temps que j'arrive. J'vais t'en trouver un, de nom. Pas question que tu portes un truc si laid ! Pfft, Raoul, non mais n'importe quoi ! Et pourquoi pas Léon ou Gontran pendant qu'on y est !

Raoul s'était vexé, Kimy bien sûr, ne s'en aperçut pas. Je tentai une explication qui était la plus logique pour moi et, j'espérai que mon amie s'en contenterait.

— En fait, c'était le prénom de mon arrière grand-père. Je trouvais que ça lui allait bien...

— Oh, pardon Lili. Je savais pas.

Elle paraissait vraiment navrée et ne savait plus comment rattraper son erreur.

— C'est pas grave, mais ça fait tellement longtemps que je l'appelle comme ça. Même lui, il s'y est habitué, hein Raoul c'est vrai ?

Comme pour confirmer, il battit des ailes en poussant un cri. Kimy eut peur et se cacha derrière moi.

— Ok, lâcha-t-elle, va pour Raoul. Ça me va très bien alors !

Finalement, la rencontre s'était passée comme je l'avais espérée. Nous restâmes auprès de mon Aigle une bonne partie de l'après-midi, dans une ambiance détendue, chahutant toutes les deux comme si nous étions redevenues des petites filles. Jump n'était pas en reste et essayait inlassablement d'attraper Raoul qui, comme à son habitude, ne se laissait pas prendre.

Kimy était complètement subjuguée et j'étais contente de pouvoir partager avec elle une partie de ce secret si lourd à porter. Je ne doutais pas un seul instant que son engagement envers nous était total et que jamais elle ne nous trahirait.

Le soir venu, nous nous étions installées pour la nuit, devant le feu de cheminée. J'avais laissé la banquette à Kimy et j'avais déplié un lit de camp que j'avais collé à celle-ci. Jump était blotti contre moi et dormait profondément. Je voulais que le week-end de Kimy soit la réplique la plus proche de ceux que je passais à Abraysie. Qu'elle ressente le bien être que m'apportait cet endroit, cette magie qui s'en dégageait et aussi, pour qu'elle comprenne pourquoi j'avais besoin d'y revenir encore et encore...

Je commençais à me détendre quand le portable de Kimy sonna. Un sourire éblouissant se dessina sur ses lèvres. Visiblement, elle n'avait aucun doute quant à l'identité de son correspondant et moi non plus d'ailleurs. Cela ne faisait pas moins de quinze appels que Daven lui passait, le premier étant survenu alors que nous étions toujours dans la voiture et donc pas encore arrivés...

— T'inquiète, il va appeler ! me dit-elle rassurante.

Je lui fis un signe de tête, avant qu'elle ne s'éclipse dans la cuisine, pour la deuxième fois en moins d'une heure...

Je tournai mon visage en direction du feu et me perdis dans des pensées moroses. Je n'avais pas de nouvelles de Gino depuis son départ et la réaction de Raoul, quand il avait pris connaissance de l'origine de mon tourment, m'avait inquiétée. J'avais peur des conséquences et de ce qu'elles pouvaient engendrer comme complications.

Mes réflexions furent interrompues par la sonnerie de mon téléphone alors que je ne l'attendais plus. Je décrochai en appréhendant la conversation qui allait suivre :

— Salut Princesse, comment tu vas ? me demanda Gino.

— Tu te rappelles que j'existe ? lui répondis-je amère.

— J'ai pas pu t'appeler plus tôt, j'étais jamais seul.

— Et maintenant, tu l'es seul ?

— Pas vraiment, je suis avec Lindo. On est sur le chemin du retour.

Kimy pointa le bout de son nez dans l'encadrement de la porte de la cuisine et m'interrogea du regard. Elle vérifiait que mon correspondant était bien celui auquel elle pensait. À ma réponse discrète et affirmative, elle leva son pouce en l'air puis retourna dans la cuisine en poussant un petit cri de victoire :

— Yeah, je suis trop forte ! lança-t-elle satisfaite.

— C'était quoi ça ? demanda Gino.

— Kimy.

— Je pensais pas qu'un jour je dirais ça, mais là tout de suite, je suis un peu jaloux d'elle...

Je ne relevai pas car j'étais toujours contrariée qu'il ne m'ait pas appelé plus tôt et préférai éluder le sujet :

— T'as pu régler ton affaire ?

— Oui.

L'intonation de sa voix n'était pas franchement enthousiaste et cela m'interpella :

— Ça s'est pas passé comme tu le voulais ?

— Disons que ça s'est passé comme je m'y attendais...

— Tu veux pas m'en dire un peu plus ?

— Tu rentres vers quelle heure demain ?

— Dans l'après-midi.

— Je passerai, et je t'expliquerai.

— Bon, il me reste plus qu'à attendre...

— Lili ?

Mon cœur s'agita quand il prononça mon prénom.

— Quoi ?

— Tu me manques...

Et là je craquai. Je m'étendis sur le lit de camp, le portable toujours collé à l'oreille et passant la main dans mes cheveux, je lui répondis des sanglots dans la voix :

— Toi encore plus, et moi aussi je suis jalouse de Lindo.

— À demain alors !

— À demain !

Lorsque je raccrochai, j'eus l'impression de tomber dans le vide, bien que le son de sa voix résonnât toujours dans mon oreille, car il n'était pas là, près de moi. Ces quelques jours sans lui et sans nouvelles avaient été trop longs et seul le sommeil pourrait combler le manque causé par son absence. Lorsque je dormirai, Raoul viendrait me voir, comme lorsque j'étais petite, et il me tardait d'y être.

...

Je m'assoupissais lentement devant le feu, ouvrant mécaniquement les barrières de mon esprit afin que Raoul puisse me rejoindre. J'avais besoin d'explications, de conseils et de réponses à mes questions et seul mon précieux guide avait la connaissance nécessaire pour m'épauler et me diriger sur la bonne voie.

Je le sentis s'introduire dans ma tête, provoquant une sorte d'onde électrique presque imperceptible, puis prendre connaissance des événements récents de ma vie, comme il l'aurait fait avec un journal intime. Il analysait consciencieusement toutes les étapes de mon histoire avec Gino, du premier regard à notre dernière conversation téléphonique. Une fois fini, il inscrivit dans ma mémoire tous les éléments dont j'avais besoin pour comprendre. Puis il partit. Ce ne fut qu'à mon réveil que je sus avec certitude que je n'avais pas rêvé et qu'il était vraiment venu. Je pus alors consulter ses commentaires, comme des annotations laissées dans la marge d'un devoir corrigé.

Mais la conclusion n'était pas ce à quoi je m'attendais. Elle était bien plus terrible et sans appel...

La bête que j'abritais dans mon corps exigeait la liberté. Elle était prête pour enfin goûter à la vie par elle-même. Elle était la cause de mes tourments et ceux-ci ne cesseraient que lorsque la transformation la libérerait de sa prison qu'était mon enveloppe charnelle.

C'était elle qui, lors de mes échanges avec Gino, s'emparait de mon esprit pour guider mon corps ; elle, qui me torturait moralement et physiquement lors de mes crises et encore elle, qui me faisait douter de tout et autant perdre confiance en moi. Elle se jouait de moi en manipulant mes émotions et ce, à chaque fois que Gino était près de moi. Elle se servait de lui parce qu'il était ma faiblesse. C'était sa façon de se manifester afin de me faire réagir car il n'y avait que moi qui pouvais la libérer.

Mais pour que la transformation s'opère dans de bonnes conditions, il ne fallait aucun élément perturbateur et Raoul considérait Gino comme tel !

Rien, absolument rien, ne devait entraver son processus. Elle me demanderait une énergie et une concentration tellement importantes pour aller jusqu'au bout, que le moindre effort physique, la moindre perturbation, pourrait réduire à néant tout ce pourquoi je m'étais battue pendant toutes les années de mon initiation.

D'après Raoul, et je ne doutais absolument pas de la véracité de ses propos, si la transformation ne réussissait pas, je risquais purement et simplement de mourir, car si la bête ne sortait pas, elle me tuerait de l'intérieur, avant de mourir à son tour exactement comme une femme n'arrivant pas à accoucher, elle serait alors condamnée et son enfant aussi...

Il était donc urgent de passer à la dernière étape de mon initiation.

Concrètement, Raoul me laissait jusqu'à mon retour à Abraysie pour me mettre en condition. Pendant ce temps, je ne devrais pas me fatiguer inutilement, ni me mettre en danger. Je devrais m'isoler au mieux, en faisant abstraction de tout ce qui pourrait me détourner de mon objectif, éviter toutes les situations qui à coup sûr feraient réagir l'Aigle, car dans ce cas, je n'aurais pas assez de force, ni de volonté pour franchir ce cap fondamental.

Une fois cette ultime étape franchie, je serai à même de me gérer toute seule. J'aurai enfin, une vie "normale". Si ce n'est que je serai quand même forcée de me transformer à chaque fois que mon corps le réclamera, mais ceci dit, ce ne sera qu'occasionnel et donc pas trop contraignant.

Confrontée à la dureté des mots de Raoul, je ne réagissais pas. Tout se mélangeait dans ma tête, plus rien n'avait de sens. Tout ce qu'il me demandait de faire me paraissait tout bonnement impossible. Je ne pourrai pas m'isoler des gens parce que je ne pourrai pas éviter le collège. Qui dit collège, dit Kimy, qui dit Kimy, dit Daven et par conséquent Gino. Et comment ne pas aller chez les Dhoms ? Ne voir personne me semblait bien compromis.

Je regardai l'heure sur mon portable, il était à peine cinq heures du matin. Je me levai sans faire de bruit, en prenant soin de ne pas réveiller Kimy, et ordonnai à mon chien de ne pas bouger. Après avoir enfilé une veste, je sortis de la maison et partis retrouver Raoul.

Il ne fut pas surpris de me voir et avant que je ne prononce une seule parole, sa voix résonna dans ma tête :

C'est un mal pour un bien, Lili. Tu dois passer par là. Tu n'as plus le choix maintenant !

— Tu ne te rends pas compte que c'est impossible ! Je ne suis pas comme toi, à vivre dans un endroit où il n'y a que quelques lapins et écureuils qui apparaissent de temps en temps. Je vais au collège, j'ai des amis que je ne pourrai pas éviter, sans parler des Dhoms ! S'ils ne me voient pas, ils chercheront à savoir pourquoi je les évite...

Il me coupa :

— Ce ne sont pas Eux ta principale préoccupation ! dit-il fermement. N'essaie pas de me faire croire n'importe quoi pour me détourner du véritable problème. Tu ne dois plus le voir et il n'y a pas à discuter ! Je suis venu cette nuit parce que tu me l'as demandé. Tu ne peux plus rien me cacher maintenant !

Et oui, pour avoir parcouru mes pensées les plus intimes, il connaissait la force de mes sentiments pour Gino. Et comme il l'avait très justement souligné, il était inutile de lui mentir !

— Raoul, je ne peux pas faire ce que tu me demandes, c'est trop difficile !

La question est simple. Tu veux vivre ou tu veux mourir ?

Comme je ne répondis pas, il continua. Le ton qu'il employa s'était radicalement adouci :

Je ne te demande pas de te couper du monde entier, mais juste de te préserver. Je te veux au maximum de tes capacités pour la transformation. Rien ne t'empêchera de rattraper le temps perdu après. Mais seulement après !

— Je le vois tout à l'heure, comment je vais lui expliquer vu que je ne peux pas lui dire la vérité. Comment veux-tu qu'il comprenne ?

— S'il ne revient pas, alors tu n'auras rien perdu. Rentre maintenant et on se voit tout à l'heure.

— Raoul ?

Quoi ?

— Je ne vais pas pouvoir y arriver sans aide. Est-ce que tu...

— Assied toi !

Il consentit à me sonder. De cette façon, je ne serai pas malmenée par mes émotions et peut-être arriverai-je ainsi à affronter le moment crucial, celui où je devrai annoncer à Gino la fin, que j'espérais provisoire, de notre histoire.

Le bien-être m'avait envahie instantanément lorsque mon Aigle avait parcouru mentalement l'intérieur de mon corps. Il avait détendu tous mes muscles, un par un, en insistant tout particulièrement sur le cœur, puis tous les nerfs. Une onde de fraîcheur, intense et magique s'était emparée de moi et j'avais glissé dans une douce torpeur lorsque Raoul m'avait réveillée. Il m'avait fallu un certain temps pour être capable de me relever et pour faire le trajet du retour. Une fois recouchée, je m'étais rendormie sans peine et j'avais sombré dans un sommeil si profond que Kimy, réveillée bien avant moi, mit un certain temps à m'en sortir.

— J'ai pris mon petit-déj ; j'ai sorti ton chien ; j'ai pris ma douche ; j'ai fait la vaisselle ; ton père est déjà parti dans ses travaux et là, maintenant, tout de suite, JE M'EMMERDE. ALORS ÉMERGE !!!

Elle me secoua si fort que je crus à un tremblement de terre et je m'accrochai aux rebords du lit de camp pour ne pas en tomber. Péniblement, je relevai la tête et essayai de la repérer à travers mes cheveux qui me cachaient complètement le visage.

— Ah ben quand même !!! Dis donc, tu fais quoi la nuit ? Tu construis des immeubles ou tu fais des marathons ou peut-être bien que t'as fais le tour du monde à la nage ? Ça fait deux heures que je fais du bruit, t'as même pas bougé un doigt de pied !

— Quoi ?

Je n'avais rien compris à ce qu'elle venait de dire. Je ne savais même pas où j'étais...

— Ton-pe-tit-dé-jeu-ner-est-prêt ! me dit-elle, comme si j'étais tout d'un coup devenue complètement stupide.

...

La matinée passa vite. Vu l'heure tardive à laquelle je m'étais levée, j'eus tout juste le temps d'engloutir ce que m'avait préparé mon amie, puis de prendre une douche avant d'attaquer nos sandwichs du midi. Quant à Kimy, elle avait secondé avec efficacité mon père dans ses travaux et s'étant prise au jeu, elle s'en était même sali les mains. Ce dernier avait vraiment apprécié ce petit coup de main opportun et l'intérêt qu'elle y avait porté et il lui en avait fait part lorsque nous nous étions réunis autour de la table de la cuisine :

— Si un week-end tu ne sais pas quoi faire, je t'embauche avec plaisir !

— Et moi, c'est avec plaisir que je reviendrai. Vous pouvez compter sur moi !

Puis il s'adressa à nous deux :

— Vous traînerez pas les filles, on part bientôt !

— Non, je vais juste montrer à Kimy le lavoir, elle l'a pas encore vu, et dire au revoir à Raoul aussi, on n'en a pas pour longtemps !

— Ok ! Et vos affaires sont prêtes ?

— Oui, on a tout réuni près de la cheminée !

— Bon, je pourrai charger la voiture comme ça !

Nous laissâmes mon père à ses occupations, et nous partîmes rejoindre Raoul. Sur le chemin, je lui montrai le lavoir, vieux d'une bonne centaine d'années.

— C'est là-dedans que les arrières grand-mères lavaient leur linge ?

— Oui et d'après mon père, c'était très physique ! Les femmes d'avant avaient les bras musclés. Elles n'avaient pas de machines à laver le linge !

— Tu m'étonnes que c'est physique, c'est lourd le linge mouillé. Moi je peine déjà rien qu'en portant la bassine quand elle est pleine du linge qui vient d'être lavé, et la machine, ça essore mieux que les mains !

— Ouais, lui répondis-je en soupirant. Les femmes en ce temps-là, elles avaient la vie dure...

Nous restions assises, sur le sol en terre battue recouvert de gravillons, et, pensives, nous imaginions ce que pouvait être la vie d'avant, sans aucune technologie, sans ordinateur, sans téléphone portable... Bien loin de notre confort et de ce que nous connaissions. Cela avait pourtant été le quotidien de Raoul !

— T'es plutôt calée sur les coutumes d'avant ! constata Kimy.

Elle ne pouvait pas se douter que j'avais un bon professeur...

Je lui mis une petite tape amicale sur la cuisse et lui dis :

— Allez, on va dire au revoir à Raoul et ensuite, on rentre à Mesmina !

— Ouais, on va enfin pouvoir serrer nos hommes, lança-t-elle soudainement enjouée.

Mais ce fut mon cœur qui se serra en l'entendant prononcer ces paroles...

Remarquant mon manque d'enthousiasme, elle hésita un instant avant de me demander :

— T'es pressée, toi, de le revoir Gino ?

Dans d'autres circonstances, oui, mais là....

— Évidemment ! mentis-je en essayant de paraître aussi enjouée qu'elle.

— T'as pas l'air.

— Je lui en veux encore de ne pas m'avoir appelée pendant son absence, c'est tout, éludai-je. Et toi, heureuse ?

— Trop heureuse. Mais je reconnais quand même qu'un petit week-end sans Daven, c'est très reposant, ajouta-t-elle en riant.

Mon rire, bien que le cœur n'y fût pas, se joignit au sien et, lui tendant la main, on s'aida mutuellement à se mettre debout.

Raoul nous attendait et ce fut Kimy qui s'approcha de lui la première. Elle avança prudemment son bras et d'un geste sûr le caressa.

— T'as vu Lili, je m'améliore quand même !

— Rien à redire, t'es une vraie pro !

La voix de Raoul s'imposa dans ma tête :

— Tu tiendras le coup jusqu'à ce que l'on se revoie ?

Je me contentai d'un hochement de tête affirmatif comme réponse, car lui parler mentalement ne serait possible qu'après la transformation, quand, comme lui, je serai dans le corps de l'Aigle.

Tu as bien compris tout ce que je t'ai expliqué cette nuit ?

Je refis le geste en prenant garde que Kimy ne me regarde pas à cet instant-là.

— Tiens, j'te rends ta place ! Faut bien que je t'en laisse un peu quand même ! dit-elle avec regret.

J'approchai de mon oiseau et le gratouillai énergiquement sur le haut du crâne.

— Eh, vas-y doucement, tu vas le casser, le pauvre !

— Mais non, il est solide ! Je l'embête juste un peu pour pas qu'il m'oublie !

Bougonnant, Raoul réagit :

— Kimy a raison, tu pourrais y mettre un peu plus de délicatesse !

— Eh ben, si tu fais ça à chaque fois, j'comprends pourquoi il t'a jamais oubliée !

Je regardai mon Aigle et lui dis :

— Si seulement je pouvais t'emporter avec moi, on ne se quitterait jamais !

Kimy, compatissante, me prit la main :

— Allez viens, faut y aller !

— Je sais. C'est le moment que je déteste le plus quand je viens ici, le départ...

Je lui fis un rapide baiser sur le front et lui dis :

— Allez mon vieux Raoul, fais très attention à toi et sois bien sage jusqu'à mon retour, d'accord ?

— À bientôt Raoul, je reviendrai te voir très vite, promis ! ajouta mon amie.

Il posa son regard sur chacune de nous deux, en insistant un peu plus sur moi puis il prit son envol, cet envol si majestueux, si gracieux, si beau...

Nous repartîmes l'âme en peine, le cœur si lourd, qu'aucun son ne sortit de nos bouches.

Arrivées près de la maison, Kimy me demanda :

— C'est quoi cette pierre ?

Elle parlait de la pierre avec laquelle une grande partie de la maison avait été construite.

— C'est du tuffeau, la pierre de la région. Toutes les vieilles maisons ont été construites avec.

— C'est beau, ça change de nos maisons qui se ressemblent toutes dans notre quartier !

— Oui, t'as raison. Ici, elles ont plus de charme !

Mon père nous attendait, prêt à partir :

—Vous n'avez rien oublié à l'intérieur ?

— Non, on peut y aller !

Kimy jeta un dernier regard à la maison. Un regard plein de tristesse qui me fendit le cœur. Je ne pus m'empêcher de lui dire :

— T'inquiète, tu reviendras !

— Oui, je sais. C'est juste qu'elle me manque déjà !

— Alors, je suis contente !

— Pardon ?

— Oui, je suis contente parce que j'ai atteint l'objectif que je m'étais fixé !

— Qui est ?

— Te faire attraper le virus "Abraysien", te contaminer, et j'ai réussi !

— Oui Lili, t'as même très bien réussi, et je t'en remercie !

Nous montâmes dans la voiture et Kimy put voir à travers la vitre les figures aériennes de son nouvel ami.

...

À notre arrivée, les garçons n'étaient pas encore là. Kimy se précipita chez elle pour déposer ses affaires et revint si vite qu'elle m'en donna le tournis.

— Qu'est-ce que t'en as fait de ton sac ? lui demandai-je.

— Je l'ai j'té dans l'entrée ! fit-elle en mimant la scène.

— Et tu vas encore te faire engueuler par ta mère, conclus-je.

— Pas grave. De toute façon, y'a personne chez moi ! Quand ils rentreront, je serai déjà loin. Et puis j'ai autre chose en tête que ma mère pour le moment !

— Bon, ben tu vas m'aider avec mes affaires ! lui dis-je en lui fourrant mon sac dans les bras.

Nous n'étions pas encore ressorties de la maison que le son d'un klaxon retentit jusque dans ma chambre. Kimy se débarrassa prestement de mon sac et fut dehors en moins d'une seconde. De la fenêtre, je pus la voir se jeter dans les bras de Daven qui sous le coup de la surprise, faillit tomber à la renverse.

Quant à mon tour je fus dehors, je vis Gino appuyé sur le côté de sa camionnette, qui patientait en jouant avec son trousseau de clefs. Lorsqu'il leva son regard sur moi, mon cœur s'accéléra, mais pas exagérément, juste normalement, comme avait dû très certainement le faire celui de Kimy.

Arrivée à sa hauteur, je ne l'embrassai pas.

— Mon père, lui dis-je tout bas.

Il déchargeait la voiture juste derrière nous et nous surveillait du coin de l'œil...

— Tu me le présentes pas ? me suggéra-t-il avec son sourire à fossettes.

— Une autre fois, si tu veux bien, quand on sera seul avec lui.

Deux paires d'yeux rivés sur nous n'en perdaient pas une miette.

— Quoi ? dit Gino en s'adressant à son cousin.

Ce dernier, les yeux rieurs, ne lui répondit pas et poussa Kimy à l'intérieur de la camionnette. Nous fîmes le tour et je montai, côté conducteur, suivi de Gino.

Tout le temps du trajet, Daven nous questionna sur notre week-end. Il était avide de savoir ce que Kimy avait pu faire sans lui. Je le connaissais trop bien et j'étais sûre que derrière ses questions en apparence innocentes se cachait la véritable question, celle qui l'avait travaillé pendant tout le week-end. Et juste avant que nous n'arrivions chez lui, n'en pouvant plus, il lâcha :

— Et sinon, vous avez rencontré du monde ?

Kimy ne répondit rien, alors que la question lui était plus destinée qu'à moi.

— C'est la campagne là-bas Daven, lui répondis-je. Y'a pas âme qui vive dans ce bled !

Donnant un coup de coude à mon amie, il insista :

— C'est vrai ça ?

— Mais oui c'est vrai !

Daven jugea que sa réponse n'était pas normale.

— Alors pourquoi tu le dis pas, t'as quelque chose à cacher ?

— Mais non...

Gino gara la camionnette dans le terrain. Avant que je ne descende, il me dit :

— Va m'attendre derrière le garage !

Surprise, je me tournai vers lui, il paraissait soucieux. Je n'arrivais pas à cerner ce à quoi il pensait. Il m'apparut tout à coup très mystérieux.

— Qu'est-ce que t'as ?

— Faut qu'on discute.

— Je t'écoute !

— Pas ici.

Il descendit en claquant la portière. Avant de descendre à mon tour, je le suivis des yeux et vis qu'il entrait dans la maison. Ce fut dans une incertitude la plus complète que je me rendis derrière le garage, mais en me rapprochant de la fenêtre de la cuisine, quelque chose m'interpella. Je vis que Gino et Guito discutaient. Leur mine grave me laissa perplexe. Je ne comprenais plus rien du tout. Je m'étais préparée à ce moment si difficile, mais dans tous les scénarios que j'avais imaginés, pas un ne commençait de cette façon là !

Je n'étais pas arrivée au garage que Gino sortit de la maison et me rejoignit. Sans un mot, l'air toujours aussi grave, il me prit la main et m'entraîna avec lui.

— Attends, le suppliai-je. Dis-moi ce qui se passe ? C'est quoi tous ces mystères ?

— Après, viens !

Je le suivis jusque derrière le garage où il me lâcha la main. Dissimulé par le mur, il attendit encore quelques instants en considérant l'endroit d'où nous venions.

— Gino ! m'impatientai-je.

— Oui, attends encore deux petites secondes. Je veux juste être sûr que personne ne vienne nous déranger !

Atterrée et déstabilisée par toute cette mise en scène, je lui demandai :

— Pourquoi ?

— Parce que j'ai quelque chose à te dire que je n'ai encore dit à personne. Mais avant, j'ai un truc à faire.

Il m'attira vers lui et m'embrassa avec fougue. Prise au dépourvu, je me laissai faire avant de finalement lui répondre. Notre échange fut passionné et intense, comme à chaque fois. Les bienfaits de Raoul n'y étaient pas étrangers, tout était normal et raisonnable. Aucune image ne vint perturber notre instant et il dura, jusqu'à ce que me reviennent en tête les consignes de mon Aigle. Mais avant, je voulais savoir ce que lui avait de si mystérieux à me dire. Je reculai légèrement la tête et devenant soudain très sérieuse, le fixai.

— Dis-moi maintenant ! le sommai-je.

Il soupira. Je ne sus si c'était parce que je nous avais interrompus ou si c'était que ce qu'il avait à me dire était difficile à exprimer.

— Assied toi !

J'obtempérai et il fit de même. Se tournant légèrement vers moi, il commença :

— Je n'ai pas été honnête avec toi.

— Comment ça ?

— Sur le stade de foot, je t'ai dit que je partais pour régler une affaire qui ne te concernait pas, tu t'en souviens ?

— Oui.

— Je t'ai menti, ça te concernait.

— En quoi ?

— Si je suis venu ici, cette année précisément, c'était pour une raison.

— Laquelle ?

— Annoncer à mon oncle et ma tante mon mariage prévu pour l'été prochain.

Le choc fut brutal. Si une pluie de parpaings m'était tombée dessus, je n'aurais pas été moins sonnée.

— Enfin, c'est ce qui était normalement prévu, ajouta-t-il nerveusement.

Il ne m'avait pas regardé une seule fois pendant son aveu et lorsqu'il posa enfin ses yeux sur moi, je n'y vis que de la souffrance. Gino était mal, vraiment très mal. La douleur était réelle, je pouvais presque la toucher, elle se répercutait en moi violemment. Du coup, je n'arrivais plus à distinguer sa souffrance de la mienne. J'avalai ma salive afin de lui poser la seule question qui me vint à l'esprit.

— Pourquoi tu es parti ?

Ma voix avait tremblé. Elle m'avait trahie.

— Pour tout annuler.

J'avais du mal à assimiler les informations. À une question aussi simple que "combien font un plus un", j'aurais sans aucun doute répondu "trois", parce que dans notre histoire, nous n'étions plus seulement deux. D'ailleurs, en réfléchissant bien, nous ne l'avions jamais été...

Il reprit, plus sûr de lui :

— Ce qu'il faut que tu comprennes, c'est que je n'ai jamais voulu te faire de mal. Je n'ai pas choisi ce qui nous arrive. Ça m'est tombé dessus sans prévenir, comme ça...

"Comme les parpaings que je viens de me prendre..." pensai-je, encore sous le choc.

— À part ta mère et Lindo, qui d'autre le sait ?

Ma voix ne tremblait plus, je commençais doucement à reprendre mes esprits.

— Seulement mon oncle.

— Et Daven ?

— Non, il ne le sait pas et je ne compte pas lui dire.

— Pourquoi ?

— Parce que ça ne le regarde pas.

Gino se tut. Son visage était blanc et je n'étais guère mieux. Je ne savais pas quoi faire. J'aurais dû hurler ma colère, lui cracher à la figure tout le mal qu'il me faisait, quitter le terrain et m'enfuir en courant... Mais je ne fis rien de tout ça. Je ne bougeai pas, incapable de quoi que ce soit. Pendant de longues minutes, un silence pesant s'installa. Puis, sans le quitter des yeux, je lui demandai :

— Si tu avais quelqu'un dans ta vie, pourquoi à la fête t'es venu me chercher ? Pourquoi tu m'as fait tout ce numéro ? Tu pensais avoir trouvé un passe-temps avant ton mariage ? Tu pensais que j'étais une fille facile, c'est ça ?

Bien que mes paroles fussent acerbes et absolument injustifiées, Gino, piqué au vif, tentait de garder son calme en me répondant :

— Si je t'avais considérée comme telle, je n'aurais pas annulé mon mariage, je ne serais même pas là en train de te parler. J'aurais pris ce dont j'avais besoin et je t'aurais déjà laissée et oubliée.

— T'attendais juste que l'occasion se présente. C'est dommage pour toi, parce que si tu ne m'avais pas parlé de ton mariage, tu n'aurais pas eu à attendre trop longtemps. T'as mal calculé ton coup !

— L'occasion, Lili, elle s'est déjà présentée deux fois, et je n'en ai pas profité !

Touchée ! Il disait vrai et il savait que je ne pouvais pas le nier. Mais ce dont il ne se doutait absolument pas, c'était qu'il m'avait facilité la dure tâche que je devais exécuter. J'étais trop lâche pour trouver une autre raison que celle qu'il m'apportait sur un plateau, et ce fut sans un accroc dans la voix que je lâchai :

— Tu aurais dû, parce que de moi, tu n'auras plus rien !

Gino encaissa sans dire un mot, mais la dureté de mes paroles le blessa profondément. Il avait toujours fait preuve de tact envers moi, de gentillesse et de compréhension. Il n'avait pas fait de faux pas, à part celui-ci, et je m'en servais contre lui pour arranger mes propres affaires.

Tout d'un coup, je me sentis ignoble. Ma façon d'agir, bien quelle fût à l'opposé de mes principes, me répugna, car une fois de plus, je venais de faire souffrir une personne à laquelle je tenais plus que tout.

Tout se bouscula et se mélangea dans ma tête. Je manquais d'air ! Il fallait que je parte et vite au risque de revenir en arrière, de me jeter dans ses bras et de lui dire que tout m'était égal tant que lui et moi étions ensemble !

Je pris mon courage à deux mains et sans un regard sur lui, je me levai et lui dis :

— Retourne la voir, dis lui que tu t'es fait plaquer et si elle tient à toi, ou si elle est complètement idiote, elle te reprendra peut-être...

Je partis, m'attendant à ce qu'il me rappelle ou me retienne, mais il n'en fit rien...

Pour une fois, le seul endroit dans lequel je me sentis bien était ma chambre et je laissais mes émotions reprendre le dessus. Je pleurai toutes les larmes de mon corps jusque tard dans la nuit. J'étais mal, triste, pour moi comme pour lui, mais grâce à Raoul, je ne fis pas de crise et je pouvais l'en remercier.

Cette nuit là, je dormis dans son pull. Je ne le lui avais toujours pas rendu, et ce, malgré plusieurs tentatives, il était encore en ma possession. Un maigre réconfort mais qui me fit du bien.




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