Un instant volé
Dernière audience avant dieu sait quand, mission accomplie.
Difficile de ne pas émerger de cette atmosphère pesante sans esquisser un petit pas de danse victorieux, un geste de libération après l'horreur.
Pourtant Laura n'était ni accusée, ni témoin, ni même juriste. L'exercice restait désagréable.
— Docteur Woodward ?
Elle suspendit le geste qui aurait libéré sa chevelure, prisonnière d'un chignon sévère.
Debout au milieu du couloir lambrissé, dans son imperméable couleur orage, un visage familier lui adressa un léger sourire, mi-avenant, mi-gêné.
— Docteur Slavek.
Il repoussa ses lunettes d'un doigt sur le nez, un signe d'embarras qu'elle connaissait par coeur.
— Le temps pour un café ?
En vérité, elle ne l'avait guère, mais elle le prendrait bien volontiers.
— La machine est réparée ? demanda-t-elle en se dirigeant vers lui.
Il répondit d'un haussement d'épaules et lui emboîta le pas lorsqu'elle parvint à sa hauteur. Une embrassade était hors de question, une poignée de main inappropriée. Ils s'en tinrent à la distance.
— James m'a dit qu'il y avait un percolateur dans la salle de repos du deuxième.
— Mouais. Allons en face.
Elle lui jeta un regard en biais, curieuse de sa réaction. En général, il était le plus pressé des deux : les vivants ont des impératifs que ne partagent pas les morts. Il acquiesça cependant sans se départir de son sérieux. Elle nota les cernes sous ses yeux gris, reflet de mauvaises nuits répétées. Elle n'était pas certaine de vouloir creuser le sujet : il y viendrait s'il le voulait.
— Qu'est-ce qui t'amène ? l'interrogea-t-elle comme ils atteignaient les ascenseurs.
— Erwin Prescott.
— Et ?
— Simulateur.
— Ha ! Rupert va être trop content, il en était persuadé. Les similitudes avec cette série, là... C'était grossier.
— Oui. Franchement, n'importe qui aurait pu le dire. Ils n'avaient pas besoin de moi.
Ils se glissèrent à l'intérieur de la cage argentée et la présence de quelques intrus en costume guindé et toge rituelle les forcèrent au silence. Laura échangea un signe de tête avec une juge qu'elle connaissait de vue, puis songea au dénommé Erwin Prescott. Jonathan – le Docteur Slavek – pensait sans doute avoir perdu son temps, mais c'est parce qu'il n'envisageait pas les répercussions indirectes de son intervention. Les portes s'ouvrirent et les passagers se répandirent sur le marbre du hall d'entrée.
— Ça ne peut pas te faire de mal, si, d'identifier de temps en temps un simulateur ? reprit-elle une fois qu'ils furent noyés dans la petite foule des fins de matinée.
— Pourquoi ?
La surprise, prévisible, lui inspira un sourire.
— Parce que c'est rare ?
Son compagnon s'immobilisa brusquement, stupeur et fureur se disputant ses traits. Derrière eux, d'autres promeneurs s'écartèrent en maugréant, dérangés par l'obstacle imprévu.
— Jonathan, je n'ai pas dit que c'était à tort, se défendit-elle.
— Je suis expert de ces cas, s'insurgea-t-il. C'est normal qu'on fasse appel à moi pour déterminer...
Lui saisissant le bras, elle l'entraîna vers l'extérieur, la promesse de lumière, d'air frais, de pluie glacée et de grand vent.
— Je sais, lui dit-elle. Et je ne voulais pas suggérer que c'était un mal... mais je pense que le public... a besoin de constater que tu peux aussi conclure à la santé mentale... et pas toujours à la folie.
Le mot était mal choisi mais il était trop outré pour s'en formaliser. Il se laissa guider sans lui opposer grande résistance.
— J'interviens en seconde ligne, parfois en troisième, seulement quand il y a un doute... Je n'ai pas que ça à faire...
L'automne les happa dans ses griffes humides dès qu'ils mirent un pied à l'extérieur. Laura lâcha le bras de son comparse, rentra les épaules et, sans plus attendre, traversa la rue en courant, se jouant des flaques et des voitures en maraude. Elle atteignit la porte du café la première, l'entrouvrit et se glissa à l'intérieur, où le souffle brûlant des radiateurs lui empourpra les joues. Le Docteur Slavek se faufila derrière elle et ils demeurèrent un instant figés par le changement brutal d'atmosphère, frissonnants, soulagés.
Un serveur affable les guida vers une table, ils commandèrent leur café puis laissèrent un instant le silence les étreindre. Laura savait qu'elle aurait à faire le premier pas, pourtant, car elle avait fauté.
— Je n'ai pas voulu sous-entendre que tu te trompais dans ton diagnostic. Jamais. Je ne me le permettrais pas et tu le sais. Je voulais juste dire que la perception du grand public...
— ... est biaisée par quelques affaires sensationnelles et des rumeurs malveillantes. Des calomnies, même. Quel intérêt aurai-je à déclarer des criminels malades s'ils ne le sont pas ?
Laura aurait pu imaginer quelques explications sordides, mais Jonathan les connaissait, sous ses airs scandalisés. Il ne fallait surtout pas rentrer dans son jeu.
— Tu as raison, offrit-elle.
Quelle est cette créature conciliante et raisonnable, songea-t-elle en éteignant un sourire narquois. Je ne la reconnais pas.
Jonathan Slavek avait un pouvoir unique, elle ne pouvait pas le nier.
L'arrivée des breuvages fumants détourna leur attention et son interlocuteur soupira.
— Pardonne-moi. Je suis à cran, avoua-t-il. Badger me harcèle et... j'ai besoin d'un peu de sérénité, d'un peu de confiance.
— Elle ne peut quand même pas te faire douter...
Il secoua la tête, ébouriffa ses courts cheveux châtains, ôta ses lunettes pour les sécher.
— Non, non, bien sûr... mais il parait qu'elle a un site internet, rien que sur moi. C'est lourd... de sentir toute la haine de quelqu'un, comme ça, dirigée contre soi...
Miranda Badger était loin d'être un cas isolé parmi les ennemis personnels du psychiatre, mais c'était sans doute la plus vocale de ses détracteurs. La plus ingénieuse, aussi, sous ses dehors de ménagère quinquagénaire mal attifée. La perte d'un enfant, dans des circonstances terribles, pouvait avoir des retombées démoniaques.
— Mais n'en parlons pas. Elle m'empoisonne déjà assez la vie comme ça. Tu étais là pour quoi, toi ?
Laura sourit et poussa un bref soupir.
— Un cas banal, une joggeuse qui n'est jamais rentrée.
Elle aurait dû s'en offusquer, verser une larme, ressentir une colère juste, mais dans le fond, c'était la routine, il ne fallait pas se leurrer. Jonathan ne chercha d'ailleurs guère l'émotion qu'elle savait ne pas refléter.
— Tu seras sur le procès Renshaw, le mois prochain ? demanda-t-il ensuite.
Quadruple homicide grand-guignolesque, le genre de meurtre qui fait les choux gras d'une certaine presse, inspire des films et jette les spécialistes en pâture au public, à l'heure du journal télévisé.
— Non. Je suis sur le départ. C'est sans doute David qui va s'en charger.
L'expression de Jonathan avait changé, mais elle n'en tint pas compte.
— C'est un cas spectaculaire, mais en matière d'autopsie, c'est vraiment du basique. Aucun mystère. On a retrouvé l'arme du crime, le suspect a admis les faits... Même mon assistant pourrait le faire.
— Tu repars, alors ?
Il n'avait pas manqué l'allusion. Elle aurait pu ne rien dire. Ils ne se croisaient que trois ou quatre fois par an, au hasard des audiences, échangeaient quelques mots, prenaient un café rapide, entre deux portes, deux urgences. Jonathan n'aurait jamais su qu'elle avait quitté la ville, car elle serait rentrée avant qu'il ne puisse s'en apercevoir. Mais voilà, elle avait eu envie de le lui dire, même si elle ne pouvait rien révéler d'autre. Il ne poserait pas de questions, il avait toujours respecté le mystère.
— Oui, avoua-t-elle néanmoins.
Il pinça les lèvres, souffla sur son café, pensif. Il imaginait sûrement une mission extravagante. Pourtant, le travail pour la Société était souvent très prosaïque, sous ses aspects confidentiels. Un médecin légiste n'avait pas trente-six usages, et la plupart avaient trait aux cadavres. Contrairement aux représentations en vogue, elle n'était pas agent secret. Elle ne pouvait malheureusement pas le lui expliquer.
S'il avait eu le temps, Jonathan aurait fait une recrue intéressante : sérieux, doué, déterminé, ses compétences auraient trouvé leur application dans mille et un contextes. Mais son honnêteté constituait un frein de taille. Mentir, manipuler, trahir, ce n'était pas à la portée de n'importe qui. Et de toute façon, seules comptaient les âmes perdues qu'il accueillait entre les murs de Butterfly, l'asile – l'hôpital psychiatrique, se morigéna-t-elle – où il officiait depuis dix ans. Pour rien au monde il ne s'en serait détourné.
— Et toi ? Tu seras sur Renshaw ? demanda-t-elle.
Il secoua la tête.
— Je n'en sais rien. Les psychopathes... vu les perspectives... Ce n'est plus tellement mon créneau. Maxime fera ça bien mieux, et sans... le foutoir que ma présence risque d'ajouter à un procès déjà trop médiatique.
Il soupira, tourna lentement dans sa tasse.
— Je voudrais me recentrer sur mon travail thérapeutique, mais il y a tant à faire... et je ne suis pas doué pour dire non aux sollicitations extérieures... Tant que le message n'est pas passé...
Tu es surmené, aurait voulu lui dire Laura, mais ils n'étaient pas assez proches pour qu'elle puisse se le permettre.
Elle comprenait son élan, la mission qu'il s'était fixée. C'était cette flamme, dans ses interventions, ses gestes, son regard, qui l'avait séduite quand ils s'étaient rencontrés, huit ou neuf ans plus tôt, dans ce même Palais de Justice. Elle avait décrit le cadavre dans ses moindres détails, il avait défendu le coupable avec verve, convaincu qu'il n'était pas responsable de ses actes. À la pause, elle l'avait titillé sur ses convictions, il s'était fendu d'un petit cours de psychiatrie pour les nuls, elle avait douté, il avait argumenté, ils en étaient venus aux faits, à la science, aux valeurs, et une forme de respect était née sur le champ de bataille.
Depuis, café trois ou quatre fois par an. Une connivence fortuite, non provoquée. Toujours un plaisir. Un hasard. L'absence de cadre, d'engagement, dénouait les langues, car il n'existait nulle répercussion. Ils se connaissaient sans se connaître, et personne n'en savait rien.
Laura s'était demandée si elle ne finirait pas par surgir, mystérieuse inconnue, sur une photo volée par un journaliste, mais la réputation scandaleuse de Jonathan n'intéressait pas les amateurs de potins.
— Quand je rentre, si ça te tente... On pourrait une fois essayer d'aller manger ?
Aussitôt les mots sortis, aussitôt regrettés. Pourquoi diable avait-elle lâché ce genre de banalité ? Ce n'était pas la première fois, bien sûr, et les choses ne s'étaient jamais concrétisées, car la vie ne leur en laissait pas la latitude, imprévisible et exigeante.
Elle s'en voulut, et le sourire de son compagnon se teinta d'une ironie un peu triste.
— Pourquoi pas ? offrit-il, magnanime.
Il allait ajouter quelque chose lorsqu'un adagio aux accents électroniques lui coupa le sifflet. D'abord surpris, puis confus, il fouilla dans la poche de sa veste pour en extirper un téléphone portable d'une génération antédiluvienne.
— Ah misère, il est déjà midi.
Il leva les yeux.
— J'ai réunion d'équipe dans un quart d'heure, deux nouvelles admissions, je dois filer.
Les vivants réclament plus vite que les morts, songea-t-elle à nouveau.
— C'était... un plaisir, comme toujours... Je suis désolé d'avoir eu si peu de temps... Hum. Appelle-moi quand tu rentres ?
— Je ferai ça, offrit-elle.
Pourquoi dire le contraire. Mais elle n'y penserait plus, elle le savait. Elle se sentait déjà oublier.
Debout, il remit son imperméable, repoussa ses lunettes de l'index, lui adressa un ultime sourire, qui se figea.
— Sois prudente pendant ta mi... tu sais... ton voyage.
— Je ferai de mon mieux.
Il acquiesça, sérieux comme il l'était quand les choses lui tenaient à coeur, puis s'esquiva sur un signe et replongea dans le jour froid. Laura regarda sa silhouette mince filer sur le trottoir, bientôt brouillée par les gouttes de pluie qui frappaient la vitre, avant d'étouffer un soupir. Entre ses doigts, le café avait tiédi. Jonathan se promena un instant dans son esprit, pressé, fatigué, fébrile... puis elle songea aux jours à venir, à son départ, sa mission, les enjeux, et le psychiatre regagna sa petite niche distante et protégée, loin du véritable mouvement de son existence.
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