8. Aides malvenues

       Les néons offraient un appoint de lumière indispensable dans le jour sombre. Bien qu'il soit autour de quinze heures, le soleil semblait avoir opté pour une grève au finish. Le mois de novembre déployait ses largesses sinistres, sans se soucier d'un flagrant manque de popularité. Laura luttait contre les caprices de la balance, un coeur à la main, quand la porte s'ouvrit sur Ubis, qui avait été sollicité, elle le savait, tard dans la nuit.

Après l'avoir saluée d'un geste, il entreprit de se dépouiller de son imperméable de croque-mort. À en croire les reflets, il pleuvait.

— Désolé pour la balance, lança-t-il. J'ai appris à gérer ses humeurs mais je pourrais en demander une nouvelle, je suppose.

— Je vais finir par comprendre, rétorqua Laura.

Le bouton vert du milieu ne servait manifestement à rien. Ou alors il était fichu. Elle aurait pu lui demander son aide, mais son honneur était en jeu.

— J'ai appris que vous aviez rencontré Samuel Heath.

Laura releva un regard surpris.

— Les nouvelles vont vite. Vous avez peur que je vous grille la priorité ?

Ubis parut décontenancé par la réplique puis secoua vivement la tête.

— Vous n'avez pas l'intention d'accepter, j'espère ?

L'urgence dans son ton la fit grimacer.

— Non, a priori...

— Tant mieux. Ce type... croyez-moi, il vaut mieux ne pas l'approcher.

— À ce point-là ? Vous me rendez presque curieuse. Il m'a eu l'air tout à fait poli... et j'ai entendu dire du bien de sa chaîne...

— Faites-moi confiance. Tenez-vous à l'écart. Il ne vous apportera rien de bon.

Cette fois, elle ne répondit rien, demeurant en attente d'une explication supplémentaire, sur le risque pour un légiste d'aller parader en prime-time par exemple. Mais Ubis n'ajouta rien et se contenta d'ouvrir la penderie pour y choisir un tablier.

— Et Theo Frakes ? demanda-t-elle alors, un peu par mauvais esprit.

Ubis se retourna pour la dévisager.

— Theo Frakes ?

— Le spécialiste de la balistique ?

— Je vois qui est Theo Frakes. Qu'est-ce qu'il vient faire là-dedans??

— Est-ce que je dois aussi me tenir à l'écart, ou bien lui, ça va ?

Le résident fronça les sourcils.

— Vous me demandez mon avis ?

— Vous venez de me le donner sur Heath. Frakes m'a invitée à prendre un verre, tout à l'heure, quand je l'ai croisé devant les ascenseurs.

— Theo Frakes est un tombeur, mais Heath, c'est encore d'un autre niveau. Cela dit, si j'étais vous, j'éviterais. C'est un collectionneur et il aime s'en vanter dans les toilettes.

Cette fois, Laura ne put contrôler un éclat de rire bref.

— Est-ce que vous êtes en train de contrôler mes fréquentations ?

— Vous m'avez posé la question !

— C'était ironique !

Son expression se renfrogna, elle secoua la tête tout en vérifiant le poids affiché – enfin – sur le cadran de la balance.

— Vous venez d'arriver, je connais bien les lieux... les gens... Je voulais juste vous éviter des ennuis, grommela-t-il, manifestement vexé.

Laura poussa un bref soupir, agacée et attendrie tout à la fois. Elle comprenait bien que son intervention partait d'un bon sentiment, mais qu'il se sente le droit, ou le devoir, de la protéger de la sorte était insupportable. La fréquentation d'un milieu très masculin, depuis des années, avait transformé une intolérance au machisme – même sous son masque de galanterie – en véritable allergie.

— Je note vos réserves. Mais ne vous inquiétez pas pour moi : vous n'êtes pas mon père et je suis une grande fille. J'ai une certaine expérience de la testostérone, et je sais me défendre.

Il finit par hausser les épaules de dépit mais ne relança pas la conversation. Laura, qui n'avait jamais eu l'intention de rappeler Heath, était presque curieuse, à présent, de rencontrer le personnage. Aaron avait eu l'air de le penser intègre, mais Ubis avait manifestement une tout autre opinion de l'animal.

Un instant, de manière imprévue, l'image de son véritable père s'imposa dans ses pensées. Thomas n'avait jamais été très porté sur sa progéniture, et il n'aurait jamais songé à lui donner de bons conseils en matière de relations sentimentales. Le regrettait-elle ? Difficile à dire. Elle avait su très tôt à quoi s'en tenir, le concernant, et n'avait jamais rien espéré.

Elle chassa ces ruminations assassines. Ubis était beaucoup trop jeune pour être son père, de toute façon. Quarante-huit ans, selon le dossier, soit douze de plus qu'elle. Cela dit, quand la toux lui déchirait la gorge, il en paraissait vingt de plus.

Comme il entamait l'autopsie du corps qu'il avait ramené pendant la nuit, Laura décida d'aller ranger son futur bureau. Ou du moins, de le prétendre. Sur le chemin qui menait à ce clapier sinistré, se trouvaient les grandes armoires qui renfermaient les dossiers d'autopsie, alignés dans leurs fardes colorées, rangés par ordre alphabétique. Par souci pratique, les portes en demeuraient ouvertes toute la journée, et le dernier à partir les refermait pour éviter d'étaler les informations confidentielles sous les yeux du personnel d'entretien. Il aurait fallu les verrouiller, bien sûr, mais c'était une étape qu'Ubis négligeait depuis toujours et les clés s'étaient perdues dans le fond d'un tiroir.

Laura s'immobilisa, attrapa le dossier « Hughes, Eliott », et poursuivit sa route, l'air de rien. Pour les besoins de sa mission, on lui avait fourni des copies des rapports d'autopsie officiels, téléchargés sur le logiciel de l'Institut puis repris dans les bases de données, mais pas des documents originaux. Peut-être Ubis se contentait-il d'imprimer ses propres rapports, peut-être n'y avait-il rien à trouver dans ces fardes, mais elle ne pourrait le savoir qu'en les ouvrant. Les chances étaient maigres, cependant : un homme intelligent se serait débarrassé de traces incriminantes et, intelligent, Ubis l'était.

Elle s'organisa un semblant de bureau dissimulé derrière un empilement de revues obsolètes. Un paquet de radiographies dans des enveloppes en papier brun lui servirait de couverture en cas d'intrusion malvenue. Elle déploya un sac poubelle, y fourra quelques brassées de photocopies jaunies en guise d'alibi, puis alla compulser son butin secret.

Ubis avait une écriture cursive tellement fleurie qu'il lui fallut plusieurs minutes avant de parvenir à la décrypter. La description du corps paraissait assez ordinaire, taille, poids, origine ethnique, sexe, quelques détails qui pouvaient aider à l'identification, cicatrices et tatouages, état superficiel de la dentition. Le tueur n'avait en tout cas pas cherché à dissimuler l'identité de sa victime. Le texte mentionnait aussi l'endroit où on avait retrouvé le cadavre, comment et par qui, l'heure, sa position, la manière dont il était vêtu. Tout ça figurait à l'identique dans la version finale du rapport.

Venaient ensuite les notes d'autopsie, manuscrites, là aussi. Laura avait été stupéfaite de réaliser qu'Ubis n'utilisait pas de dictaphone, qu'il formulait ses observations à mi-voix et les retenait, parfois pendant des dizaines de minutes, avant d'aller les consigner. Elle lui en avait fait la remarque et il avait rétorqué que cela lui permettait de trier l'utile de l'accessoire. Elle lui enviait sa mémoire.

La plaie par balle faisait l'objet d'une longue description précise. Eliott Hughes était la seconde victime. Si la première avait été exécutée d'un tir dans la poitrine, le tueur avait préféré faire sauter le crâne de la seconde. Plus radical, plus rapide. Ubis pensait que le canon avait été appliqué à même le cuir chevelu, l'homme à genoux, son os frontal s'était éparpillé sur le sol, quelque part, on ne savait toujours pas où.

Elle passa rapidement en revue les notes qui concernaient les abrasions, poignets, chevilles, aucun signe de liens, aucun signe de coups, avant de revenir à la fameuse ablation du foie.

Il n'y avait presque rien : incision abdominale, foie manquant dans son intégralité.

Le relevé original était encore plus maigre que le rapport officiel. On n'y parlait pas de la lame, on n'y mentionnait pas le caractère post-mortem. Surprise par cet étrange laconisme, Laura passa rapidement en revue les autres pages, à la recherche d'un feuillet supplémentaire qui se serait égaré. Sans succès.

Décontenancée, elle abandonna son ersatz de bureau et s'attela au tri du capharnaüm autour d'elle, l'esprit ailleurs. Ubis semblait avoir sciemment omis toute description de la blessure. Peut-être était-elle trop complexe à mettre en mots ? Peut-être avait-il préféré rédiger tout de suite une version finale, sur l'ordinateur ? Cela semblait peu probable, le PC dont il se servait dans la salle d'autopsie mettait plus de cinq minutes à ouvrir un document basique.

Elle retourna à la farde, chercha l'enveloppe qui aurait dû contenir les clichés. Introuvable. Peut-être ne les imprimait-on plus, mais alors elle aurait dû au moins trouver une liste de références, pour les apparier avec leur copie digitale. Consulter les archives informatiques serait sans nul doute beaucoup moins discret.

Jurant intérieurement, elle examina ce qui lui restait d'informations, mais comme prévu, les relevés de fibres et d'empreintes étaient nuls. Même la toxico ne montrait rien, un comble, vu le profil de la victime. Il était difficile d'en accuser Ubis... Comment aurait-il pu fournir des échantillons de sang et de tissus avec le bon ADN, mais sans les crasses associées ? Le foie, évidemment, était un organe utile, en matière de filtrage. Cela pouvait-il être la raison de sa disparition ? Quelque chose qui s'y serait trouvé et qu'il aurait fallu cacher ?

Laura noya son visage entre ses paumes et poussa un profond soupir.

— Je ne veux pas exhumer, murmura-t-elle à mi-voix.

Comme en réponse à sa demande, un fracas métallique retentit subitement dans le lointain, depuis la salle principale. En contrepoint, les échos d'une toux désormais familière le suivirent, désolants. Laura glissa son dossier sous les radios, puis se précipita vers la source du tintamarre.

Ubis était appuyé à l'évier, voûté, et une des tablettes à instruments gisait sur le sol, renversée, scalpels, pinces et écarteurs jetés pêle-mêle sur le carrelage. Quand Laura fit mine de s'approcher, le résident leva une main pour l'empêcher d'approcher. Elle obtempéra vivement puis poussa un juron.

— Ça suffit. Vous n'êtes pas raisonnable. J'appelle l'inspectrice Haybel pour qu'elle vienne vous chercher.

— Non ! bondit-il, une serviette pressée sur la bouche.

Il s'essuya vivement, la maculant de traînées dont la couleur brunâtre n'augurait rien de bon.

— Elle a autre chose à faire que de s'occuper de moi, ajouta-t-il, la gorge voilée.

Laura le dévisagea sans comprendre. Puis elle devina qu'il s'inquiétait de l'image qu'il pouvait renvoyer, à presque cinquante ans, blafard, cerné, crachant ses poumons, alors qu'il sortait avec une jeunette de vingt ans de moins, sémillante et sculpturale. Curieux duo. Pas étonnant qu'il ne veuille pas qu'elle le materne.

— Alors je vous raccompagne.

Il attrapa le dossier d'une chaise et s'y laissa tomber.

— Je n'ai pas de voiture.

— C'est pas grave, j'appelle un taxi. Habillez-vous.

— Vous dramatisez...

— Vous ne tenez pas debout, Ubis. Je n'ai pas tellement envie de vous récupérer sur ma table d'ici deux jours.

Il leva les yeux et s'autorisa un maigre sourire.

— D'accord.

Cet accès de lucidité manqua la faire rire, mais Laura conserva son sérieux et s'occupa de ranger le cadavre exposé tandis qu'il passait son manteau. Quelques secondes plus tard, elle le suivait dans les escaliers, les mains en avant pour le retenir s'il tombait. Mais cramponné à la rampe, il chemina tant bien que mal jusqu'au rez de chaussée, et sans basculer.

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