71. Exfiltration
La première chose que Laura fit, quand elle trouva la force de se lever, fut d'aller se camper devant le miroir de la salle de bain aux imprimés nautiques. Son teint cadavérique faisait ressortir ses taches de rousseur comme en plein été, ses cheveux réclamaient l'intervention urgente du shampoing et une collection impressionnante de bleus et écorchures diverses la bariolaient. Sous son tee-shirt, des bandes de lin serrées autour de son ventre la paraient d'un costume de momie inachevé. Sans doute n'était-ce pas prudent, aussi tôt après l'impensable, mais elle avait besoin de voir et, sous ses doigts, elle ne sentait rien. Avant de partir, Michael n'avait laissé aucune consigne.
Elle dénoua le pansement avec précaution et fut surprise par la pluie de sable qui lui tomba sur les pieds avant de se perdre dans la carpette à longs poils. La cicatrice, en étoile, paraissait vieille de plusieurs années. Située juste sous la balafre horizontale de l'Écarteleur, elle semblait curieusement s'y associer, comme pour former le symbole mystique de la témérité. Dans la panique des derniers instants, Sam avait visé n'importe comment : ce n'était pas du tout la zone du foie, et peut-être ce qui l'avait sauvée.
Elle effleura la peau légèrement surélevée, blanchie, du bout des doigts. Ce genre de blessures, quand même, ne pouvait pas cicatriser aussi vite.
Elle réalisa alors qu'elle n'avait aucune idée du temps écoulé depuis le carnage. Michael avait paru pressé de partir, ce qui signifiait, certainement, qu'on avait dépassé la date fatidique de la Saint-Guillaume – le 10 janvier. Songer à l'archange lui serra un instant la gorge. Même s'il était insupportable, son départ – sa disparition définitive – restait...
Restait quoi ?
Douloureuse.
Dans la petite salle de séjour l'attendait une pile de journaux joliment arrangée sur la table et le frigo débordait de denrées improbables : une douzaine de navets, une botte de poireaux gigantesques, trois bouteilles de lait, des tranches de fromage, un gâteau d'anniversaire. La marque d'un archange à côté de la plaque, en somme. Laura sortit le gouda, se servit un verre d'eau, puis s'assit pour compulser la documentation que Michael lui avait laissée. L'Écho New-Trenan datait du 11, c'était le journal le plus récent.
Elle essaya de replacer les derniers événements dans les cases de son calendrier mental, mais elle avait perdu toute notion du temps. Cela ne pouvait pas faire plus de deux ou trois jours, ce qui était à la fois peu à l'aune de son ventre, mais beaucoup trop si elle avait vraiment décroché tout ce temps.
La faim fit gronder un estomac manifestement fonctionnel mais elle décida, sagement, de commencer par la douche.
Un peu plus fraîche, Laura était plongée dans un troisième article, qui relatait la manière dont les témoins du meurtre de Linda Belarez s'étaient rétractés les uns après les autres, lorsque le bruit caractéristique d'une clé qui tourne dans la serrure retentit. Elle bondit sur ses pieds, fébrile, et tâtonnait à la recherche d'une arme qu'elle ne portait plus lorsque la porte s'ouvrit sur une silhouette improbable. Jeans serré, lunettes de soleil sur le front même en plein hiver, cheveux noirs éternellement en désordre, Duncan Ellin se glissa dans la pièce et la gratifia aussitôt d'un sourire soulagé.
— Ah, merde, Lau, souffla-t-il simplement.
Il franchit l'espace qui les séparait et ils s'étreignirent avec chaleur.
— Qu'est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle.
— Lafferty s'inquiétait. Le gars de la Fédé a dit que tu allais bien, que tu te reposais après tout ce bordel dans la villa, mais tu sais... pas de réponses aux emails, plus de téléphone... Le grand patron nous a envoyés vérifier qu'il ne t'avait pas jetée dans un trou.
Il jeta un oeil derrière son épaule.
— Lloyd essaie de se parquer, il va pas tarder.
— Vous êtes venus en voiture ?
— Les espions en train, c'est moins discret.
Elle secoua la tête, interdite.
— Non, je plaisante. On l'a louée à l'aéroport.
— En avion ?
— Oui, et on repart d'ailleurs ce soir. J'espère que t'avais pas de rendez-vous galant prévu, parce que ça va pas le faire. Tu es priée de faire ta convalescence chez toi. Idéalement après avoir rentré un rapport en trois exemplaires.
Un peu sonnée par la soudaineté des événements, Laura demeura muette. La silhouette dégingandée de Lloyd apparut alors sur le seuil. L'ancien inspecteur de police, hors d'haleine, posa les mains sur les genoux.
— Y'a pas d'ascenseurs, dans cette ville ?
Laura fit quelques pas pour venir lui donner l'accolade. Il sentait bon la sueur, et son crâne chauve s'ornait d'une pellicule scintillante.
— Je suis content de te voir, Laura.
— Moi aussi, je suis contente de vous voir. Je ne m'attendais pas à...
En réalité, si, elle aurait dû s'y attendre, vu les premières pages qu'elle venait de parcourir. Le légiste local victime d'une cabale orchestrée par un baron de la drogue aux humeurs d'éventreur, la nouvelle avait dû faire le tour du pays.
— Parée à rentrer alors ? Duncan t'a un peu expliqué le timing ? On devrait idéalement y aller d'ici...
Il consulta sa montre antique.
— ... quatre heures, maximum. Ils sont à cheval sur les contrôles, ces derniers temps, même sur les vols internes.
Duncan terminait de remplir le percolateur et le lança, Lloyd déposa sa carcasse sur une chaise. En quelques secondes, les deux agents avaient investi les lieux comme s'ils avaient été chez eux. Habitudes professionnelles : ils savaient qu'il s'agissait juste d'un pied-à-terre impersonnel, le temps d'une mission. Eux-mêmes en avaient habité cent autres. Elle devina dans leur regard qu'ils évaluaient les lieux avec la même sévérité qu'elle, et ne put s'empêcher d'y trouver un certain réconfort.
L'ancien policier tapota les journaux du doigt.
— Il a bien fait ça, le Fédéré. Vous n'apparaissez nulle part dans le compte-rendu de l'incendie, et tout a l'air de couler de source. Je suppose qu'ils ont bien briefé les inspecteurs locaux.
Le nom de Sam n'était mentionné nulle part, lui non plus. Laura se demanda comment serait justifiée sa disparition en l'absence de cadavre. Peut-être Ubis falsifierait-il un ultime dossier avant de reprendre une pratique plus conventionnelle. Jill récoltait tous les lauriers officiels. Comme son nom n'était pas cité dans les articles, Laura n'avait aucune idée du rôle que Michael lui avait attribué dans les événements.
— Il a déjà rentré son rapport, lui ?
— Si c'est le cas, on en saura jamais rien, remarqua Duncan en sortant des tasses de l'armoire.
Laura allait donc devoir broder sur base des éléments à disposition. Formidable. Peut-être y aurait-il quelque chose à glaner des rapports de police.
— Je m'attellerai au mien très bientôt, murmura-t-elle de manière évasive.
Réponse attendue, ils ne cherchèrent pas à la pousser.
Avant de rentrer, Laura avait des adieux à faire, dont la forme lui paraissait encore imprécise, mais qui restaient indispensables. Lloyd et Duncan proposèrent de l'accompagner, elle refusa, ils n'insistèrent pas. Des années de collaboration leur avaient appris à respecter les distances nécessaires, contre lesquelles ils ne luttaient plus jamais, au grand soulagement de la jeune femme. Comme l'imperméable jaune gisait dans une poubelle du Musée d'Histoire, comme la doudoune argentée était partie en fumée, Duncan lui prêta son manteau, une parka fourrée qu'elle regretta de ne pas avoir eue depuis le début de son séjour.
Ainsi protégée, elle gagna la rue et la grisaille, à nouveau seule avec ses émotions contrastées, un mélange de satisfaction, de lassitude, d'angoisse aussi, car elle n'avait aucune idée de comment gérer ce qui allait suivre.
Le ciel de New Tren déversait un crachin glacial et ordinaire, mais Laura eut l'impression que l'air était plus frais, la ville plus sereine. Sans doute était-ce une illusion, agréable, elle ne chercha pas à s'en défier. Son regard s'accrocha sur de petites choses : le chat qui file sous le couvercle d'une poubelle, la forme d'une flaque d'eau, un bonhomme de neige tordu abandonné sur une petite place. Chemin faisant, elle atteignit l'esplanade de l'église, que les événements n'avaient pas métamorphosée. Laura s'immobilisa dans l'entrée d'un ancien restaurant, aux portes barricadées et à l'auvent noirci par la crasse. Elle n'approcha pas davantage.
Aaron ne méritait pas qu'elle réapparaisse. Elle avait bouleversé sa vie d'une manière qu'elle n'avait jamais voulue et elle ne pouvait pas le perturber davantage. Elle ne valait pas qu'il mette sa vocation en péril, les voeux précieux qu'il avait prononcés autrefois, quand le ciel était plus clair et la voie toute tracée. Elle n'était qu'une erreur de parcours, une tentation malvenue, un obstacle, pire, un danger, et elle se connaissait assez pour savoir que si elle se montrait, elle casserait tout, sans pouvoir rien réparer. Il poserait des questions, de surcroît, auxquelles elle n'avait pas le droit de répondre et elle ne voulait pas lui mentir sur ces secrets abominables.
Se retirer était la seule chose à faire : lui laisser l'espace de se reconstruire, de se retrouver, loin des yeux, loin du coeur. Il la maudirait sûrement, mais elle pouvait encaisser ce mauvais rôle. Elle le lui devait.
Elle l'imagina un moment, assis sur son parvis comme au premier soir, sévère dans sa soutane, le coeur ouvert, le sourire franc, avec son thermos fluorescent. Il guérirait. Il reviendrait. Il n'avait pas besoin d'elle, il n'en avait jamais eu besoin.
Elle le salua du bout des lèvres, prononça quelques mots, lui souhaita le meilleur. Elle laissa la place au sentiment doux-amer qui l'envahissait peu à peu, la nostalgie de jours à venir, ce qui lui pincerait le coeur à chaque fois qu'elle verrait un clocher, puis elle fit simplement volte-face et partit vers l'Institut.
La verrière de la morgue était encerclée de barrières métalliques et des planches recouvraient un tiers de sa surface. Laura se demanda comment on avait justifié cet incident, peut-être en incriminant du vandalisme, un défaut de conception, l'impact du gel. Elle pariait que d'ici six mois, un toit ordinaire couvrirait la tripaille, renvoyant cette initiative dévoyée aux oubliettes de l'histoire architecturale. Les carreaux survivants permettaient néanmoins de suivre le ballet des légistes, trois silhouettes en mouvement. La plus sombre et la plus statique appartenait sans nul doute à Ubis, assis derrière son ordinateur vrombissant. À quelques pas, virevoltant autour d'un cadavre, Laura supposait qu'il s'agissait de Paul. En retrait, cheminant de l'évier à sa table de dissection, Louis Eberhart évoluait dans son monde parallèle, tranquille et efficace.
Elle les observa un moment, invisible témoin, presque hypnotisée par cette vision d'un quotidien hors de portée. La mélancolie la frappa, insidieuse. Elle n'avait plus rien à faire ici.
Elle regagna l'allée principale, jeta un regard vers les portes automatiques qu'elle ne franchirait plus.
— Docteur Woodward !
Elle fit volte-face vers la rue, pour découvrir l'inspecteur Jill Haybel, souriante sous son parapluie.
— Il vous va bien, ce manteau, compléta la policière en la glissant d'autorité à l'abri.
Laura ne sut comment réagir. Jill paraissait en pleine forme, de bonne humeur et même... amicale.
— Vous descendez ? Allan sera ravi de vous voir. Il serait bien passé prendre des nouvelles mais les derniers jours ont été un peu chargés, comme vous pouvez l'imaginer. Vous avez l'air d'avoir récupéré, en tout cas ! Les poumons, ça va ?
Les poumons ?
Elle posa une main réflexe sur sa poitrine.
— Ça va, oui. Je crois.
— La fumée, c'est une crasse, mais ça se nettoie.
Une information intéressante : elle était censée avoir été intoxiquée dans l'incendie.
— Bon, je suppose que si ça avait été vraiment grave, vous auriez été à l'hosto plutôt que chez vous, malgré tout le secret qui vous entoure.
— C'est sûr.
Jill fit un petit geste du menton.
— Vous venez ?
Laura secoua la tête.
— Non. Désolée. J'ai un avion à prendre. Je ne peux pas rester.
Jill lui retourna un regard peu convaincu – pourquoi était-elle venue jusque là, alors ? – puis haussa les épaules.
— Passez-lui mon bonjour. Et à Paul.
— Je ferai ça. Ah... Il voulait vous remercier pour Horus.
— Horus ?
— Le chat. De l'avoir nourri, pendant, vous savez... son absence. Je dois avouer que je n'y ai même pas pensé ! Mais bon, j'ai toujours été plutôt chien.
J'avais remarqué, songea Laura, avant de réprimer un frisson.
— C'était naturel, offrit-elle.
— C'était gentil, en tout cas.
Jill pinça les lèvres puis lâcha un petit soupir.
— Je voulais aussi vous présenter mes excuses. Pour vous avoir accusée... vous savez. Tout ça était très déstabilisant et... j'aurais voulu qu'il ose m'expliquer... pour ses ennuis... avec le Dévoreur... mais je comprends. Je vous remercie, aussi, de l'avoir couvert.
Qu'est-ce qu'il lui avait raconté, au juste ?
La version officielle racontait qu'il avait dû être mis au secret le temps de l'arrestation de l'éventreur, mais Laura ignorait qu'on l'avait rendue responsable de sa protection. Rédiger ce rapport allait être extrêmement compliqué.
— C'est mon job.
— Je sais. Vous l'avez bien fait.
L'ironie de cette déclaration manqua la faire éclater de rire.
— Vous êtes sûre que vous ne descendez pas ?
Elle aurait dû, bien sûr. Elle devait parler à Ubis, savoir ce qu'il avait raconté pour expliquer les derniers événements, c'était la chose logique et nécessaire à faire. Mais elle s'en sentait incapable. Et dans son état, vu tout ce qui s'était produit ces derniers jours, ces dernières semaines, elle décida de mettre sa propre survie, sa santé mentale, avant le pragmatisme.
— Sûre. Je dois y aller.
Elle ne voulait plus, jamais, avoir rien à faire avec Allan Ubis, qui qu'il soit, quoi qu'il fasse, pour des siècles et des siècles à venir.
Jill lui tendit la main, Laura la serra, puis elles se séparèrent sous l'averse. La médecin légiste remonta son capuchon, enfonça ses mains dans ses poches et quitta l'esplanade de l'Institut sans se retourner.
Tout en s'éloignant, elle se demanda quand même si le fait d'avoir été épargné par sa Némésis aurait un impact, si l'Égyptien changerait ses perspectives, sa manière de penser, si, peut-être, il redeviendrait un dieu parmi les hommes, plutôt qu'un paria caché.
Abominable perspective, elle ne voulait pas le savoir, pas du tout.
Ils étaient liés. Il s'était déjà trouvé de nouveaux adeptes, sans quoi il aurait dû agoniser en miroir d'elle-même, lorsqu'elle avait été blessée. Mais elle resterait toujours celle qui lui avait permis de survivre. Elle espérait que l'engouement s'éteindrait, qu'elle l'oublierait, le laisserait derrière comme il l'avait laissée. Il avait promis d'être là à son réveil, et il avait menti.
En vérité, elle l'avait sauvé, il l'avait sauvée en retour, ils ne se devaient plus rien.
En atteignant son immeuble, le banc isolé face à l'entrée, Laura songea à Sam, son duffel coat rouge et ses cheveux blonds, la voiture prune, l'aquarium, la mer glacée de Snowvern en novembre, le café bien dosé. Mais c'était compliqué, désagréable, et elle l'enfouit dans un coin de son esprit, à ne jamais exhumer.
Plus tard, l'avion décolla vers Murmay et la promesse d'un retour à la normale. Lloyd dormait, Duncan regardait la seconde saison d'Entomolypse sur son portable, aussi Laura sortit-elle le roman qu'elle avait « emprunté » dans la bibliothèque de son appartement miteux. C'était un polar historique dont elle avait vaguement entendu parler, dans lequel un aliéniste affrontait un psychopathe.
Jonathan était mort et Laura, qui avait vu bien pire qu'un tueur fou, avait survécu.
Voilà pour la justice.
Elle ouvrit le livre, déterminée à lutter contre ces ruminations meurtrières.
Quelqu'un avait glissé un signet entre les pages : une plume magnifique, rouge sombre, blanc et doré.
Laura la toucha du bout des doigts et y vit le signe que rien n'était jamais terminé.
(sauf ce roman, ouf !)
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