7. De grands malades

           La fin de la journée fut consacrée à l'autopsie du corps pourri. Laura décida de faire l'impasse sur le déjeuner pour s'y consacrer l'estomac vide. Paul préféra se sustenter et passa le premier tiers de l'exercice la tête dans la cuvette des toilettes. Peut-être était-ce une forme d'évitement.

Pour la première fois depuis que Laura était arrivée à New Tren, elle collabora directement avec Ubis sur le cadavre. Il se pencha sur leur client avec un flegme à toute épreuve, et la jeune femme en profita pour observer ses méthodes avec la plus grande attention.

Fidèle à sa flatteuse réputation, il se montra précis et efficace, posant des conclusions adéquates à mesure qu'il progressait dans le travail. Elle ne le trouva ni pédant, ni méprisant, juste très bon, comme un professeur dont l'expertise suintait dans chaque mot prononcé. Laura doutait rarement de ses compétences, mais pendant un moment, elle se sentit comme prise en défaut, incapable de suivre la vitesse de son raisonnement, de percevoir comment il pouvait faire des déductions aussi rapides, des liens aussi clairs. Il avait raison, chaque fois, et elle se rasséréna en songeant qu'elle serait parvenue à la même conclusion... avec une heure de délai supplémentaire.

Elle n'en dit rien, bien sûr, conserva son masque tranquille. Il avait bien quinze ou vingt ans de plus qu'elle, elle avait le temps de le rattraper.

Sauf qu'à Murmay, David Moliarey, le patron de la morgue, avait la soixantaine et elle était plus douée que lui, depuis longtemps.

Elle ravala son coup à l'ego, se promit de passer voir le père Benton – Aaron – dans la soirée, puis se repencha sur les lambeaux du cadavre. Avec l'aide de Paul, ils terminèrent leur travail dans un temps record. L'assistant se proposa pour monter les échantillons prélevés dans les services concernés, tandis que les deux médecins terminaient de ranger et nettoyer le théâtre de leurs basses oeuvres.

Lors d'un voyage vers le grand évier, toute à ses ruminations, Laura glissa sur une flaque suspecte et perdit l'équilibre. Elle tomba assise dans un magma de substances douteuses dans un cri scandalisé. Sans se presser, Ubis vint se camper en face d'elle, la gratifiant d'une moue étrange, qui trahissait des efforts pour contenir son hilarité.

— Bien installée ? demanda-t-il finalement.

— Un bain de siège de tripailles, mon favori... Il parait que c'est bon pour la cellulite.

— Il faut savoir choisir ses chaussures quand on travaille dans nos conditions, répondit-il, d'un ton très docte.

— Elles sont très bien, mes chaussures.

L'expression du résident se modifia pour refléter un certain souci.

— Blague à part, j'espère que vous ne vous êtes pas fait mal.

— Mon coccyx a l'air entier.

Il l'aida à se relever d'une main ferme puis proposa d'aller lui chercher quelque chose à la lingerie. Laura se débarrassa de son tablier ruiné, puis l'attendit, immobile, peu désireuse d'empirer la situation. À son retour, elle s'esquiva vers la douche avec un merci, et elle entreprit de se changer dans l'étroite cabine. Elle en était à reboutonner son pantalon lorsque la porte des sanitaires s'ouvrit avec fracas et le bruit abominable d'une toux grasse retentit, juste de l'autre côté de la paroi en contreplaqué. Laura demeura figée tandis qu'elle se représentait Ubis crachant ses poumons dans la cuvette. Quelque chose y tombait, visqueux, lourd, elle ne voulait même pas se le représenter.

Les quintes se calmèrent et le légiste reprit son souffle dans une inspiration rauque. Laura ne connaissait pas grand-chose aux vivants, mais sa tante avait été une grosse fumeuse, et jamais elle ne l'avait entendue produire de tels sons. Elle réalisa qu'elle avait retenu sa propre respiration et la relâcha. Le silence s'éternisa. Il savait fatalement qu'elle avait assisté au carnage. Elle musela tout commentaire. Il poussa un profond soupir puis sortit, laissant l'épisode suspendu entre eux. Quand elle émergea de sa cachette, Paul était de retour, et le sujet ne fut pas abordé.

***

Plus tard, Laura s'effondra sur un siège de messe à l'assise éventrée. Elle devinait du mouvement du côté de l'empilement de statues, dans le transept gauche, mais ne chercha pas à attirer l'attention de son hôte. Lorsqu'Aaron reparut dans la nef, il poussa un cri de stupeur et bondit en arrière, manquant trébucher sur une marche du choeur.

— Désolée.

— Je vais te donner mon numéro de portable, histoire de m'éviter l'infarctus.

— J'aimerais ça.

Remis de ses émotions, il se laissa tomber à côté d'elle. Le pied de la chaise lâcha aussitôt, l'obligeant à se raccrocher à l'épaule de la jeune femme. Il se redressa en grommelant, attrapa le dossier du meuble traître et le balança vers l'autel dans un geste rageur. Laura croisa son regard et il rougit aussitôt.

— Pardon. Un peu de frustration à relâcher.

Il testa le siège suivant avant de s'y asseoir avec prudence. Contrairement aux deux premières fois, il ne portait pas sa soutane, mais un pantalon et un pull ajustés, noir de jais. Laura admira sa maîtrise de la lessive sombre, car leur couleur aspirait la lumière. Elle se demanda pourquoi il s'attifait de cette manière, col romain y compris, alors que l'église était fermée et les fidèles inexistants. Elle se promit de ne jamais poser la question.

— Dure journée ? demanda-t-elle plutôt.

— Des broutilles. Le curé de la paroisse de l'université prend sa pension et le poste m'est proposé. Ma mère me demande de songer à rentrer à Dunnes. Ce genre de choses.

— Tu es de Dunnes, alors ?

— Nous sommes venus vivre à New Tren quand j'avais quatorze ans. Ma mère a tenu six ans avant de repartir dans sa ville natale. Je suis resté.

Il haussa les épaules.

— Rien de grave. Elle me harcèle trois fois par semaine depuis... l'incident. Avant c'était une seule fois.

Un sourire revint sur ses traits fatigués.

— Une tasse de thé ?

— J'étais venue te donner un coup de main...

— Honnêtement, j'en ai ma dose.

— Tasse de thé, alors.

Il la précéda jusqu'au presbytère. Elle retrouva sa chaise – solide, celle-là – tandis qu'il mettait l'eau à chauffer. Le silence n'avait rien de désagréable, mais Laura se doutait que le prêtre n'aurait guère envie d'entendre parler d'autopsies. Elle avait plusieurs fois songé à interroger Ubis sur ce qui s'était produit dans l'église, mais il aurait posé des questions, et elle n'avait pas envie de lui dévoiler ce petit coin de tranquillité. D'autant que si elle finissait par en dire trop à Aaron, elle ne voulait pas qu'il se trouve mêlé aux répercussions désagréables qui ne manqueraient pas de survenir.

— J'ai croisé ton journaliste, dit-elle alors.

— Mon journaliste ?

Il revint vers la table et déposa deux sachets de papier devant elle. « Souffle du Dragon » annonçait le premier, « Infusion du Berger » titrait le second. Elle opta pour la bergamote et le citron du lézard fantastique : il n'était que dix-huit heures.

— Celui de l'émission sur les métiers étranges. J'étais effectivement dans sa liste.

Le jeune prêtre posa la théière entre eux puis le menton sur ses paumes ouvertes.

— Et alors ? Tu as succombé à son charme ?

Elle leva les yeux au ciel.

— Jamais de la vie.

— Le pauvre. Je me demande s'il trouve le moindre candidat.

— Il t'a contacté ?

— Non. J'ai reçu un email sur ma boîte officielle... suivi d'un second de l'évêque pour interdire à quiconque d'y donner suite. Je suppose que la production l'a envoyé à toutes les adresses du site du diocèse. Mais Samuel Heath a une certaine réputation, c'est une tête connue des médias locaux.

— Genre scandales et potins ?

— Pas du tout. Il est considéré comme un des derniers journalistes à travailler avec sérieux. Diagramme, sa chaîne, est plutôt axée documentaires et analyses, sciences et arts. Pas vraiment populaire, mais ils ont un public fidèle, qui ne jure que par eux. Je pense que ce sont plus ou moins les seuls qui ne m'ont pas harcelé après l'incident.

Une ombre passa devant son regard.

— Je n'ai dû mon salut qu'à un scandale sexuel impliquant un politicien et la découverte d'un troisième corps dans le Tren. Dans cette ville, les drames se succèdent suffisamment vite pour qu'on ne reste pas trop longtemps sous les projecteurs.

Laura lui adressa un léger sourire, mais elle sentait qu'il allait falloir percer cet abcès tôt ou tard. Elle se demanda s'il avait jamais eu l'opportunité de raconter ce qui s'était passé à quelqu'un. Bien qu'elle ne soit pas personnellement portée sur le partage des horreurs, Laura savait que certaines personnes en avaient besoin, impérativement, pour soulager leur âme et pouvoir avancer.

Les premières fois qu'elle en avait été l'auditrice, avec des collègues de la Société, elle avait craint que son manque d'empathie ne lui joue des tours, mais en réalité, elle avait compris que ce qui comptait, c'était de laisser l'autre se déverser, sans chercher à guérir ou offrir de solution.

Avec certains, un peu de réconfort physique s'avérait utile (si affinités). Avec d'autres, le simple fait de rester silencieux faisait l'affaire. Bien sûr, la Société disposait de psychologues spécialisés dans le traumatisme, qui pouvaient traiter avec les cas les plus compliqués, mais souvent, le simple fait de s'épancher suffisait à refermer les blessures.

Là, comme ça, après une journée assez chargée, elle n'avait pas foncièrement envie de faire une ouverture au prêtre, cependant. Pourtant il l'aurait fallu.

Prends sur toi, songea-t-elle.

L'odeur de la bergamote embaumait l'atmosphère, délicate et délicieuse.

— Est-ce que tu veux...

Sa phrase fut interrompue par le tintement distant d'une cloche. Un sourire contrit bourgeonna sur le visage de son interlocuteur.

— Je crains d'avoir un client, fit-il en repoussant sa chaise. Si je ne reviens pas, termine ton thé à ton aise, surtout ! Je serai sur le parvis.

Effectivement, Aaron ne revint pas mais Laura se plia à son injonction et profita sans arrière pensée de la tranquillité des lieux, cette petite pièce austère et chaleureuse, l'antre d'un célibataire éternel à la théière colorée. Son esprit dériva jusqu'au médecin légiste dont elle prenait peu à peu la mesure, qu'elle trouvait sympathique, qui paraissait gravement malade. Elle sortit son portable pour envoyer un SMS au superviseur de l'agence locale de la Société. Ils avaient opté pour retarder la mise sous surveillance, mais fouiner dans les dossiers médicaux ne demanderait sans doute que quelques clics bien placés. Ubis avait l'air de souffrir des poumons, cependant, pas du foie.

L'idée ridicule qu'il puisse massacrer des inconnus pour se trouver un organe la fit sourire. Elle était impatiente de passer à la vitesse supérieure, mais prendre une petite semaine pour s'installer n'était pas du luxe : une fois bien intégrée, elle aurait les coudées franches. Elle savait qu'Ubis trouvait étrange qu'elle n'ait pas encore attaqué le rangement et le nettoyage de son « futur » bureau, par exemple, et il faudrait bien qu'elle feigne s'y intéresser, même si elle n'avait pas l'intention de l'utiliser plus d'un mois.

Son thé terminé, elle se releva pour rincer sa tasse à l'évier. La curiosité lui soufflait de profiter de l'absence d'Aaron pour aller visiter le reste des lieux, mais c'était ridicule et indiscret, aussi retourna-t-elle vers l'église. Comme prévu, le prêtre était assis sur le parvis, en grande conversation avec un homme hirsute engoncé dans un énorme manteau rose qui avait vu de meilleurs jours. Son caddie encombré de sacs attendait sagement au bas des marches, protégé par une bâche en plastique. Il ne pleuvait pas mais le ciel de New Tren pesait sur le clocher.

Laura fit mine de s'esquiver dans un murmure de salut, mais Aaron l'invita à les rejoindre. Elle hésita puis se retrouva piégée. Le visiteur, un dénommé Boris, était ravi d'agrandir son auditoire. Il prétendait avoir été marin au long cours, gouverneur d'une colonie oubliée et dompteur dans un cirque. Enivré et bavard, il se fit un plaisir de leur conter ses aventures. Laura décrocha rapidement mais elle fut impressionnée par la capacité d'attention du prêtre, qui resta les yeux brillants, souriant et réactif tout au long du récit. Il était près de vingt-et-une heures lorsque Boris repartit dans l'ombre, le pas traînant mais la mine satisfaite.

— Est-ce que c'est vraiment bon de boire du café si tard le soir ? demanda-t-elle lorsque le promeneur eut disparu au coin de la rue.

— C'est du décaféiné, répondit Aaron en l'aidant à se lever.

Il s'étira sous la voûte du porche avant d'être interrompu par le gargouillement sonore de son estomac.

— Je t'offre quelque chose à manger ? Je crois qu'il me reste des nouilles instantanées.

— Je vais rentrer, tu es gentil.

Ils s'autorisèrent une brève étreinte sous la bruine qui s'était invitée, puis Laura le gratifia d'un signe et remit le cap sur son immeuble sinistré, le coeur un moment délivré des cadavres. Malgré son étrangeté, Aaron s'avérait le compagnon d'évasion idéal pour occuper ses longues soirées.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top