68. Ultime repli


Laura força Aaron à se lever en glissant l'épaule sous la sienne. Il pesait son poids mais il finit par se mobiliser, et une fois debout, elle constata avec soulagement qu'il tenait sur ses jambes. Elle lui adressa un sourire encourageant puis hésita.

Sa première impulsion avait été de se retrancher dans une pièce au hasard, plus loin dans le couloir, de s'y barricader et d'attendre, peut-être en tentant de retrouver Michael quelque part dans les limbes. Mais le silence de la cage d'escaliers l'attirait comme un aimant, la promesse d'une porte de sortie beaucoup plus directe, vers le jardin et la rue, un espace de fuite, mille cachettes. Les appels du gardien d'Aaron auraient dû ameuter quelqu'un, or personne ne semblait y répondre. Peut-être parce que la maison était déserte. Peut-être parce que c'était un piège.

Elle ne pouvait pas se permettre de tergiverser.

Elle s'accroupit pour récupérer le révolver entre les doigts du mort. Son efficacité serait vraisemblablement limitée face au démon, mais ses deux derniers hommes de main étaient tombés à l'humaine, c'était toujours mieux que rien. Elle attrapa ensuite la main d'Aaron et l'entraîna vers le rez de chaussée. Il suivit sans rien dire mais sa poigne était un peu trop forte, comme s'il avait besoin de quelque chose à quoi se raccrocher. Laura espéra qu'il lâcherait si elle avait besoin de viser.

En bordure du balcon, elle lui fit signe de faire silence – une précaution inutile, il n'avait pas ouvert la bouche depuis qu'il avait prononcé son nom – puis avança vers la rambarde pour jeter un oeil en contrebas. Les spots étaient éteints mais une lumière grise se glissait par quelques interstices, entre les rideaux, sous la porte. Laura se demanda si, comme les vampires, Sam et ses sbires devaient se réfugier quelque part dans l'obscurité quand le soleil brillait.

Ridicule. Elle l'avait vu en plein jour, plus d'une fois, et pendant une seconde, elle fut happée par des souvenirs malvenus, de sourires, d'étreintes, d'un souci qu'elle avait cru sincère au lendemain de son agression. Elle s'en extirpa dans un frisson. Ce n'était pas le moment de se découvrir une fibre sentimentale.

Ils s'engagèrent dans les escaliers, Laura remorquant Aaron dont la fébrilité augmentait de seconde en seconde. Cette nervosité débordante constituait un risque, elle le savait, d'une prise d'initiative inconsidérée au plus mauvais moment, mais elle n'avait pas le temps de s'arrêter pour tenter de le calmer. Ils atteignirent le rez de chaussée.

La poignée de la porte d'entrée refusa de tourner et quand Laura écarta les tentures qui voilaient les fenêtres, elle découvrit que celles-ci étaient barrées de croisillons de fer. Ajout récent ou délire sécuritaire ancien, peu importait : ce ne serait pas par là qu'ils s'enfuiraient. Jill-la-possédée s'était éclipsée par le couloir de gauche, un murmure distant – comme le son étouffé d'une télévision – provenait de la droite, Laura entraîna donc Aaron vers le fond du bâtiment. Vu la taille des lieux, il devait y avoir d'autres issues ou, au pire, de meilleures cachettes.

Même si la villa silencieuse dégageait mille odeurs désagréables, aucune n'avait le poids des relents fétides que dégageait Sam et Laura se fiait à cette sensation pour garder son calme. Elle n'avait cependant pas oublié le parfait silence des zombies qui l'avaient attaquée dans l'église et craignait de pousser une porte pour en trouver dix embusqués. Peut-être demeureraient-ils inertes en l'absence d'ordres directs, mais les deux qu'elle avait croisés lors de sa première tentative d'évasion avaient eu des intentions très désagréables. Sam les avait peut-être reprogrammés depuis, pour éviter les débordements. Aucune garantie.

Elle dépassa une première porte, se figea avant d'atteindre la deuxième, brusquement frappée par des effluves de pourriture presque suffocants. Derrière elle, Aaron étouffa un hoquet. Elle lui lâcha la main et avança d'un pas pour s'offrir un angle de vue vers l'intérieur. L'embrasure béait sur une pièce plongée dans la grisaille du jour naissant. Au sol, une douzaine de personnes gisaient dans un entrelacs de corps. Malgré la puanteur et leur immobilité, Laura n'était pas certaine qu'il s'agissait de cadavres. Elle se demanda subitement ce qu'Aaron avait pu voir, durant sa captivité. Avait-il été confronté à des événements surnaturels, lui aussi ?

Elle se retourna pour lui faire face. Dans la pénombre du couloir, elle discernait à peine ses traits, la cicatrice de son agression, le chaume qui hérissait ses joues, le pellicule humide qui lui couvrait la cornée. Une autre inquiétude vint remplacer la première. Se pouvait-il qu'il soit en réalité possédé, que ce sauvetage inespéré ne soit qu'une mise en scène, un jeu pervers du démon ?

La possibilité qu'il puisse subitement se retourner contre elle lui donna le tournis.

Elle aurait voulu lui poser une question, une seule, qui aurait prouvé qu'il était lui-même, comme dans un conte, où la bonne réponse lève l'illusion. Il lui manquait le mode d'emploi de la possession. À la place, elle s'approcha de lui et le prit dans ses bras. D'abord tendu, il répondit finalement à son étreinte et noya son visage dans le creux de son épaule. Laura ne se laissa pas distraire : une fois bien calée contre lui, elle récita la ritournelle dans le creux de son oreille, à l'affut du moindre mouvement.

— Qu'est-ce que... murmura-t-il, incrédule, mais sans crispation.

Elle le repoussa doucement et posa un doigt sur ses lèvres.

— Une vérification.

Il fallait que ce soit suffisant.

Elle lui reprit la main, lui désigna la pièce ouverte, et ils se faufilèrent contre le mur opposé, à pas de loup sur le parquet crasseux. Personne ne broncha à leur passage, ils dépassèrent ce qui pouvait autant être une morgue qu'un dortoir, et ne s'arrêtèrent qu'une bonne dizaine de mètres plus loin.

— Laura, qui sont ces gens ? demanda alors Aaron à mi-voix.

Que répondre à cette question ?

— Je n'en suis pas complètement sûre.

Ce qui n'était pas tout à fait faux.

Avant qu'elle n'ait pu ajouter quoi que ce soit, comme une onde subite, la corruption rampa soudain autour d'eux. Aaron frissonna, Laura réprima un haut-le-coeur. Elle chercha quelque chose du regard, une issue, un endroit sûr, tandis que son coeur rythmait déjà l'ampleur de sa panique. Incapable de déterminer la direction d'où venait la menace, elle poussa la dernière porte du couloir et déboucha dans une cuisine encore partiellement équipée. Une grande fenêtre surplombait le plan de travail et les deux éviers, révélant un jardin plongé dans la grisaille, battu par la pluie éternelle de ces dernières semaines. Des marques indiquaient l'endroit où s'était trouvée la cuisinière et, incongru, un frigo allumé vrombissait dans son coin.

Laura fit face au prêtre, mains sur ses épaules, sur l'étoffe maculée des vêtements dans lesquels il macérait depuis trois jours.

— Aaron, tu... nous devons nous cacher jusqu'à l'arrivée des secours.

Il fronça les sourcils et s'écarta d'un pas, échappant à son emprise.

— Quoi ? Pourquoi ne pas sortir ?

Il se dirigea d'un pas incertain vers la porte qui donnait sur le jardin. Laura se demanda si on l'avait nourri, s'il avait réussi à dormir : il se déplaçait comme un cerf aux abois, sa terreur affleurait, à deux doigts de l'engloutir.

Bien sûr, la poignée refusa de tourner, quoi qu'il fasse du verrou, de la clé, et ses mouvements gagnèrent en fébrilité rageuse.

— Cette maison est protégée contre l'intrusion, murmura Laura. Nous ne pourrons pas nous en échapper sans aide.

Paroles paradoxales car ils étaient à l'intérieur, mais elle espérait qu'il ne s'en rendrait pas compte. Il s'immobilisa devant la fenêtre, une seconde, puis se retourna pour balayer la pièce du regard, à la recherche, Laura le comprit, d'un projectile qui pourrait la briser. Mais il n'y avait rien d'utile, ni chaise, ni grille-pain oublié, et de toute façon, quoi qu'il ait pu trouver, Laura savait ce qui se produirait : rien. Les yeux brûlants du jeune curé revinrent sur elle.

— Si tu tires dans la vitre...

— Elles sont blindées. Cela ne servirait à rien, à part à nous faire repérer. Nous devons juste gagner du temps.

Un long frisson l'anima de la nuque aux chevilles. Chaque ligne de tension dans son visage hurlait sa souffrance des derniers jours, quoi qu'il se soit produit. Laura voulait croire que l'état acceptable de sa mise était un reflet de son intégrité.

Un nouveau relent vicié déferla autour d'eux. Aaron jeta un regard inquiet derrière son épaule et Laura ravala ce qui lui grimpait dans la gorge. Elle se demanda ce que le prêtre percevait, au juste. Un courant d'air ? Davantage ? Elle n'osait pas lui poser la question. Ce serait peut-être pour plus tard, quand ils seraient délivrés de ce cauchemar.

— Tu es sûre que quelqu'un va venir ? murmura Aaron à mi-voix, verbalisant ce qui rongeait la jeune femme.

— Oui. L'inspecteur Celarghan. Tu l'as rencontré. Il est en route.

Michael l'avait déjà sauvé de ses agresseurs, quelques jours plus tôt, et son nom sembla faire effet. Contrairement à elle, Aaron avait dû constituer un parfait réceptacle pour son influence. Il acquiesça avec un semblant de sourire et Laura tenta de lui rendre sa marque d'optimisme, bien qu'elle n'en ressente rien. L'archange allait arriver trop tard, Sam se rapprochait, elle le devinait tout autour d'eux, et cette fois, sa fureur les annihilerait.

— Qu'est-ce qu'il y a là-derrière ? demanda-t-elle en désignant une porte blanche qui disparaissait presque dans le mur.

Aaron en tourna la poignée pour révéler ce qui ressemblait à un petit garde-manger aux étagères vides, coiffé de toiles d'araignée. Le parfum de renfermé qui y régnait paraissait presque délicat en comparaison de ce qui imprégnait le reste de la villa.

— Parfait, murmura-t-elle.

Son compagnon fronça les sourcils.

— Est-ce qu'on ne ferait pas mieux de rester en mouvement ? Si on se cache ici dedans, qu'ils nous débusquent... On sera fait comme des rats.

Dans d'autres circonstances, il aurait eu raison, mais il ne mesurait manifestement pas à quoi ils se heurtaient. Laura plongea la main dans sa poche et en ressortit la boulette de plumes d'archange. Elle sépara précautionneusement les trois vestiges duveteux avant de reporter son attention sur Aaron, qui le dévisageait, incertain.

Elle franchit les quelques mètres qui les séparaient.

— Rester immobiles et silencieux est notre meilleure chance. Cette baraque est pleine de... personnes infréquentables. Si nous bougeons, ils nous entendront et ils finiront par nous coincer.

— Ils nous chercheront dès qu'ils verront les... corps en haut, protesta-t-il.

— Aaron. Fais-moi confiance. C'est mon métier. Je sais ce que je fais.

La honte de lui mentir de la sorte l'envahit, lui échauffant les joues, et elle espéra que la pénombre masquerait son trouble. Il ne méritait rien de tout ça. Il secoua la tête, mains sur les hanches, puis jeta un coup d'oeil derrière son épaule, vers le cagibi où elle entendait les enfermer. Elle comprenait qu'après plusieurs jours de captivité et d'angoisse, la perspective d'une nouvelle séquestration, même volontaire, ne l'emballait pas, mais ils n'avaient plus ni le temps, ni le choix, d'une autre stratégie.

Elle sortit sa carte de la Société de sa poche, entrouvrit le rabat en plastique et y glissa ce qui restait d'une des trois plumes, ensuite elle la lui tendit. Sans comprendre, il la prit et la fit tourner entre ses doigts.

— Qu'est-ce que je dois faire avec ce truc...

D'une poussée brutale dans le plexus, elle le fit franchir le seuil du garde-manger, referma la porte derrière lui et en tira le loquet, avant de tourner la clé qu'on avait laissée sur la serrure.

— LAURA !

— Je suis désolée, vraiment désolée.

Il tambourina sur la porte, en inclina la poignée sans parvenir à la faire bouger.

— Laisse-moi sortir !

— Non. Reste silencieux, attends. Michael va arriver. Tu vas t'en sortir.

— Laura, je t'interdis–

— Je suis désolée. Tu n'aurais jamais dû te retrouver mêlé à tout ça.

— Qu'est-ce que tu vas... ne fais pas l'imbécile... Laura ! Ouvre-moi !

Elle secoua la tête, regagna le couloir et referma la porte sur sa fureur. On entendait à peine ses vociférations de l'extérieur et elle espérait qu'il se calmerait quand il réaliserait qu'elle était partie. D'une main vive, elle effaça l'eau qui lui embuait la vue. À présent, elle devait lui gagner du temps, à tout prix, et cela signifiait aller au devant du pire.

Il lui restait deux plumes. Elle avala la première comme un cachet d'aspirine, à sec, un chatouillis désagréable dans la gorge puis plus rien, aucune sensation de délivrance ou de bouclier magique, juste une disparition. Peut-être était-ce sacrilège, en réalité, mais c'était trop tard.

Elle ouvrit ensuite le chargeur du révolver et en sortit une balle, qu'elle enrubanna des derniers lambeaux de duvet. Les risques étaient grands que la plume se désagrège au moment où partirait le coup, si le projectile quittait seulement le canon, mais au point où elle en était, tout était à tenter.

Elle rangea l'arme dans la ceinture de son pantalon déchiré puis prit une profonde inspiration et repartit vers le hall, à l'affut du moindre mouvement. Vu la force de la souillure qui saturait désormais les lieux, le démon ne pouvait plus être loin. Laura n'avait pas l'intention de le chercher, juste de l'entraîner le plus loin possible de la cuisine, et de l'y garder longtemps.

Les créatures du charnier n'avaient pas bougé, Laura les dépassa sans ralentir et déboucha dans le hall toujours désert. La pestilence la prit à la gorge et ses yeux larmoyèrent pour s'en protéger. À nouveau, ses entrailles se tordirent et elle se plia en deux.

Peut-être est-ce moi qui suis possédée, et je ne m'en rends même pas compte.

Devait-elle attendre dans le hall ou emprunter un nouveau couloir ? Sam ne risquait-il pas de débusquer Aaron avant elle si elle ne s'assurait pas de l'avoir ferré ?

— Attrapez-la.

La voix dépourvue d'émotion provenait du balcon et Laura vit les deux hommes qu'elle avait tués plus tôt, ranimés pour l'occasion, descendre les escaliers en trébuchant. Elle détala dans le couloir de gauche, au hasard, avant d'avoir croisé le regard du monstre.

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